Madame Bovary/Notes/Opinion de la presse sur Madame Bovary
OPINION DE LA PRESSE
SUR
MADAME BOVARY.
À titre de curiosité, nous donnons quelques extraits des principaux articles consacrés à Madame Bovary, lors de sa publication.
Le Moniteur universel (M. Sainte-Beuve).
Voir cet article dans les Causeries du Lundi, t. XIII.
Nous en citons cette phrase : « Madame Bovary est un livre avant tout, un livre composé, médité, où tout se tient, où rien n’est laissé au hasard de la plume et dans lequel l’auteur, ou mieux l’artiste, a fait d’un bout à l’autre ce qu’il a voulu. »
Journal des Débats, 26 mai 1857 (M. Cuvillier-Fleury).
Il est difficile de savoir où va le roman français par le temps qui court. Ce qui est certain, c’est qu’il ne va guère. On écrit beaucoup, et il n’est guère de journal ou de recueil périodique qui ne donne son roman au public ; le public lit tous les romans qu’on lui donne. Quelqu’un me disait un jour, voulant caractériser ce genre de progrès qui est particulier à notre époque : « La pyramide s’abaisse, mais elle s’élargit par la base. » Cela est vrai : elle s’élargit tellement que tout y rentre. Tout le monde écrit et sait écrire.
… Les romanciers qui ont fait tant parler d’eux en France, sous le gouvernement de Juillet, n’étaient pas tous des écrivains supérieurs. Il fallait pourvoir à une immense consommation et satisfaire un appétit de lecture insatiable. On allait au plus pressé. Presque tous pourtant avaient leur cachet… Ils se ressemblaient par la facilité, non par la monotonie. Ils avaient des procédés analogues et des talents divers. Le roman régnait alors. Il parlait en maître. Il traitait avec la société de puissance à puissance, lui infligeait son blâme, la menaçait de ses théories, ne se refusait pas même la perspective d’une révolution… Il a fait beaucoup de mal ; il participait pourtant à cette vitalité des époques libres où le mal lui-même est sans cesse corrigé par la discussion et trouve son remède dans le salutaire mouvement donné aux esprits. L’apathie des intelligences est le plus grand auxiliaire de la corruption des âmes. Après tout il est absurde de croire qu’une société puissante ait péri pour s’être oubliée avec Lélia ou s’être trop intéressée au Chourineur. Quel qu’ait été le succès des romanciers qui ont amusé ou scandalisé le dernier règne, leur puissance était inférieure à leur talent. Ce qu’il en reste, c’est un souvenir. On ne les relira guère ; mais ils auront vécu. Les historiens de notre littérature contemporaine seront obligés d’en tenir un sérieux compte. On a peut-être trop parlé des romans d’autrefois. Deux ou trois noms exceptés, parlera-t-on de ceux d’aujourd’hui ?
… Voici pourtant un roman, né d’hier, qu’il n’est pas permis de passer sous silence — d’abord parce qu’un des maîtres de la critique[1] en a parlé avec éloge — ensuite parce que l’héroïne du livre, Mme Bovary, a eu, comme on le sait, des démêlés avec la justice. Elle en est sortie à son honneur. Pourtant cette aventure de police correctionnelle lui donne un air de fruit défendu qui ne nuit pas à un livre, bon ou mauvais. Je suis sûr que Madame Bovary, qu’on se dispute dans les cabinets de lecture, est aujourd’hui le livre préféré de tous les boudoirs et qu’il n’est pas une de nos élégantes, partant pour sa terre, qui ne l’ait dans son bagage de campagne. Curieuse question, disions-nous un jour, celle de savoir ce qu’il entre d’honnêtes suffrages dans le succès d’un mauvais livre, et de femmes distinguées, jeunes, belles, vertueuses et honorées dans le cortège (littéraire bien entendu) d’une « fille de marbre » quelconque. J’en dirai autant du livre de M. Gustave Flaubert, sans contester à ses intentions et à son talent le bénéfice de la chose jugée.
