Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/38

Partie 4, chapitre XXXVIII.




CHAPITRE XXXVIII.


C’est à présent l’aubergiste qui m’attaque.
Scène effrayante avec lui. Comment
je m’en retire.


Sitôt que je me trouvai seule avec ma tante, elle me dit : « Eh bien, ma pauvre Suzon ! nous éprouvons presque tous les jours des tribulations nouvelles ; mais voilà encore une marque bien signalée de la protection de nos bonnes patronnes, qui ne nous abandonnent jamais, et cela, parce que nous avons le cœur pur et la conscience nette… Sais-tu que nous en voilà réchappées là d’une fière !… être traînées comme ça, liées avec des criminels, pendant toute une route, pour être ensuite condamnées et exécutées à Paris comme des voleuses !… car une fois là, le grand vicaire n’aurait plus voulu se mêler de toi, et aurait au contraire fait presser notre supplice, tant pour ne pas être compromis là-dedans, que parce qu’il nous aurait crues véritablement coupables… Oh ! pour moi je n’aurais pas été jusque-là, je serais morte en chemin !… et sûrement toi aussi, ma chère enfant… Mais enfin nous en voilà heureusement quittes et bien lavées, et dix louis devant nous encore, pour attendre ce que la providence voudra nous envoyer à présent ».

Tout en partageant la satisfaction qu’elle ressentait de notre délivrance presque miraculeuse, je lui avouai l’extrême surprise où j’étais de l’avoir vu changer ainsi de sentiment, et que je ne pouvais point concilier les promesses coupables qu’elle avait faites pour moi au grand vicaire, avec les principes de vertu qu’elle m’avait toujours recommandés jusqu’à ce moment. Je lui déclarai même que j’aimerais mieux mourir de misère, que de racheter ma vie, ou de me procurer de l’aisance par la perte de mon honneur et de mon innocence.

« Que tu es donc simple, mon enfant ! me dit-elle, est-ce que j’ai donc jamais eu l’envie de tenir la plus petite des choses que la situation terrible où nous étions toutes les deux, m’a engagée à laisser espérer au grand vicaire ? Nous ne lui avons même rien promis du tout… nous lui avons simplement laissé croire ce qu’il désirait… Mais il y a un vieux proverbe, mon enfant, qui dit que de deux maux il faut choisir le moindre. C’était là le cas de m’en souvenir… et heureusement je m’en suis souvenue…

» Un puissant, mais vicieux personnage peut vous perdre ou vous sauver d’un mot… Au lieu de vous secourir et de vous rendre justice par vertu ou par humanité, il abuse de votre malheur pour former des projets criminels, pour vous proposer de vous sauver par le vice, et ose concevoir des espérances sur votre faiblesse et sur votre infortune… Vous ne pouvez pas empêcher cela ; et la prudence, comme la raison, vous conseillent très-fort de profiter de son erreur pour vous affranchir d’une double infamie, celle d’un supplice ignominieux et non mérité, et celle de la perte de votre honneur, qu’il voudrait vous ravir.

» Il nous a donc délivrées d’abord, il a bien fait. Il nous a dit ensuite de l’attendre ici, pour nous déshonorer ; nous ferions mal, et il est bien dupe de le croire. Il nous a donné, après cela, dix louis, et nous avons très-bien fait de les recevoir, parce qu’ils vont tout justement nous servir à nous éloigner de lui. Nous avons huit jours d’avance pour cela, et en lui évitant de commettre une horreur, nous lui payons encore l’intérêt de son argent.

» Ah ! c’est différent, repris-je, ma tante, si c’est comme ça que vous l’entendiez. — Oh ! très-fort comme ça, ma nièce, et je crois bien même que c’est mon bon ange qui m’a inspiré l’idée que j’ai eue là de le flatter un peu par où ça le démangeait… Ecoute donc, c’est que nous étions en route là dans un triste et vilain équipage, au moins ! au lieu que, grâce à ma petite politique, nous allons voyager d’un autre côté, et un peu moins mal à notre aise, quoiqu’à pied… Le bon Dieu a dit, aide-toi, je t’aiderai. Eh bien, j’ai donné là le premier coup d’épaule pour nous tirer d’un fier bourbier, et il faut espérer qu’il nous donnera le second pour nous mettre tout-à-fait dans le bon chemin. Nous allons passer ici le reste de la journée et la nuit, pour nous reposer un peu, et nous remettre le corps et l’esprit de nos cruelles fatigues, et demain, dès le point du jour, nous battrons aux champs sans tambours ni trompettes, et sans prier l’aubergiste de faire nos complimens au grand vicaire. Demandons toujours à dîner, et pour le dédommager, nous boirons à sa santé ; ensuite nous prierons le ciel pour qu’il le rende plus sage ».

