Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/37

Partie 4, chapitre XXXVII.




CHAPITRE XXXVII.


Vilaine tournure que prend pour nous
cette affaire. Nous nous en tirons
heureusement.


Cette cruelle aventure, où nous étions évidemment victimes et bien innocentes, ma tante et moi, tourna cependant d’une manière fort inquiétante pour nous. Le juge de l’endroit ne cherchant, pour faire preuve de sa sagacité, qu’à trouver des coupables de plus, se figura, d’après les détails de l’affaire, que nous étions complices de monsieur de Lafleur dans le vol fait au grand vicaire, de sa voiture et de son argent ; en conséquence, il commença par nous faire traduire en prison.

Personne ne pouvait déposer en notre faveur, monsieur de Lafleur, le seul coupable de ce crime, ayant été tué dès le matin, et les deux voleurs arrêtés, étant morts pendant la nuit, des suites de leurs blessures.

L’hôte ne pouvait rien dire non plus à notre décharge, sinon que ma tante l’avait averti de la scélératesse de ce valet du grand vicaire, et que c’était d’après son avis qu’on avait arrêté les brigands et retrouvé l’argent. Mais le juge observait qu’elle n’avait parlé que le lendemain, quand elle s’était vue abandonnée par le scélérat avec qui nous avions consenti la veille à fuir, vraisemblablement dans l’intention de partager avec lui les fruits de son vol et de sa trahison.

Nous passâmes donc ainsi huit jours en prison dans des appréhensions et des souffrances mortelles, nous attendant à tous momens, comme on nous en menaçait, à être conduites à Paris par la maréchaussée, pour y être jugées ; et toutes les apparences étant contre nous, nous nous regardions déjà comme prêtes à être sacrifiées par le glaive d’une justice, hélas ! quelquefois bien aveugle.

Ce qui ajoutait le plus encore à notre douleur, c’était la cruelle précaution que l’on avait prise de nous séparer, pour nous empêcher de nous concerter ensemble pour les réponses que nous devions faire à nos interrogatoires. Le coup de la mort nous aurait été moins sensible que cette terrible séparation. Chacune de nous crut que l’on emmenait l’autre pour la conduire au supplice, et toutes deux fondant en larmes, en croyant nous dire un éternel adieu, nous demandions du moins par grâce, en protestant toujours de notre innocence, la douloureuse consolation de mourir ensemble.

On fut inexorable. On nous arracha des bras l’une de l’autre. On nous fit monter chacune dans une charrette avec d’autres véritables criminels qui allaient subir leur arrêt, et escortés par un détachement de cavaliers, nous partîmes pour Paris.

Déjà nous étions en marche pour ce fatal voyage, quand une berline attelée de quatre beaux chevaux, passa rapidement devant notre triste convoi : c’était celle du grand vicaire, qui pour des raisons particulières avait changé son chemin.

Le brigadier de maréchaussée, reconnaissant la livrée des domestiques, et les armoiries de la voiture, et voulant se faire honneur en annonçant à ce prélat, et le vol qui lui avait été fait, et la diligence avec laquelle il avait récupéré ses effets, poussa son cheval après la berline, l’atteignit, et fit sa déclaration.

Le grand vicaire, fort étonné de cette étrange aventure, ordonna à son cocher de le conduire à cette même auberge où Lafleur avait vendu son vis-à-vis, et dit au brigadier de m’y amener avec ma tante. Il revint donc nous retirer de ces tombeaux ambulans, effrayantes annonces de celui où nous comptions devoir bientôt être ensevelies, et nous reconduisit, à pied et attachées ensemble par une même corde, à la chambre où le prélat nous attendait seul.

Plus surprises que confondues à son aspect, puisque nous n’avions véritablement pas de reproches à nous faire, nous tombâmes à terre devant lui, mouillant le carreau de nos larmes, et sans pouvoir proférer une parole.

Il fit sortir le brigadier, et nous apostrophant d’un air très-courroucé, d’après la complicité qu’il nous croyait avec son perfide domestique, il nous demanda si c’était là la reconnaissance que nous aurions dû lui témoigner des bontés qu’il avait voulu avoir pour nous.

Je restai muette et éperdue… mais ma tante, qui avait plus de fermeté que moi, et sur-tout beaucoup plus de jugement et de connaissance des hommes, sentit tout d’un coup que notre innocence, et sur-tout les excuses trop raisonnables de notre vertu, ne suffiraient pas pour adoucir celui qui avait voulu l’attaquer ; pensant au contraire qu’il fallait dissimuler un peu de la vérité pour le prendre par son endroit sensible… car elle avait encore vu, au premier coup d’œil qu’il avait jeté sur moi, qu’il avait encore de l’inclination… ou au moins de la concupiscence pour ma personne…

« Comment, monseigneur, lui dit-elle, pouvez-vous imaginer que ma nièce et moi soyons assez scélérates pour avoir conçu l’infame dessein de vous voler une faible somme d’argent, quand vos bontés nous faisaient espérer d’en obtenir bien davantage, et sans reproches, puisque vous nous l’offriez de vous-même !… Comment pouvez-vous supposer qu’une jeune fille qui, indépendamment de votre mérite personnel (effectivement, le grand vicaire était bel homme et jeune), est susceptible de vanité et d’amour propre, ait pu préférer l’humiliation de vivre avec un misérable valet, à l’honneur d’être protégée par un grand seigneur, un des premiers prélats de l’église ? »…

(Elle savait que les grands vicaires deviennent bientôt évêques).