… Mme Bovary est un esprit déréglé et un cœur sec. Elle n’a que de l’imagination et des sens, des besoins de luxe et des appétits de plaisir. Elle aime, non ce qui est beau, mais ce qui brille. Elle a horreur du médiocre dans la vie matérielle, n’ayant elle-même d’autre distinction que sa beauté. À tous ces traits, vous reconnaissez la « fille de marbre ». Mme Bovary est une courtisane à l’état de bourgeoise, une « dame aux camélias » sombrée dans un petit chef-lieu de canton, une Danaé de province étouffant dans un village. Tout le roman est là ; et si ce roman a une morale, quoiqu’il n’en affecte d’aucune sorte, c’est que d’une courtisane, ou née pour l’être, on ne saurait tirer ni une épouse, ni une mère, fût-ce même une de ces mères à longue échéance qui attendent un quart de siècle, comme la Fiammina, pour aimer leurs enfants.
… Nous reviendrons sur ce style si étrangement mêlé de vulgarité et de prétention, où « l’âme » fait une si singulière alliance avec la pommade, ou le « réalisme », visant à la simplicité, tombe dans la manière. Pour le moment, nous cherchons à nous représenter au vrai Mme Bovary. Prise à son point, dans sa floraison pour ainsi dire, Mme Bovary est bien la courtisane que nous connaissons, mais croisée de petite bourgeoise, couvrant sous l’ombre du toit conjugal tous les instincts et tous les vices des situations exceptionnelles, et faisant éclater à chaque instant le cadre étroit où sa destinée l’enferme ; — sans cœur, malgré ses frissons, battant son enfant en sevrage, dure à son honnête mari, idolâtre d’elle-même, passant des journées à se verser des flacons d’eau de Cologne sur les bras et à se nettoyer les ongles avec des citrons, aimant les belles étoiles, les meubles somptueux, les recherches dispendieuses en tout genre ; traitant l’argent, si rare qu’il soit à la maison, non en ménagère, mais en bourreau, et ne reculant, pour en avoir, devant aucune extrémité.
… Mœurs de province ! nous dit M. Flaubert. Mme Bovary, pour peu qu’on l’y pousse, va droit au vol et à l’assassinat. Elle finit par le suicide. Elle ne vaut pourtant ni plus ni moins que toutes les femmes de même sorte qu’il est de mode de mettre aujourd’hui sur la scène, à grand renfort de public. C’est la même femme que nous avons vue vingt fois. Un publiciste célèbre disait en 1830 qu’il avait fait pendant quinze ans le même article. On pourrait dire plus justement que le roman et la comédie nous donnent depuis dix ans la même femme. Emma Bovary, c’est la Marguerite de la Dame aux Camélias, la duchesse de la Dame aux Perles, la Suzanne du Demi-Monde, toutes les héroïnes des drames de M. Dumas fils sous un nom nouveau. Il ne manqua à Emma Bovary que d’avoir connu Paris. Les héroïnes du drame parisien sont seulement plus franches qu’elle. Elles vivent de leur dégradation. Emma en meurt, mais sans contrition et sans repentir.
Toute cette histoire est-elle vrai ? Pourquoi pas ? Mme Bovary n’est pas plus invraisemblable que la baronne d’Auge, M. Dumas prend sur le vif des mauvaises mœurs les portraits qu’il fait pour le public. Pourquoi M. Flaubert n’aurait-il pas mis autant de vérité dans une histoire écrite sur place, suivant toute apparence, les originaux sous les yeux, et sans autre peine que de les copier ? M. Flaubert a braqué son daguerréotype sur un village de Normandie, et le trop fidèle instrument qui a rendu un certain nombre de ressemblances, portraits, paysages et petits tableaux en grisaille d’une vérité incontestable, de cette vérité terne et blafarde qui semble supprimer, dans les copies du monde physique, la lumière même qui les a produites.
… Quoi qu’il en soit, M. Flaubert est un peintre exact, il rend d’un trait précis et rigoureux des objets qu’il rencontre. Sous cet instrument de précision qu’il manie d’un doigt si exercé, le monde matériel se reproduit comme il est, ni plus ni moins, mais sans poésie et sans idéal. La ressemblance vous crève les yeux ; elle ne vise pas au cœur.
