Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/32

(Volume II, tome 3p. 112-124).
Partie 3, chapitre XXXII.




CHAPITRE XXXII.


Je rencontre un milord. Ma tante me
présente au curé.


« Eh bien ! ma pauvre Suzon, me dit ma tante sitôt que nous fûmes en marche, voilà donc encore une histoire d’homme sur ton compte ? — Eh bien, ma chère tante, est-ce plus ma faute que ce n’était la vôtre quand le tabellion voulait vous signer la survivance de son épouse ? — Tu as raison. C’est un sort qui nous poursuit. — Mais, est-ce que toutes les pauvres filles sont exposées comme ça ? — Hélas ! oui, car tous les hommes un peu riches sont bien vicieux. — Il n’y a donc pas moyen de se préserver de leur vice… Vous m’avez dit bien souvent que la sagesse nous sauvait de tout… Eh bien, ma bonne tante, je suis certainement très-sage ; et malgré ma sagesse, voilà déjà cinq ou six fois au moins, de bon compte, que j’ai été bien près d’être… victime !

» Eh ! ma chère fille, la sagesse, vis-à-vis des libertins, est quelquefois un motif de plus pour exciter leurs passions criminelles… Peu flattés, dégoûtés même des victoires faciles qu’ils obtiennent sur ces filles dont l’intérêt ou la corruption décident la complaisance, ils cherchent des jouissances plus raffinées, en s’efforçant de triompher d’une ame honnête et vertueuse, mais aussi simple qu’innocente… Il n’y a pour ainsi dire qu’un sûr moyen pour nous mettre à l’abri de leurs indécentes persécutions. — Eh ! lequel donc, ma tante, que je l’emploie bien vîte ? — Ma pauvre enfant, c’est de vieillir… J’ai été, comme tu l’as vu par mon histoire, aussi persécutée que toi dans ma jeunesse, et quand tu auras cinquante ans, comme moi, ils te laisseront aussi tranquille que je le suis à présent. — Ah ! dieu, je n’en ai pas dix-huit, j’ai donc encore bien longtemps à être tourmentée ».

A force de causer ainsi, nous avancions, et nous arrivâmes enfin à Avon. Ma tante voulant prévenir le curé avant de me présenter, me déposa, pour un instant, dans une maison d’une paysanne qu’elle connaissait, et dont le mari travaillait par fois au jardin du curé.

Elle me recommanda d’être bien sur mes gardes, quoiqu’il n’y eût pas d’apparence de danger pour moi chez ces bonnes gens, pour le peu de temps qu’elle allait me quitter. Je le lui promis ; et après être convenues qu’elle allait m’annoncer sous le nom de Pierrot, son neveu, elle s’avança vers le presbytère, en me promettant d’être de retour au plus tard sous une petite heure.

Mais le diable n’a besoin que d’une minute pour faire un mauvais coup… Après m’être assise un instant dans la cabane du paysan, voyant que par intérêt pour moi, par amitié pour ma tante, ou seulement par curiosité, l’homme et la femme m’accablaient de questions auxquelles j’étais embarrassée pour répondre, dans la crainte que j’avais de ne pas le faire juste, et de me couper… je prétextai un mal de tête et un besoin de prendre l’air, et je sortis pour me promener sur le chemin.

Il n’y avait pas un demi-quart d’heure que j’y marchais, lorsqu’il passa une voiture fort élégante, revenant de la cour, qui était alors à Fontainebleau ; il y avait dedans une belle dame avec un anglais.

La dame me regarda beaucoup, et me fit remarquer par l’anglais. Ils firent arrêter la voiture, en tirant le cordon du cocher, pour mieux me considérer ; et en même temps la dame m’appela d’un air d’amitié. Je m’avançai volontiers à la voix d’une jeune et jolie femme. « Que souhaite madame ? lui dis-je, aussi poliment que je crus le devoir. — Oh ! faites donc attention, milord, il a la voix aussi intéressante que sa figure est jolie !… Que faites-vous par ici, mon enfant ? — Madame, je viens pour y rester avec ma tante, qui est gouvernante de monsieur le curé. — Oh ! milord, un enfant comme cela serait charmant pour faire un jokey. Yesf, veri wouel, répondit le milord. Goddem ! mon petit, venir ici, je parler avec toi… ». Il me fit signe de monter sur le marche-pied de sa voiture. J’y grimpai sans défiance, et m’appuyant d’une main sur la portière, l’anglais me prit le bras, et me dit : « Mon petite, laisser là ta tante et ta curé, et venir toi avec nous, je faire galonner toi par toutes les tailles ; je mettre toi sur une belle cheval, et au lieu d’être un paysan, toi i va paraître toute suite prafe comme un marquis. — Oh ! mon bon monsieur, je vous remercie, mais je ne peux pas quitter ma tante sans sa permission.

