Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte/Préface de l’éditeur

Attribué à , en fait forgerie d'Aimé Guillon
H. Nicole (p. i-xxi).

Préface

de l’Éditeur.


Les Gazettes étrangères nous ont appris, en juillet dernier, qu’il y avoit parmi les livres et les papiers trouvés dans le carrosse de Buonaparte, après sa défaite et-sa fuite du 18 juin précédent, un manuscrit relié contenant la traduction de divers fragmens de Machiavel ; mais on ne disoit point auxquels des ouvrages de cet auteur ils appartenoient. Comme il nous semblait que Buonaparte s'étoit fait de ce recueil un agenda politique, et que le choix des morceaux pouvait nous dévoiler ses pensées les plus secrètes dans les choses d’État, nous avons fait tous nos efforts pour avoir connaissance de ce manuscrit. Nos recherches n’ont pas été vaines, car nous sommes parvenus à nous en procurer une copie ; et notre curiosité a été satisfaite bien au-delà de nos espérances. Il contient non-seulement une traduction nouvelle du Livre du Prince et de plusieurs passages importans de quelques autres écrits du même auteur, mais encore des notes marginales de la main de Buonaparte.

Infiniment curieux par ces notes d’un homme qui, à raison de ce qu’il étoit Italien, et que, de particulier, il parvint à la plus éminente souveraineté, devoit avoir mieux compris Machiavel que le commun des lecteurs même de son pays, ce manuscrit est d’ailleurs extrêmement précieux par le mérite tout particulier de la traduction. Il nous suffiroit, pour la juger avec estime, de réfléchir qu’entreprise pour un lecteur qui avoit tous les droits possibles d’être difficile sur un pareil travail, elle fut jugée par lui préférable à toute autre. Cette considération devrait elle seule la rendre telle aux yeux mêmes de ceux qui n’auroient pas cette rare connaissance du vieil idiome toscan, sans laquelle on ne peut réellement bien l’apprécier soi-même. Mais nous osons encore affirmer que, s’il étoit quelque Français aussi versé que le seroient des littérateurs italiens dans l’étude du vieux langage des Œuvres de Machiavel, il pourroit se convaincre par lui-même que cette traduction est réellement supérieure à toutes celles qu’on en a connues jusqu’à ce jour. Nous n’hésiterons point à dire qu’elle l’est : et les Italiens les plus difficiles ne nous démentiront pas sans doute ; car ce jugement, bien qu’il soit prononcé par un Français, est celui d’un écrivain si exercé dans leur langue, que ses ouvrages en italien, publiés même au milieu d’eux, l’y ont fait regarder assez longtemps comme un des leurs.

Après avoir comparé scrupuleusement cette traduction avec le texte, le même juge, lui comparant ensuite celle qu’Amelot de la Houssaie publia en 1683[1], et celle qui nous a été donnée en 1803 par Toussaint Guiraudet, a reconnu qu’elles n’approchent point de la fidélité de celle-ci, qui lui semble presque avoir été faite sous les regards de Machiavel, et comme sous sa dictée. Dans un auteur aussi profond, tout étoit à recueillir, et rien ne devoit être négligé. Il n’y a pas chez lui, pour ainsi dire, une demi-pensée et une teinte de style qu’on ne doive connoître, parce que la disposition, le tour même de ses phrases, équivalent à des sentences, et sont nécessaires pour la parfaite connaissance de ses intentions. Il ne pouvoit être peint fidèlement, qu’autant qu’il le seroit dans ses traits les plus déliés, les plus imperceptibles, et avec une servilité minutieuse. Or, il l’est ici de cette manière ; et le vrai penseur y trouve de quoi se satisfaire complètement, sans que les lecteurs, exigeans en fait de style, y rencontrent rien qui puisse leur déplaire.

Les deux traductions antérieures ne sont, au contraire, que des versions libres ; c’est-à-dire, en pareille matière, des versions lâches et dépourvues de cette profondeur et de cette portion d’énergie qui résulte de la marche combinée des faits et des réflexions, des idées et des sentimens de Machiavel. On n’y reconnoît presque plus « le génie plein de feu, de pénétration et de vigueur », que le savant Juste-Lipse admiroit en ce grand homme[2].