J’en dirai autant de ses personnages. Ce sont des mannequins ressemblants. Le pharmacien philosophe, M. Homais, qui voudrait « qu’on saignât les prêtres une fois par mois dans l’intérêt des mœurs » ; le bon Charles Bovary, « aux expansions si régulières, » qui n’embrasse sa femme qu’à de certaines heures, comme le méthodique père de Tristram Shandy, et qui, à table, nous dit l’auteur, « coupait au dessert le bouchon des bouteilles vides, se passait après manger la langue sur les dents, et faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgées » ; — et tant d’autres originaux non moins fidèlement reproduits par l’impitoyable observation de M. Flaubert, Lheureux, l’usurier brocanteur, le maire Tuvache, l’abbé Bournisien, curé de l’endroit, qui se mouche « en mettant un angle de son mouchoir d’indienne entre ses dents » ; M. Binet, percepteur par état et tourneur par goût (gilet de drap noir, col de crin, pantalon gris, et en toute saison des bottes bien cirées « qui avaient deux renflements parallèles à cause de la saillie de ses orteils ») ; — puis les amoureux, notre ami Léon d’abord, le clerc de notaire, qui dit à Mme Bovary, après une longue absence : « Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’ai cru vous reconnaître au coin des rues… », puis M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, un country gentleman du voisinage, grand gaillard « de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, et qui la première fois qu’il rencontre Mme Bovary :
« Oh ! je l’aurai, s’écria-t-il en écrasant d’un coup de bâton » (voir p. 182).
Tel est le procédé de l’auteur. Il y met du sien le moins qu’il peut, ni imagination, ni émotion, ni morale. Pas une réflexion, nul commentaire ; une suprême indifférence entre le vice et la vertu. Ses héros sont ce qu’ils sont. C’est à prendre ou à laisser. Cela s’appelle une œuvre impersonnelle ; et cet excellent juge qui a le premier donné l’éveil à la critique sérieuse sur Madame Bovary dit que c’est là « une grande preuve de force ». Je crois que c’est le contraire. La force n’est pas ce qui vient de la machine ou du procédé. J’aime que l’âme de l’auteur se reflète dans son œuvre, que le peintre se réfléchisse dans sa peinture. C’est ce reflet qui est la vie, et ce qu’on appelle « l’art » n’est pas autre chose. C’est par là que Téniers, Van Ostade, Callot lui-même sont admirables. Il n’est pas nécessaire d’avoir peint la Descente de Croix ou la Transfiguration pour être un grand artiste ; une scène de cabaret y suffit, mais à une condition, c’est que l’œuvre ne sera pas la copie servile et plate, mais l’imitation ingénieuse et savante du modèle qu’on se propose.
… Ainsi, cette vérité même toute matérielle, à laquelle prétend surtout l’école de M. Flaubert, elle manque son but en le dépassant. Elle disparaît dans son excès même. La vérité morale, où est-elle ? Je sais que vous faites un roman et non un sermon ; que vous vous piquez de montrer au vrai la vie humaine, sans vous soucier des conséquences ; que là où vous la voyez grimaçant, vous mettez la grimace, et qu’il ne vous plaît pas de la peindre en beau pour l’édification des duchesses. Soit ! montrez le laid, mais à la manière des grands artistes et des écrivains habiles, sans secrète complaisance, sans exclusion systématique, et en mêlant au mal cette juste mesure de bien qui en est, par la volonté de Dieu, le contre-poids ou la revanche. Faites, toute proportion gardée, comme Lesage, comme Fielding, comme l’abbé Prévost, comme Molière lui-même qui a si bien dit :
Je veux que l’on soit homme et qu’en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre.
Dans le roman tel qu’on l’écrit aujourd’hui, avec les procédés de la reproduction photographique, l’homme disparaît dans le peintre : il ne reste qu’une plaque d’acier.