Ce plan de ma tante était bien concerté, il ne restait plus qu’à le mettre à exécution… mais c’est où le diable nous attendait toujours.

L’hôte, sans que nous lui eussions rien demandé de particulier, ma tante l’ayant seulement prié de nous donner à manger, nous servit un excellent dîner, beaucoup trop délicat même pour des personnes comme nous, ce qui fit faire à ma tante encore une réflexion, qu’elle me communiqua pendant qu’il était allé nous chercher du dessert, qu’il s’obstinait à nous servir malgré nous.

« Vois-tu, Suzon, me dit-elle, quelle épargne nous allons encore faire à ce cher homme de vicaire qui te veut du bien !… C’est parce qu’il a dit qu’il paierait notre dépense, que l’hôte nous sert comme ça… et que ce marchand intéressé, qui nous refuserait peut-être de l’eau au compte de notre pauvreté, nous force à boire son meilleur vin, sous la responsabilité d’un homme riche ! Or, juge donc à combien monterait la carte de huit jours, à quatre repas pareils chacun !… En vérité, ça mangerait bien une demi-année des revenus de sa grand’vicairerie !… mais nous l’en tiendrons quitte pour deux repas… Certainement c’est avoir de la conscience » !

L’hôte m’avait beaucoup reluquée pendant notre dîner, et avec l’air de méditer quelque chose… et moi, je rougissais et je baissais les yeux toutes les fois que je rencontrais les siens, me rappelant qu’il m’avait vue toute nue dans la forêt où ces voleurs m’avaient attachée à un arbre… Lui, de son côté, faisait des réflexions sur l’intérêt que le grand vicaire paraissait prendre à moi. Il nous fit même plusieurs questions à ce sujet… nous dit qu’il était fort riche, capable de me faire beaucoup de bien, et m’engagea à tout faire pour mériter ses bontés.

Nous pensâmes, ma tante et moi, que ce prélat, en partant, lui avait donné la commission de nous parler ainsi, et peut-être celle de nous surveiller, ce qui décida encore davantage notre projet d’évasion. Mais il avait d’autres vues particulières, dont je ne tardai pas à être instruite.

Sitôt après le dîner, l’hôte ayant desservi notre table, et étant descendu à la cuisine, ma tante sortit, sous le prétexte de prendre un peu l’air, parce que, disait-elle, elle avait trop mangé… mais véritablement dans l’intention d’aller prendre quelques renseignemens sur la route, les environs, et les moyens que nous pourrions nous procurer pour nous éloigner le plus promptement possible de cet endroit, qu’elle regardait déjà comme une seconde prison pour nous ; et pour ne pas donner de défiance à l’hôte, elle me fit rester, ayant pris la précaution de m’enfermer dans notre chambre, à double tour, et d’en emporter la clef, en me conseillant de me jeter sur le lit, et de faire un somme pendant le temps de son absence.

Je la crus, je la laissai partir, et je m’endormis effectivement, car j’en avais grand besoin. Je ne sais si c’était une inspiration ou un pressentiment de ce qui devait m’arriver… Mais à peine eus-je fermé les yeux, qu’un rêve affreux vint me tourmenter.

Il me semblait qu’un monstre en forme de serpent s’avançait vers moi, la gueule ouverte, pour me dévorer ; que je voulais le fuir, mais que mes genoux faiblissant sous moi, je tombais sans défense, et que le serpent m’entortillant des longs replis de son effroyable queue, terminée par un triple dard dont il me perçait déjà, s’apprêtait à sucer tout mon sang !…

Réveillée en sursaut par ce songe horrible, et m’agitant douloureusement sur mon lit, je vis auprès de moi l’aubergiste, qui était entré dans ma chambre, dont il avait ouvert la porte au moyen d’une double clef. Il tenait d’une main un papier, et de l’autre un pistolet…

A cet aspect, aussi effrayant que tout ce que j’avais cru voir dans mon rêve, je jetai un cri terrible.