La comparaison subséquente que le même juge a faite de ces deux traductions entre elles et avec le texte, l’a porté à décider encore que celle d’Amelot est restée sous ce rapport au-dessus de celle de notre contemporain Guiraudet, quoique celui-ci l’ait décriée, prétendant qu’elle « étoit inexacte, et avoit tellement vieilli, quant aux tournures et aux expressions, qu’elle auroit besoin d’être traduite à son tour[3]. » Accusation trop évidemment faussé ; car chacun peut se convaincre aisément que le style d’Amelot a même beaucoup moins vieilli que celui de Corneille. Il est très intelligible ; et ce traducteur avoit en général bien saisi l’esprit du texte, et l’a rendu fidèlement en majeure partie. Amelot, qui avoit habité long-temps Venise, et qui d’ailleurs avoit fait une étude approfondie de la politique en cette ville-là même, où en étoit la plus fameuse école, pouvoit, mieux que beaucoup d’autres, entrer dans les profondeurs de Machiavel. Les plus graves défauts de sa traduction consistent dans l’omission de quelques phrases incidentes dont il avoit pu ne pas comprendre la nécessité, ou qui manquoient à l’édition sur laquelle il travailloit, et dans quelques additions interpétatives, qui font envisager les choses un peu trop comme ses idées particulières le portoient à les voir[4]. Mais ces défauts sont rachetés en quelque sorte par des notes où il a rapproché des maximes de son auteur celles qu’il avoit trouvées en conformité avec elles dans les écrits de Tacite, Salluste, Plutarque, etc.

La traduction de Guiraudet manque de cette compensation ; et l’on y voit encore moins que dans l’autre cette expression entière de tout ce que le texte renferme. Souvent le traducteur a dénaturé et affoibli ce qui se trouve marqué au coin de la probité et de la morale dans les sentimens de l’auteur[5]. Il est vrai que cette traduction est faite en un style moderne que ne pouvoit avoir Amelot ; mais la profondeur du sens et l’énergique vigueur de la phrase de l’original y sont fréquemment sacrifiées par la recherche de cette élégance et de cette grâce dont le propre est d’effleurer les objets, dans la crainte de ne pas sembler assez légères. En un travail de ce genre, et sur une matière aussi grave, aussi sévère, l’aisance toujours accompagnée d’un peu de frivolité ne pouvoit saisir guère que les surfaces. Machiavel, sortant de la barbare anarchie du moyen âge, fut austère, dur, sauvage même quelquefois dans ses allures : lui donner les formes agiles d’un beau parleur de nos jours, c’étoit aussi trop inconvenablement le travestir.

Il l’est peut-être encore d’une autre manière dans le discours que Toussaint Guiraudet a mis en tête de sa volumineuse traduction, pour fixer à son gré l’opinion publique sur les écrits de cet auteur, et principalement sur l’intention dans laquelle il composa son Livre du Prince. Si ce discours ne contient pas à cet égard beaucoup de méprises notables, il renferme du moins un assez grand nombre de petites erreurs de fait ; et il repousse par quelques contradictions, comme par son affectation de républicanisme. Quoique ses erreurs de fait soient copiées de Voltaire, elles n’en sont pas moins des mensonges dont le but primitif ne fut pas innocent, et dont les conséquences ne sont point indifférentes : telles sont la supposition que le Livre du Prince fut donné au public vers 1515, et celle qu’il ne fut condamné par Rome qu’en 1592[6]. Ces erreurs seront bientôt confondues.

Enfin, Guiraudet, toujours plein de confiance en Voltaire, raisonne comme si Voltaire n’avoit été que l’éditeur de l’Anti-Machiavel, qu’il publia à Londres en 1740, en le faisant attribuer au roi de Prusse, Frédéric II. Cependant Guiraudet soupçonnait en cela quelque supercherie, puisqu’il remarquoit en même temps, avec une espèce de surprise que « Voltaire donna des éloges outrés à cette médiocre production ; que le monarque garda un profond silence à cet égard ; et que la conduite qui valut à Frédéric le surnom de Grand, prouvoit qu’il appréciait les principes de Machiavel[7]. »

Une contradiction plus formelle se remarque en ce discours, lorsque Guiraudet, après avoir appelé Machiavel l’affreux conseiller des rois[8], convient ensuite, que le Livre du Prince « est rempli de vérités utiles et capables de diriger, dans sa conduite politique, l’homme d’État qui aurait le plus de moralité[9]. « Ici, Guiraudet avait été forcé de rendre hommage à la vérité ; et l’hommage est d’autant plus éclatant, que ce traducteur avoit commencé d’écrire avec les injustes préventions du vulgaire contre Machiavel.