La plupart des romanciers du jour participent plus ou moins à ces défauts de l’école réaliste. Presque tous ils se ressemblent par la négligence du style auquel ils croient suppléer par une fatigante exagération d’exactitude dans la peinture du monde réel.
Mais M. Gustave Flaubert « a le style », nous dit-on. Si l’auteur de Madame Bovary a le style, nous sommes bien prêt de nous entendre. Entre l’art et le réalisme, comme on appelle aujourd’hui l’absence ou le mépris de l’art, toute la difficulté est là : une question de plus ou de moins, une affaire de style ; mais cette différence est tout.
… Si M. Gustave Flaubert est un jeune homme, comme on le dit, ses défauts ne sont pas de ceux qui sont sans remède. Quelques-uns semblent plutôt l’exagération d’une qualité. M. Sainte-Beuve a raison : plusieurs pages de son livre annoncent un écrivain vigoureux. Il excelle dans la charge. Son comice agricole est un chef-d’œuvre du genre, et il y a là une scène de comédie vraiment supérieure. Au fond, M. Gustave Flaubert est un satirique. Non qu’il soit d’humeur joviale. Son rire est « impersonnel » comme sa morale. Mais je crains qu’il n’y ait sous cette impassibilité juvénile bien du désenchantement et du scepticisme. Au demeurant, voilà un livre qui aura fait beaucoup de bruit et qui n’aura guère avancé les affaires du réalisme au profit de ses adeptes. M. Flaubert a plus de talent que la plupart de ses confrères du roman matérialiste. Il a le trait, parfois la couleur, en dépit de son procédé. Si pourtant il me fallait choisir entre Madame Bovary et les Aventures de Mademoiselle Mariette, entre les mannequins grossiers et lardés de M. Flaubert et les photographies à outrance de M. Champfleury, — je le dis franchement : j’aime mieux M. Champfleury… Non que je croie à l’avenir du réalisme. C’est un genre étroit et borné, qui touche au faux par l’exagération du vrai. C’est un genre pourtant. Paré des oripeaux du romantisme, c’est moins que rien ; une enluminure sur une copie, une couche de couleur sur un trompe-l’œil. Là est l’écueil de M. Gustave Flaubert. Il faut avoir le courage de son talent et de sa vocation. L’auteur de Madame Bovary vise au vrai, soit ! qu’il s’applique toujours avec netteté et précision. L’excès de la couleur n’est pas la même chose que sa justesse. L’affection du langage s’allie mal à la dureté du trait. Drapés dans cette défroque du romantisme, les personnages de M. Flaubert, si peu flattés du côté moral, ressemblent parfois à ces intrigants des vieilles comédies qu’on voit courant les ruelles, couverts de paillettes et de broderies d’emprunt. Dans Mme Bovary, si elle peut vieillir, il y a tout l’avenir d’une marchande à la toilette…
… Si la compagnie de M. Baudelaire est mauvaise, celle de M. Flaubert est très bonne, je ne connais pas de plus beau roman[2] depuis Balzac.
… Et voici précisément que j’arrive à la phrase de M. de Sainte-Beuve, dans son article de lundi dernier, à propos du premier roman d’un jeune auteur : « L’ouvrage, en tout, porte bien le cachet de l’heure où il a paru. Commencé, dit-on, depuis plusieurs années, il vient à point en ce moment. C’est bien un livre à lire en sortant d’entendre le dialogue net et acéré d’une comédie d’Alexandre Dumas fils, ou d’applaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine. Car, en bien des endroits et sous des formes diverses, je crois reconnaître des signes littéraires nouveaux : science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté. Ce sont les caractères que semblent affecter les chefs de file des générations nouvelles. »
Mais me suis-je alarmé à tort ?
N’y aurait-il pas une fine ironie sous ce jugement étrange ?