« N’ayez aucune peur, ma belle enfant, me dit-il, et sur-tout ne criez pas. Ne dites mot, même, et laissez-moi parler. Je ne viens ici qu’avec de bonnes intentions pour vous ; mais j’ai pris mes précautions pour vous déterminer à y consentir ».

Plus confondue encore de ce début, l’épouvante et le saisissement m’ôtant la force de l’interrompre, il eut toute la liberté de m’expliquer son abominable dessein.

« Je vous ai vue, me dit-il, toute nue dans la forêt. Tous les charmes de votre corps, ainsi que ceux de votre délicieuse figure, m’ont inspiré pour vous la passion la plus vive, et j’ai pensé qu’il serait doublement avantageux pour vous de la satisfaire… Je n’entre pas dans les détails de ce qui s’est passé entre vous et ce scélérat de valet qui vous avait enlevée… peut-être de votre bon gré… Mais depuis vous avez consenti à écouter le grand vicaire, qui, quoiqu’il puisse vous faire du bien, ne peut que vous déshonorer, parce que vous ne seriez toujours qu’une fille entretenue… Moi, je vous offre beaucoup mieux que cela, je mets votre honneur à couvert en vous épousant, et je vous donne un état.

» De plus, comme je ne suis ni ridicule, ni jaloux, ni égoïste, une fois assuré de la possession de vos beautés, je n’empêcherai pas que monsieur le grand vicaire, qui est premier en date sur moi, jouisse toujours de même de la petite part que vous voudrez bien lui en faire, et je fermerai les yeux là-dessus, comme tant d’autres maris ; nous nous en trouverons infiniment bien. Premièrement, il prendra plus d’intérêt encore à vous quand il vous verra mariée ; d’abord, parce que cela conservera un decorum pour lui, qui, en venant ici pour vous voir, n’aura que l’air de s’arrêter dans une auberge, puisque le titre de mon épouse vous mettra à l’abri du soupçon, et cela ne donnera pas le scandale d’un prêtre qui vient voir une fille qu’il entretient.

» Secondement, ensuite parce que voyant que vous n’avez pas besoin de lui pour exister, il croira devoir payer vos complaisances bien plus cher que si vous étiez sans aveu, et uniquement sous sa dépendance.

» Troisièmement enfin, par la dépense que lui et ses gens feront dans notre auberge à tous ses voyages ».

La frayeur m’avait d’abord, comme j’ai dit, ôté la force de parler ; mais l’horreur d’une si infame proposition me la fit retrouver.

« O ciel ! m’écriai-je, homme vil et indigne, osez-vous bien, si vous avez perdu tout sentiment d’honneur, supposer que je serai capable, moi, de me prêter, de m’associer à une lâcheté aussi criminelle ?… Ah ! plutôt mourir ; et puisque vous avez déjà préparé votre arme meurtrière, donnez-moi le coup mortel, et délivrez-moi de la douleur de vous entendre.

» Oh ! non, non, reprit-il, en écumant de fureur, et ce n’est pas là que je bornerai ma vengeance, si vous n’acceptez pas ma proposition. L’amour que je vous ai déclaré avoir pour vous, est une rage que je veux satisfaire à tel prix que ce soit, et si je n’y réussis pas, je suis déterminé à tout, et ma vie ne m’est plus rien… Mais nous pouvons terminer l’aventure d’une manière moins tragique, et je suis venu pour vous donner le choix. Voilà une promesse de mariage bien cimentée de ma part, et déjà signée de moi, et que nous ratifierons demain ; signez-la de même, et après m’avoir accepté pour mari, accordez-m’en sur-le-champ tous les droits… ou ce premier pistolet va vous punir de votre refus, et ce second, ajouta-t-il, m’en tirant un autre de sa poche, et à deux coups, est pour votre tante, au moment où elle rentrera… le dernier coup sera pour moi, et aucun de nous trois ne survivra au furieux désespoir où vous m’aurez poussé… ». La mort ne m’intimidait pas pour moi ; j’aurais voulu être anéantie… mais l’affreuse idée d’être cause de celle de ma malheureuse tante, révoltait et glaçait tous mes sens.