Il y a néanmoins des choses bien pensées dans ce discours ; mais elles y sont en quelque sorte étouffées par une surabondance de phrases d’ornement, comme ces jeunes fruits dont un nombreux feuillage empêche le développement et la maturité.

Nous ne saurions en finir sur ce discours de Toussaint Guiraudet, sans y remarquer le philosophique dédain qu’il y a montré pour les pièces d’une ambassade, que Machiavel remplit, en 1520, au nom de la république de Elorence, près le chapitre général des Frères Mineurs-Observantins, assemblés à Cargi. Malgré sont envie de multiplier les volumes de sa traduction qu’il a portés à neuf, tandis que les Œuvres de Machiavel n’en ont que six, il a écarté ces pièces qui lui sembloient, trop en opposition avec l’esprit anti-religieux de notre siècle. En rendant compte du sacrifice qu’il lui en fait, il cite avec complaisance quelques phrases antimonacales, d’une lettre de Guichardin à Machiavel en cette occasion. Celui-ci lui écrivoit : « Quand je vois votre titre d’amateur de république auprès des moines, et que je considère avec combien de Rois, de Ducs et de Princes vous avez négocié, je me rappelle Lysandre, qui, après de nombreuses victoires, et couvert de nombreux trophées, fut chargé de distribuer la viande à ces mêmes soldats auxquels il avoit si glorieusement commandé. »

Mais Guiraudet s’est bien gardé de transcrire la réplique de Machiavel, non moins respectueuse pour les moines qu’honorable pour lui-même. « Je ne crois pas, répondoit-il à Guichardin, je ne crois pas avoir perdu mon temps en étudiant l’histoire et la république des religieux, même mendians (zoccoli), puisque j’y ai appris à connoître plusieurs de leurs constitutions et de leurs règles, qui sont excellentes en beaucoup de points ; et j’espère pouvoir en faire mon profit dans l’occasion, ne fût-ce que pour les comparer à d’autres, qui appartiennent à l’ordre civil des Etats[10]. » Ainsi, l’homme de génie, sincèrement animé de l’amour des choses utiles, quelque philosophe qu’il soit, ou plutôt lorsqu’il est véritablement philosophe, ne dédaigne rien, et sait profiter des bonnes choses en quelqu’endroit qu’elles se trouvent.

Le discours par lequel nous allons préluder nous-mêmes à la publication de ce que Machiavel a écrit de plus notable et de plus utile, n’aura pas du moins le tort d’être empreint de la philosophie anti-religieuse de notre siècle, ni de ce républicanisme dont elle se fit une affaire de calcul et un moyen de triomphe. Notre but sera d’empêcher que les lecteurs ne s’égarent dans l’interprétation des maximes de ce grand homme d’Etat, et de fixer équitablement leur opinion sur son compte. Nous tachetons d’y montrer avec évidence l’utilité de sa doctrine pour la situation où l’Italie se trouvoit alors, et même encore pour toutes les circonstances semblables où seroient d’autres nations désolées par une longue et terrible anarchie dont Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/21 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/22 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/23 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/24 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/25 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/26 Page:Machiavel commenté par Napoléon Buonaparte.djvu/27 en disant qu'il n'existe aucune édition de ses Œuvres qui puisse autant que ce simple volume mettre les lecteurs intelligens à portée de bien connoître l'étendue et la profondeur, la prudence et la sagacité d’un Génie qui, au jugement d’Algarotti, « fut en politique et dans les choses d'État, ce que Newton est dans la connaissance des sciences physiques et des secrets de la nature[11]. »

Ce 18 septembre 1815.

    mantenere la fede e vivere con integrita e non con astuzià, ciascuno lo intende. Nondimeno (il semble l’avouer avec douleur) si vede per isperienza ne’ nostri tempi quelli Principi aver fatio gran cose, che della fede hanno tenuto poco conto, e che hanno saputo con astuzià aggirare i cervelli degli nomini, ed alla fine hanno superato quelli che si sono fondati in su lealià. La traduction de Guiraudet fait débuter Machiavel comme s’il n’attachoit que peu de mérite à la bonne foi ; il omet ensuite son observation sur ce vertige, astucieusement procuré au cerveau des hommes, et par le moyen duquel le scélérat ambitieux arrive à son but. Enfin il évite cette opposition frappante dans laquelle l’auteur a mis, en les déplorant, les succès des Princes de mauvaise foi, avec les revers de ceux qui ont cru parvenir directement à leurs fins par une conduite loyale et vertueuse. On ne reconnaît plus l’auteur, qui n’alloit traiter un aussi triste sujet qu’avec peine et comme par force. Le traducteur, commençant presqu’avec une froide indifférence pour la bonne foi et la vertu, s’exprime ainsi : « Il est sans doute très-louable aux Princes d’être fidèles à leurs engagemens ; mais (pour cependant) parmi ceux de notre temps, qu’on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient sur leur loyauté. » Nous pourrions remarquer beaucoup d’autres inexactitudes et plusieurs interversions non moins fâcheuses, notamment à la fin du chap. VIII et à celle du chap. XXIII ; mais l’exemple que nous avons cité doit suffire pour justifier notre jugement sur cette traduction.