Serait-il bien possible que Madame Bovary, le Demi-Monde et deux articles de M. Taine parussent à M. de Sainte-Beuve toute une littérature armée de pied en cap et ouvrant la marche aux jeunes générations ? C’est peu vraisemblable… Certes, je ne conteste ni l’esprit ni le talent de MM. Flaubert, Dumas fils et Taine. Il me semble seulement que leur art est de second ordre, et que si les jeunes générations ne devaient pas avoir d’autres chefs de file, elles ne seraient guère favorisées du ciel. Nous méritons mieux aujourd’hui qu’une telle littérature, et nous l’aurons…
… Il y a vingt ou trente ans, de Cinq-Mars à Colomba, le roman français, toutes réserves faites sur sa moralité et ses tendances, était dans une période de splendeur : aujourd’hui, je le vois descendre à Germaine, tomber à Madame Bovary, et la décadence me semble manifeste…
C’est à ce point de vue que je crois pouvoir dire : M. About, c’est la bourgeoisie, M. Flaubert, c’est la démocratie dans le roman…
Rien ne lui a manqué, pas même l’apostille d’un académicien[3], qui depuis longtemps ne s’occupe plus que des morts, mais qui, dans les occasions importantes, sort de sa nécropole afin de constater les grandes naissances littéraires, et, pour les rendre plus authentiques, les enregistre dans le Moniteur…
Nous croyons pouvoir le définir en quelques mots : Madame Bovary, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la démocratie mécontente…
L’auteur a si bien réussi, — et on l’en a loué comme d’un signe de force, — à rendre son œuvre impersonnelle, qu’on ne sait pas, après avoir lu, de quel côté il penche. Il est aussi dur pour le voltairien de pharmacie…
Il y a trente ans, un écrivain célèbre a défini le romantisme : « le libéralisme en littérature ». — Nous disons, nous, que le réalisme n’est et ne peut être que la démocratie littéraire, et Madame Bovary nous sert de preuve.
… J’ai parlé de moralité tout à l’heure ; ce livre est un des plus immoraux que je connaisse…
À part la somme d’études qu’il représente, ce livre est fait de réminiscences, à la façon de certaines comédies modernes composées une scène après l’autre, sur des feuilles volantes qui restent pêle-mêle dans un tiroir durant des mois, puis qu’on rassemble un jour et qu’on rajuste pour en former un ouvrage complet. C’est une suite d’impressions, de visions, de tableaux d’après nature, qui tous ont leur saveur et leur accent, mais qui sentent néanmoins le remplissage.
L’unité du récit n’en est pas altérée ; mais ils distraient l’attention par leur exactitude même. On comprend que l’auteur de Madame Bovary chérit ses Souvenirs d’un autre temps, et qu’il n’a pas le courage d’en faire le sacrifice.
Je n’ai rien dit de l’Aveugle, qui est une figure de troisième plan ; ce malheureux résume cependant les défauts de M. Flaubert. Il est inutile ; son intervention, à la fin, tient du mélodrame, et il est traité comme un sujet d’amphithéâtre.
On sent, en effet, dans la manière de M. Flaubert, le chirurgien sous le critique ; cela se trahit au soin apporté dans les détails et à la crudité sans compensation, de certaines peintures.
Madame Bovary n’en reste pas moins une des œuvres les plus curieuses et les plus personnelles de ces derniers temps.
— Un charmant livre, qui vient d’échapper à un grand danger, occupe tous les esprits : c’est le roman de M. Flaubert, Madame Bovary. L’action est simple, bien menée par des personnages vrais, que l’auteur n’a pas créés à plaisir, sublimes ou vulgaires, mais qu’il doit avoir vus et reproduits dans leur effet naturel.
La forme de M. Flaubert nous plaît singulièrement. Jamais cette forme, qui recouvre un excellent fond d’ironie, de goût et de cœur, ne laisse altérer sa distinction par le contact du positif. C’est au point que nous sommes étonnés du succès de Madame Bovary.
Avant qu’on eût inventé les règles du beau fixe, chaque écrivain avait la liberté de ses images.