Ce discours de ma tante m’étonna d’autant plus de sa part, que, sauf pour les louis du peintre lors de mon déguisement en sainte Suzanne, c’était la première fois que je la voyais tergiverser avec sa conscience…

Quoi qu’il en soit, s’appercevant que l’orgueil du grand vicaire était flatté des louanges qu’elle lui prodiguait, et sans lui rien avouer du consentement que nous avions donné aux propositions de monsieur de Lafleur, elle lui raconta seulement et pathétiquement, comme quoi elle avait cru fermement, ainsi que moi, qu’il nous conduisait à l’endroit que monseigneur lui avait désigné ; comme quoi ce scélérat nous avait endormies à table ; comme quoi il m’avait enlevée en la laissant à l’auberge ; comme quoi il avait voulu me faire violence en chemin… bref, tous les dangers que j’avais courus depuis, pour avoir cru obéir à ses ordres (ce que, lui observa-t-elle adroitement, nous n’avions pas encore voulu déclarer à la justice par respect pour lui…), et finit par le conjurer de s’informer à l’aubergiste, qui lui confirmerait notre double assoupissement, ce qui était suffisant pour lui prouver la violence de son scélérat de valet envers nous, et notre ignorance sur ses projets criminels.

Elle plaida si bien notre cause, que monseigneur se laissa attendrir comme elle l’avait prévu, et que son amour pour moi se réveilla tout-à-fait… Alors il me demanda d’un ton vraiment amical, si je consentais de bonne foi à recevoir de lui les secours que l’intérêt qu’il prenait à moi, le portait à m’offrir.

Embarrassée de cette question, qui me paraissait équivoque, mais cependant significative, je baissai les yeux sans oser faire de réponse, craignant de l’irriter de nouveau… mais ma tante, qui avait ses vues, se hâta d’en faire une pour moi…

« Très-certainement, monseigneur, dit-elle, nous nous trouverons toujours trop honorées de vos moindres bontés.

» Que votre nièce veuille donc bien me le confirmer un peu, reprit-il. — Oh ! monseigneur, elle est si timide !… c’est encore une enfant, voyez-vous !… Suzon, baisez la main de monseigneur pour le remercier »…

Et elle lui prit elle-même la main, sur laquelle elle poussa ma tête…

« Oh ! je n’exige pas d’elle tant de respect, dit-il galamment ; un peu de reconnaissance, à la bonne heure ». Et il m’embrassa fort affectueusement, d’abord sur le front et ensuite sur les joues.

« Soyez tranquilles sur cette vilaine affaire, ajouta-t-il, je vais tout arranger en deux mots. Prenez ces dix louis, dit-il à ma tante ; une lettre, que j’ai reçue de monseigneur l’évêque, a changé et allongé ma route de quelques jours, mais dans une semaine je repasserai ici : restez-y en attendant, et sans parler absolument de ce que je veux faire pour vous ; dites seulement à l’hôte que je vous ai donné quelque chose pour dédommagement de ce que vous avez souffert à l’occasion de mon traître de valet… J’enverrai en avant, la veille de mon retour, un homme plus fidelle que le premier ; vous pourrez le suivre en assurance ; il aura mes ordres, et une voiture vous attendra à une lieue d’ici, pour ne pas donner prise aux malignes interprétations ; et je saurai vous rendre plus heureuses que vous ne l’avez été jusqu’à présent ».

Ma tante, pour achever sa comédie, se rejeta de nouveau à ses pieds, en m’en faisant faire autant, et l’appelant notre sauveur et notre bienfaiteur : il nous releva vivement, et m’embrassant encore, et plus amoureusement cette fois… « Huit jours de patience, ma belle enfant, me dit-il, et je saurai vous faire oublier tous vos chagrins ». Alors il fit appeler le brigadier. Comme Lafleur était mort, et que le secret de la commission amoureuse dont il l’avait chargé, n’était connu que de nous, ainsi que ma tante avait eu l’attention de le lui déclarer, le décorum de son état n’avait reçu aucune atteinte par cet événement, qui ne devait plus être envisagé que comme un vol de valet, qui, nous ayant rencontrées en route, avait voulu me séduire pour son compte. Le grand vicaire dit donc au brigadier, que, d’après les dépositions de l’aubergiste, et les preuves que nous lui venions de donner toutes deux de notre innocence, il demandait que l’on ne fît plus de poursuites contre nous ; que même, comme nous avions été soupçonnées injustement, et maltraitées, il avait cru nous devoir des dédommagemens ; qu’il désirait donc qu’il ne fût plus question de cette aventure, puisque son domestique, le seul coupable, avait été puni.

Le brigadier assura monseigneur que pour se conformer à ses désirs, qui valaient pour lui des ordres, il allait faire biffer toute la procédure au bailliage de l’endroit, et partit en nous faisant, à ma tante et à moi, toutes sortes de complimens de félicitation. Le grand vicaire dit ensuite à l’aubergiste que pour réparer le mal que nous avions souffert, nous allions rester quelque temps dans son auberge ; qu’il l’engageait à avoir des égards pour nous, et qu’il répondait de notre dépense ; qu’il gardât toujours son vis-à-vis et les chevaux que son valet lui avait vendus, et qu’en repassant, dans huit jours, il réglerait tous ces comptes-là, et il remonta en voiture, et continua sa route.