Incapable de répondre, ni de choisir en une si cruelle alternative, un froid mortel me saisit, un nuage épais obscurcit mes yeux… Je sentis que tout mon être se décomposait, et je tombais sans connaissance et sans sentiment, livrée à la merci et aux fureurs de ce scélérat, qui allait profiter de ma défaillance pour consommer son horrible forfait… lorsque des coups de fouet de poste bruyans, et répétés vivement, annoncèrent l’arrivée d’une diligence qui arrêtait, par extraordinaire, devant la porte de l’auberge.

L’hôte intéressé, comme on l’a pu voir par son odieux calcul dans la proposition qu’il venait de me faire de son mariage avec moi, descendit aussitôt pour recevoir ce monde, en me renfermant, et pensant bien qu’il me retrouverait un peu plus tard, et qu’ayant huit jours devant lui, jusqu’au retour du grand vicaire, il aurait le temps d’en venir à ses fins…

Pendant l’embarras de la sortie de tous les gens de la voiture, et de leur entrée dans l’auberge, ma tante revint aussi, et traversa la cuisine sans être aperçue par l’hôte, occupé à répondre aux voyageurs, qui lui commandaient bien vîte un souper, parce qu’ils devaient repartir le plutôt possible, et marcher toute la nuit, pour regagner du temps qu’ils avaient perdu par l’accident d’une roue cassée en chemin.

Ma tante, remontée et rentrée dans ma chambre, fut interdite et alarmée de me trouver en cet état. Elle s’empressa de me donner des secours et de me faire revenir. Je repris enfin connaissance… Mais, toujours mortellement affectée des odieuses idées que m’avaient laissées la scène affreuse que je venais d’éprouver, je n’osais pas ouvrir les yeux, craignant de revoir l’infame assassin qui m’avait menacée.

La voix de ma pauvre chère tante frappa enfin mon oreille. Je n’osais en croire le rapport de mes sens… Elle parlait, me caressait… appelait sa chère nièce… et je doutais encore de la possibilité du bonheur de me retrouver dans ses bras…

J’en fus cependant convaincue, et les larmes de cette tendre femme tombant sur mon visage, me firent enfin ouvrir les yeux, et en la reconnaissant, je me précipitai sur elle, et je retombai de nouveau en faiblesse… mais par l’excès de la joie et de l’attendrissement.

Lorsque, tout-à-fait revenue, j’eus appris à ma tante ce qui venait de se passer, la bonne femme pensa devenir folle… et ses exclamations, et ses imprécations multipliées contre les hommes et contre notre étoile, me firent craindre qu’elle ne perdît véritablement l’esprit.

Cependant, après ce premier transport, revenant toujours à des idées de religion qu’elle avait réellement dans le cœur, elle se prosterna et remercia l’Etre suprême, qui m’avait encore préservée de ce nouveau danger… Se relevant ensuite avec fermeté, et comme inspirée, elle me dit vivement : « Viens t’en, ma nièce, il n’y a pas un moment à perdre ; fuyons cette maison maudite, c’est une nouvelle Gomorrhe et Sodome, où l’hôte impudique violerait des anges, et qui tôt ou tard sera consumée par le feu du ciel. Profitons de l’attention que ce malheureux est obligé de mettre à servir tout son monde, et tandis qu’il ne pense pas à nous, mettons-nous à l’abri de ses persécutions.

» Je le veux bien, ma bonne tante, sortons d’ici… mais où allons-nous porter nos pas ? Cachons-nous plutôt quelque part. Voilà la nuit, et nous ne pourrions pas aller loin sans courir d’autres dangers, peut-être plus grands encore. — Viens toujours, le premier danger est le plus pressant à éviter. La providence pourvoira aux autres ; elle ne nous a pas encore manquée ».

Nous guettâmes donc le moment où l’hôte était le plus entouré de monde à ses fourneaux, ou occupé dans la salle après les voyageurs, et nous nous glissâmes l’une après l’autre, sans être remarquées par deux vieilles servantes et un chef de cuisine, qui étaient les seuls commensaux de cette maison, et nous coulâmes le long de la cour, pour regagner la porte charretière, qui donnait sur la route. Nous l’ouvrîmes doucement, et nous sortîmes enfin en faisant chacune un grand signe de croix, et priant Dieu de nous conduire à bon port.