Les premiers qui ont dit : plus prompt que la foudre ; un front ruisselant de sueur ; des yeux baignés de larmes ; pâle comme la mort ; le cœur gros de douleur ; rapide comme la pensée ; un chagrin cuisant ; le faîte des grandeurs ; une haine enracinée ; il gèle à pierre fendre ; — qui ont dit d’une rivière qu’elle serpente dans une vallée, créant à la fois une ravissante image et un verbe, tous ceux-là ont commis des hardiesses et trouvé des nouveautés…
Le livre de M. Flaubert nous étant un prétexte de récriminer contre l’adoration du commun, c’est dire combien il semble libre d’allure et franchement lancé dans une route où les barrières de la convention ne l’arrêteront pas…
Voici un roman qui a fait beaucoup de bruit, dans ces derniers temps, Madame Bovary — Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor et beaucoup d’autres lettrés ont salué en M. Flaubert un avènement et une révélation. Dans la mesure de mes forces, j’ai reçu et constaté la même impression. Les autorités puissantes derrière lesquelles je pouvais m’abriter ne m’ont pas préservé d’une contradiction passionnée qui m’est arrivée de Belgique sous la forme d’une lettre illisible, mais pleine d’outrages et de mortifications pour mon jugement littéraire.
Il est vrai que cette protestation familière me vient d’un ami qui m’est cher. Dès lors je me gêne peu avec son auteur, et, n’ayant pas le loisir de lui écrire directement, je viens vous prier de lui faire savoir, le plus poliment possible, que je le tiens pour un idiot. Cet été, sur les bords du Rhin, je lui motiverai fortement mon opinion définitive à son endroit. Mon ami ayant un fils élevé dans les mêmes principes, je n’hésite pas à l’associer à cette douloureuse appréciation de ses instincts littéraires.
Du reste, je n’ai point à m’occuper pour le moment du réalisme, qui sera peut-être mort et enterré la semaine prochaine, je veux parler d’un écrivain qui a trop de talent, — quoiqu’il soit un élève de Balzac, l’élève le plus distingué, il est vrai, — pour être une des brebis de ce maigre troupeau ; j’ai nommé l’auteur de Madame Bovary, M. Gustave Flaubert.
Madame Bovary a fait beaucoup de tapage à ses premiers pas dans le monde. Accueillie à bras ouverts par la Revue de Paris, elle eut tout d’abord quelques difficultés avec son hôtesse, qui voulait à ce qu’on m’a dit, jeter un simple châle de barège sur les épaules trop décolletées de l’amoureuse ; puis, un beau matin, comme elle continuait à courir en jupons courts à travers les salons et les cabinets de lecture, le procureur impérial intervint et la conduisit tout droit en police correctionnelle. L’aimable personne ne s’effraya pas trop du voisinage des gendarmes ; elle se montra telle qu’elle était, et les juges, la voyant si leste, si bien portante et si court vêtue, agirent, envers elle, comme les archontes à l’égard d’Aspasie. Ils lui dirent d’aller se faire… lire, et elle alla chez l’éditeur Michel Lévy.
Cette Madame Bovary n’est pas, en effet, une sainte ; fille d’un fermier normand, son père qui l’a tirée du couvent, ne sait trop que faire d’une demoiselle qui ne partage pas ses goûts agricoles. (Suit le résumé du roman.)
Tel est le squelette de cette longue histoire, dont je ne comprends pas très bien la portée morale et philosophique, mais qui est l’œuvre d’un véritable écrivain.