    che egli vi ha acquislato. Amelot s’est contenté de dire : « Aussitôt qu’un étranger puissant entre dans une province, tous ceux de la province, qui sont moins puissans, s’unissent volontiers avec lui par un motif de haine contre celui qui étoit plus puissant qu’eux » ; et le reste de la phrase est supprimé par le traducteur.
    Le second reproche n’a besoin, pour être justifié, que de ces mots. « Jules, avec son humeur féroce et impétueuse », par lesquels Amelot ajoute une épithète odieuse au texte, ainsi conçu : Giulio con la sua mossa impetuosa. On le voit d’ailleurs traduire, dans tous les cas, le mot spegnere, par exterminer, assassiner, lorsque souvent il ne signifie que faire disparoître, éteindre, disperser.

  1. La traduction d’Amelot de la Houssaie paraît avoir été travaillée sur une édition de quelques œuvres de Machiavel, oubliée par le célèbre Alde, en 1540 et 1546, ou celle des Giunti, lesquelles différoient du texte en quelques endroits ; plutôt que sur la Florentine, de 1550, qui, faite d’après le texte même, étoit, pour cette raison, appelée la Testina. Elle ne formoit que trois volumes, auxquels, dans une réimpression à Florence, en 1782, on en a ajouté trois autres. Plusieurs éditions se sont faites ensuite d’après eux, car il en est une de 1796, avec la date de Philadelphie, qui est très-complète, et où se trouvent les variantes du manuscrit de la Bibliothèque Laurenziana, avec le portrait de l’auteur, et la représentation du mausolée que le grand-duc Léopold lui fit ériger à Florence, dans l’église de Sainte-Croix, en 1787. Le dernière édition qu’on en connoisse est celle que Silvestre Guoato a publiée à Venise en 1811.
  2. « Parmi tous ceux qui, dernièrement et hier même, on essayé de parler de politique, disoit-il, a la fin du 16e siècle, en commençant son traité sur la même matière, je n’en ai vu aucun qui pût m’attacher, encore moins me retenir dans mon entreprise ; et, à dire vrai, on peut leur appliquer ce mot de Cléobule : La plupart n’ont que de l’ignorance avec une grande abondance de paroles. Le seul que j’excepte est Machiavel, dont le génie est ferme, pénétrant et plein de feu. » Qui nuper aut heri id tentoruni, non me tenent, aut terrent, in quos, si verè loquendum est, Cleobuli Hlud conveniat : Inscitia inplerisque et vermonum multitudo ; nisi quod unius tamen Machiavelli ingenium non contemno, acre, subtile, igneum. (Doctr. civ. Praefat).
  3. Discours préliminaire sur Machiavel.
  4. Un exemple du premier tort est au chap. 3, où Machiavel avoit dit : Subitò che un forestiere potente entra in uro provincia, tuttì quetu che sonon in essa meno potenti gli ademiscono, messi da una invidia che harino contro a chi è stato potente sopra di lore ; tant chè rispetta a questi minori patenti, egli non ha a durare fatiea alcuna a guada-gnarli, perchè subito tutti insieme volentieri fanno globo con lo stato,
  5. Dès le commencement du fameux chapitre XVIII, qui traite de la mauvaise foi, la traduction Guiraudet écarte presqu’entièrement la précaution de probité avec laquelle Machiavel était entré en matière. Il avoit débuté par dire avec une exclamation d’enthousiasme pour la bonne foi et la vertu : Quanta sia laudabile in un Principe
  6. Préface de l’Anti-Machiavel.
  7. Discours préliminaire, pag. ciij.
  8. Ibid, pag. ij.
  9. Discours préliminaire, pag . lxij.
  10. Tom. VI de l’édition de Florence, 1782, pag. 74.
  11. Opere di Algarotti, Cremona, tom. IX.