Ma vie (Cardan)/Chapitre LIII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 185-187).

LIII

MES RELATIONS

Je sais que pour beaucoup de raisons, et surtout à mon âge, je suis peu propre au commerce des hommes. D’abord parce que j’aime la solitude. Je ne suis jamais plus près de ceux que j’aime avec ardeur que lorsque je suis seul. J’aime Dieu et mon bon génie. Dans la solitude je les contemple : Dieu, bien infini, sagesse éternelle, principe et créateur de la pure lumière, joie vraie en nous de qui nous ne redoutions pas d’être abandonnés, fondement de la vérité, amour volontaire, auteur de toutes choses, qui est heureux (316) en lui-même et qui est la sauvegarde et le désir de tous les bienheureux, justice très profonde ou très haute, qui a soin des morts sans oublier les vivants. Quant à mon esprit, qui me défend sur l’ordre de Dieu, il est miséricordieux, bon conseiller, et, dans les malheurs, il me donne ses secours et ses consolations.

Quel homme peut-on me proposer, de m’importe quelle condition, qui ne porte pas continuellement au dedans de lui un sac d’excréments et un vase d’urine ? La plupart, même les plus considérés, ont le ventre plein de vers ; beaucoup d’entre eux, et, pour faire une distribution équitable, beaucoup de celles qui savent plaire, fourmillent de poux ou puent, qui des aisselles, qui des pieds, qui de la bouche. Quand je pense à cela, quel mortel pourrais-je aimer — en considérant le corps — ? Un petit chien ou un chevreau est beaucoup plus propre et plus sain.

Mais si je m’attache à l’âme, quel animal est plus fourbe, plus méchant, plus trompeur que l’homme ? Je laisse ces parties de l’âme qui sont sujettes aux passions et je veux aimer l’intelligence. Mais quelle intelligence est plus pure, plus haute, plus sûre que l’intelligence divine et peut, comme elle, enseigner le vrai ? Les bibliothèques sont pleines (317) de livres, les âmes vides de science. On copie, on n’écrit pas : ce qui manque ce ne sont pas les dons de l’esprit, c’est autre chose. Que pourrais-je donc attendre de la société des hommes ? Ils sont bavards, avides, menteurs, ambitieux. Dans un siècle si prospère, avec l’invention si utile de l’imprimerie, montrez-moi quelqu’un qui ait trouvé la centième partie de ce qu’a trouvé Théophraste et je me rends. Bien plus, avec leurs sornettes à propos de οὐ ou de ὄν ils mettent du désordre dans ces beaux ouvrages bien conçus.

Mais ceci n’importe pas aux choses elles-mêmes : les découvertes en effet sont dues à la tranquillité, à la méditation calme et continuelle ainsi qu’à l’expérience, toutes choses qui s’accommodent de la solitude mais non de la société des hommes, comme on le voit par Archimède. Pour ce qui me concerne, de soixante découvertes peut-être que j’ai faites, je n’en dois pas vingt aux autres ou à la société ; je ne voudrais pas être accusé de mensonge si celles-ci sont un peu moins nombreuses. En mathématiques je reconnais en avoir reçu quelques-unes, mais très peu, de frère Nicolò [Tartaglia]. Mais combien d’autres ont été perdues ? Une grande quantité est due à d’autres causes, surtout à cette force encore cachée de la splendeur, ou à une autre meilleure. Qu’ai-je donc à faire avec les hommes ?

Autre motif : les heureux ne se soucient pas de ma (318) société, je n’ai pas besoin des misérables ; à les caresser je ne guérirais pas leurs maux, si je les irrite ils le prendront en mauvaise part. En outre les vieillards sont quinteux, tristes, grognons, jaloux. De quel profit me sera leur conversation ? Il y a aussi la brièveté du temps : j’ai atteint soixante-dix ans, mes forces ne m’accordent pas de vivre plus de quatre-vingts ans. Il reste bien peu pour des bagatelles, et quelle part de mon temps leur consacrerais-je ? Le temps destiné à la contemplation ? je serais injuste et impie. Celui que je passe à écrire ? je serais stupide de revenir aux misères que j’ai réussi enfin à esquiver et qui seraient la mort de mes loisirs. Sera-ce le temps que j’emploie à faire de l’exercice, à dormir ou à veiller sur mes affaires domestiques ? Et puis avec qui ? Avec mes amis ? ce serait inutile, ils recherchent mes soins et non ma conversation. Avec d’autres ? pourquoi faire ? Les gens instruits ? ils croiront peut-être savoir beaucoup plus que moi. S’ils sont vraiment savants, le débat portera sur la nature de nos colloques : que je veuille apprendre ? à quoi bon ? Si je veux leur donner des leçons ce sera de l’imprudence et ce sera aussi du gaspillage de prodiguer ma science pour n’y gagner que de la haine. Sera-ce avec un seul ou avec plusieurs à la fois ? Avec plusieurs, où trouver une limite ? un seul, sera-t-il un Dieu pour toi ? Tu exciteras encore la jalousie chez les autres et, de nouveau, tu seras contraint de t’avancer sur une mer orageuse : plusieurs parleront à la fois (319) et, en secret, se moqueront de toi ; tu t’exposeras à beaucoup de hasards sans aucun profit. Mais le plus important, c’est à dire le charme de l’entretien, l’enjouement de la conversation, c’est ce qui est le plus éloigné de la nature et du caractère d’un vieillard. En tout ceci je n’invoque pas d’autre témoignage que celui d’Aristote.

Pour ces raisons, j’ai toujours été de fréquentation difficile, et ce fut une des causes qui me firent éviter les grands repas. Pourtant je ne repousse ni n’éloigne les gens honnêtes et bons, surtout les malheureux, ceux envers qui j’ai des obligations ou les personnes raisonnables.

Mais on dira : l’homme est un animal sociable, et que feras-tu quand tu renonces, en agissant ainsi, à toute action dans le monde, à tes amis ? que pourras-tu ? Tu tires gloire d’avoir des amis puissants. C’est donc une vaine jactance, et pour quel profit ? S’il y a des gens qui sachent leur plaire, pendant les repas, avec des plaisanteries et des jeux, pourquoi tes amis les laisseraient-ils pour s’attacher à toi ? À quoi te serviront tes études, s’ils s’en désintéressent. « Ton savoir n’est rien, si personne ne sait que tu sais. » Enfin, si tu manques de ce qui est nécessaire à la nature, tu souffriras beaucoup de désagréments.

Je sais qu’on peut me faire ces objections, mais je n’ignore pas que bien des choses (320) paraissent pénibles et absurdes qui, à l’usage, changent d’aspect, comme, à l’inverse, des choses agréables et utiles au premier regard sont autrement absurdes et pénibles. Et ma façon d’agir m’a, le plus souvent, conservé ce qui est suffisant, les amis dont j’ai parlé et qui m’ont accueilli. Ils me suffisent en effet et ils sont pour moi plus utiles qu’une foule et plus sûrs.