J’ai trop d’estime pour le talent de M. Gustave Flaubert pour ne pas dire franchement ce que je pense de son livre. Si la complaisance est permise, c’est seulement à l’égard des œuvres médiocres. M. Gustave Flaubert est un rude jouteur. Il se présente dans l’arène à la façon du gladiateur, et l’on pourrait croire qu’il éprouve un certain plaisir à montrer la vigueur de ses muscles et la force de son bras. Il me fait l’effet de ces alcides qui font faire, à l’aide d’un énergique coup de poing, tout le tour du cadran à l’aiguille du dynamomètre. Ainsi rien ne l’arrête, ni les conventions du monde, ni les règles de la composition, ni même les lois de la morale. S’il a besoin d’une scène, il ne s’embarrasse pas dans les détours de la préparation, il la pose carrément et l’enlève ensuite à la force du poignet. Ainsi agit-il à l’égard de ses personnages qu’il prend ici, qu’il laisse là pour les reprendre et les abandonner de nouveau, et toujours au petit bonheur. Il a une façon de voir les sentiments à un point de vue physiologique dont la brutalité vous blesse et ne vous déplaît pas toujours. Il tient de Balzac par le procédé littéraire, mais il en diffère essentiellement dans l’analyse de la passion. Il a hérité du maître le goût du vagabondage à travers les chambres nuptiales, les alcôves, les scènes scabreuses et hardies, il multiplie, comme Balzac, les détails nombreux et touffus, mais il s’égare avec trop de complaisance dans l’interminable description des objets, il reste trop souvent à la porte du genre humain. Tous les personnages de M. Flaubert sont plutôt des tempéraments que des caractères, depuis le lymphatique M. Binet, qui passe sa vie à tourner des ronds de serviettes, jusqu’à l’hystérique Mme Bovary. Ce sont bien des êtres vivants, mais ils ne m’intéressent que médiocrement parce qu’ils ne me semblent pas avoir la conscience de leurs actions. Ce qui fait l’homme si grand au milieu de tous les êtres de la création, c’est sa double nature et le duel perpétuel qui en résulte ; si vous le dépouillez d’une de ces deux natures, il n’est plus qu’une créature intermédiaire entre l’homme créé par Dieu et un automate. M. Flaubert a étudié la médecine, cela se devine tout de suite, pour peu qu’on ait lu deux pages de son livre. Peut-être fera-t-il bien d’oublier, dans une certaine mesure, ses études physiologiques, quand il écrira un roman nouveau. La physiologie est une science dont je fais le plus grand cas, mais à la condition qu’elle ne submerge pas le monde métaphysique et, dans Madame Bovary, j’avoue que le carabin me cache un peu trop le moraliste.
Ce qui manque aussi à M. Flaubert, c’est la science des contrastes et par conséquent de la composition. Tous ses personnages ont le même ton, le même habit et la même physionomie morale. Parmi les sept ou huit individus qui se démènent dans le cadre de son histoire, comment n’a-t-il pas songé à en créer un seul qui fût vraiment sympathique ? Mme Bovary, nous la connaissons ; Bovary le père est un sacripant ; le pharmacien Homais, une caricature très réussie ; M. Rodolphe, un viveur vulgaire ; M. Léon, un amoureux de l’ancien Gymnase ; quant à Charles Bovary, ce mari tranquille, amoureux de sa femme, il m’intéresserait et ses malheurs immérités m’arracheraient des larmes, si l’auteur, par une inexplicable maladresse, n’avait pris plaisir à en faire, dès le début, une de ces vulgaires effigies dont les traits ne peuvent se fixer dans aucune mémoire. Là cependant était tout l’intérêt du drame. Un peu plus d’intelligence dans le cerveau de cet homme, un peu moins de vulgarité dans ses manières, et Charles Bovary mourant, foudroyé par la douleur, restait dans le souvenir du lecteur comme le martyr du foyer domestique, comme un ami dont on se souvient toujours.
Je me hâte d’ajouter qu’à côté de grands défauts, ce livre a de grandes qualités. On ne le lit pas sans de fréquentes révoltes, mais on va jusqu’au bout, captivé par le charme du style, la vigueur de l’expression, la grâce des détails et la belle orientation de l’œuvre. Parfois une phrase qu’on rencontre vous secoue comme le cahot inattendu d’une diligence, mais c’est précisément ce cahot qui vous tient en éveil.
Il arrive souvent que, dans les voitures mieux suspendues que celle de M. Flaubert, et où l’on ne sent ni cahot, ni secousses, on s’endort presque aussitôt après le départ.
C’est précisément ce qui m’est arrivé en descendant de la diligence de M. Flaubert. J’avais été si secoué dans ce véhicule traîné par des chevaux sauvages, que je me jetai aussitôt dans une berline académique.
