Ma vie (Cardan)/Chapitre XXVI

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 59-60).

XXVI

MON MARIAGE ET MES ENFANTS

(96) Avant tout cela, j’habitais dans le village de Piove di Sacco, heureux et content, presque ignorant de tous les malheurs, et semblable à un mortel installé dans la demeure, ou mieux dans la gaîté des immortels. Ce que je rapporte est un songe fâcheux, mais qui convient trop bien ici à notre propos. Voilà qu’une nuit je me vois dans un jardin délicieux, très beau, paré de fleurs, plein de fruits de toute sorte. Une brise suave soufflait. Aucun peintre, le poète Pulci lui-même, aucune imagination n’aurait pu inventer rien de plus agréable, rien de pareil. À l’entrée du jardin la porte s’ouvrait toute grande, de même qu’une autre en face. À ce moment, je vois [au dehors] une jeune fille vêtue de blanc : je la rejoins, la serre dans mes bras, la couvre de baisers. Dès le premier baiser le jardinier ferme la porte. Je me mis à lui adresser d’instantes prières de laisser ouvert, (97) ce que je ne pus jamais obtenir. Triste, mais enlaçant toujours la jeune fille, je restai hors du jardin[1].

Quelques jours après, une maison brûla. Pendant la nuit nous fûmes réveillés par l’incendie. J’appris à qui appartenait la maison qui brûlait. C’était celle d’Altobello Bandarini[2], chef de la milice auxiliaire vénitienne dans le territoire de Padoue. Je ne fis rien, le connaissant à peine de vue. Mais par hasard il loua la maison contiguë à la mienne. Cela me fut désagréable, car je ne tenais pas à avoir de pareils voisins ; mais que pouvais-je faire ? Cependant, peu de jours après, je vois de la rue une jeune fille dont le visage et les vêtements étaient parfaitement semblables à ceux de mon rêve de cette nuit-là. Mais, disais-je, qu’ai-je à faire avec cette jeune fille ? Pauvre comme je suis, si je voulais épouser une femme qui n’a rien et qui est accablée d’une foule de frères et de sœurs, j’y succomberais, puisque, étant seul, je peux à peine soutenir ma dépense ; si j’essayais de l’enlever ou d’en abuser secrètement, il ne manquerait pas d’espions pour le rapporter au père qui réside lui-même dans notre village ; un capitaine ne supporterait pas cette injure. Dans un cas comme dans l’autre, que me restera-t-il à faire ? Ô malheureux ! Si tout réussit, il me faut fuir. (98) Roulant ces pensées et d’autres semblables, il me vint à l’esprit qu’il valait mieux mourir que mener une vie pareille. De ce jour je commençai non pas à aimer, mais à brûler. Je compris, dans la mesure où je pouvais tirer une interprétation [de mon rêve], que j’étais désormais libre de cette entrave[3]. Je l’épousai consentante. Ses parents m’en priaient et m’offraient leur aide s’il en était besoin ; le père en effet pouvait beaucoup. Mais la signification du songe ne s’épuisa pas avec la jeune fille : elle montra sa force dans mes enfants. Ma femme vécut quinze ans avec moi. Pourtant cet infortuné mariage fut la cause de tous les malheurs qui m’arrivèrent au cours de ma vie[4]. Avaient-ils leur origine dans la volonté divine ou bien m’étaient-ils dus pour mes fautes ou celles de mes aïeux ? Quant à moi qui étais d’un naturel à peu près indomptable, je devais par la suite me montrer supérieur à toutes les adversités.


  1. Un autre récit de ce rêve prémonitoire et de ses suites, donné dans De libris propriis III (I, 97), est plus complet et plus cohérent.
  2. Cardan a tracé un intéressant portrait de son beau-père dans De utilitate ex aduersis capienda (II, 120-122).
  3. À quelles entraves fait-il allusion ? Ce ne sont certes pas encore les liens du mariage. Plus probablement il faut penser aux obstacles à son mariage et peut-être à l’impuissance dont il souffrait depuis l’âge de vingt ans. Cf. dans le passage cité à la note 1 : quique mihi conscius eram ueneficii aut naturalis impotentiae… Mirum dictu, ut statim a gallinaceo factus sim gallus… et ce qui suit.
  4. Cardan s’est toujours exprimé avec amertume sur son mariage tout en rendant parfois justice à sa femme : uxorem animosam, peruicacem et indomitam… mitem et ingeniosam et mediocriter pulchram… fecundam masculorum. Abortinit tres masculos, duos perfecte partu et unam puellam edidit. (XII Genitur., V, 528). Elle mourut en 1546.