La grande nouveauté est Madame Bovary, œuvre de M. Gustave Flaubert, écrivain de Rouen, puisqu’il est avéré que nous avons aujourd’hui une école de Rouen, comme nous avons eu une école de Marseille. M. Gustave Flaubert est le romancier de cette école de Rouen dont le poète est M. Bouilhet, auteur de Melœnis et de Madame de Montarcy. M. Bouilhet imite M. de Musset dans son poème et l’auteur de Ruy Blas dans son drame ; M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. Théophile Gautier dans quelques autres fragments qui ont été récemment publiés. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-même, a moins d’expérience, moins d’habileté technique, et plus de fraîcheur d’inspiration. M. Gustave Flaubert imite M. de Balzac, disons-nous ; il imite du moins tous ses procédés, ses descriptions minutieuses, ses prétentions d’analyse et de dissection, ses néologismes étranges et barbares ; il ne peut parvenir à s’assimiler cet art qui a mis parfois un cachet si vigoureux dans les épreuves puissantes ou grossières de l’auteur du Père Goriot. Qu’est-ce donc que cette héroïne de la Normandie madame Bovary ? C’est encore une femme incomprise de province, qui passe des Ursulines, où elle a fait son éducation, à la ferme de son père, qui prend un petit verre de curaçao avec son prétendu, accepte pour mari un pauvre officier de santé veuf, se donne sur son chemin deux ou trois amants, fait une banqueroute de huit mille francs pour satisfaire ses goûts de luxe, et finit par s’administrer une forte dose d’arsenic qu’elle dérobe chez son ami l’apothicaire Homais, notable de Yonville-l’Abbaye, arrondissement de Neufchâtel. Les perplexités d’un pauvre médecin vulgaire et obtus, la suffisance de l’apothicaire voltairien, un étudiant en notariat, un jeune fermier dégrossi homme à bonnes fortunes, les petitesses de la vie de province, c’est là le monde où l’auteur a placé la figure resplendissante de son héroïne.
Pour une personne d’un tempérament si idéal, c’est vraiment du malheur de ne rencontrer qu’un étudiant en notariat pressé d’acheter une étude et de se ranger, ou un jeune et robuste fermier gâté par ses succès auprès des Danaé du théâtre de Rouen.
Pour une femme qui s’est si bien accoutumée dans la ferme de son père à goûter toutes les somptuosités de la vie la plus raffinée, il est cruel, on n’en peut circonvenir, de rester en route faute de huit mille francs. L’aventure est peu poétique ; elle prouve de plus ce qu’il y a de danger pour une femme de province à faire des dettes et à poursuivre un peu trop ardemment l’idéal par la commodité de l’Hirondelle, voiture qui fait le service de Yonville-l’Abbaye à Rouen. On finit par l’arsenic, et c’est ce qui a fait sans doute que la justice, qui avait évoqué ce roman devant elle, pour certains détails un peu libres, a fini par lui donner bien heureusement l’absolution légale pour le renvoyer devant son vrai juge, qui est le bon goût. Ce n’est pas, il faut bien le remarquer, que Madame Bovary soit un ouvrage où il n’y a point de talent ; seulement, dans ce talent, il y a jusqu’ici plus d’imitation et de recherche que d’originalité. L’auteur a un certain don d’observation vigoureuse et âcre, mais il saisit les objets pour ainsi dire par l’extérieur sans pénétrer jusqu’aux profondeurs de la vie morale. Il croit tracer des caractères, il fait des caricatures ; il croit décrire des scènes vraies et passionnées, ces scènes ne sont qu’étranges ou sensuelles. Par une bizarrerie de plus qui ne saurait surprendre, ce roman contient évidemment une idée, une pensée sociale, bien que cette pensée ne soit pas facile à démêler, et l’auteur, sous forme de compliment, dit à l’avocat qui l’a défendu, à M. Sénard, que par sa magnifique plaidoirie il a donné à l’œuvre une autorité imprévue. Que la parole de M. Sénard ait donné une autorité imprévue à Madame Bovary, il est inutile de le rechercher ; il resterait à savoir si Madame Bovary peut rendre le même service à M. Sénard.