» Comment ! mon petit ami, reprit affectueusement la belle dame, est-ce que vous craignez de n’être pas bien avec nous ? Soyez tranquille là-dessus. Je suis bonne, moi, et milord est généreux. — Je le crois bien, madame, mais je ne suis pas le maître. C’est ma tante qui décide tout. — Oh, goddeam ! je connaître pas la tante, et je demander pas son permission. La neveu i conviendre pour moi, et j’emmener pour lui. Fouetter cocher ». Et il me retint fortement par le bras sur la portière, pendant que le cocher poussa ses chevaux, qui nous emportaient vivement, et que je criais de toute ma force et me démenais pour m’échapper, au risque d’être écrasée en tombant sous les roues de la voiture.

Ma tante revenait justement alors du presbytère, et reconnaissant de loin ma voix, et me voyant pendue à cette voiture, qui fuyait en m’emportant, elle ameuta, en se mettant elle-même à crier encore plus fort que moi, une troupe d’hommes qui battaient en grange à côté de la cabane du paysan, et qui coururent tous, avec elle, après l’anglais avec leurs fléaux, en criant, en chorus : Arrête ! arrête !

Pour surcroît de bonheur, un postillon, de retour de Fontainebleau à Paris, était arrêté là aux environs à boire un coup : il remonta vîte à cheval et galoppa après la voiture qu’il arrêta ; ce qui donna le temps à ma tante et aux batteurs d’arriver. Ils entourèrent l’équipage fugitif, en menaçant les ravisseurs de leurs fléaux. Ma tante me reprit, et tous ces bons paysans nous remmenèrent en triomphe après avoir un peu houspillé la voiture, les chevaux, le cocher, le milord, et jusqu’à la belle dame, qui voulaient emmener des français pour en faire des jokeys malgré eux.

Après avoir bien remercié mes libérateurs, ma tante, en me conduisant chez le curé, voulut commencer à me gronder un peu sur cette nouvelle aventure. « Eh mais, ma chère tante ! lui dis-je avec un peu d’humeur, menez-moi donc dans un pays où il n’y ait pas des hommes… et même des femmes, car je ne sais plus comment voir les choses, ni qu’en penser, puisque c’était la femme qui était la plus entêtée pour m’avoir, et qui a poussé le milord à mon enlèvement. — Mais tu as toujours le premier tort d’avoir marché sur le chemin ; il fallait rester chez la paysanne. — Mais chez la paysanne il y avait un homme aussi ! — Oui, mais cet homme-là est honnête. — Ça se peut ; mais le faux cousin que nous avons rencontré et suivi, avait l’air de l’être aussi. — Mais il est vieux. — Le procureur chez qui j’ai servi, l’était aussi. — Mais sa femme était là. — Eh mais le lit où était la femme du tabellion, touchait au vôtre !… Vieux ou jeunes, mariés ou garçons, vous m’avez déjà dit, ma tante, et je le vois bien par moi-même, que les hommes en cherchent et en prennent par-tout : je vous le répète encore, ça ne sert à rien de se méfier d’eux, il faut les fuir tout-à-fait… Oh ! menez-moi vîte dans un endroit où il n’y en ait pas.

» En ce cas là, viens donc avec moi : c’est pour ça que je te mène au presbytère ; c’est comme s’il n’y en avait pas, là. — Mais n’y a-t-il pas monsieur le curé. — Oh ! Jésus ! qu’est-ce que tu vas penser et dire là ! c’est un blasphème, ça, ma nièce ! et tu t’en confesseras… C’est un saint homme, je t’en ai prévenue : j’ai déjà demeurée un an chez lui jadis… et, sans vanité, je te valais bien dans ce temps-là, si ce n’est pour la figure, au moins pour certains autres agrémens… dont certes un amateur pouvait bien s’accommoder… et jamais il ne m’a dit un mot, ni fait même un geste qui ait pu effaroucher ma pudeur… Il y a pourtant dix-sept ans de ce que je te parle là, et il était encore jeune aussi, lui, et dans l’âge de la tentation ; au lieu qu’à présent, le pauvre cher homme… eh mon dieu ! il n’a seulement pas l’idée du péché !… Après ça, il n’y a plus que son vicaire… — Eh mais, ce vicaire, c’est un homme encore, je crois bien !… — Oui, c’en est un, si tu veux ; mais pense donc que ces gens-là font vœu de la chasteté, et qu’ils la prêchent tous les jours !… — Je le sais bien, ma tante, mais la prêcher aux autres, et l’observer soi-même, c’est deux !

» Oh mais ! tu es trop soupçonneuse, aussi !… et, comme je t’ai dit, c’est un gros péché que de penser mal de ces gens-là. — Dame, c’est qu’après ce que j’ai vu, et tout ce que vous m’avez raconté, je me méfie de tout le monde. — On peut se méfier, ma nièce, mais il ne faut pas calomnier : pour moi, je passerais le jour et la nuit bien tranquillement auprès du vicaire. — Ma tante, vous venez de me dire que vous aviez cinquante ans passés. — Je sais bien mon âge, ma nièce ; mais, quoique je vous l’aie accusé, et peut-être même à quelques mois de trop… car je n’ai pas d’amour propre ; apprenez qu’il y a des personnes qui ne paraissent pas avoir celui qu’elles ont réellement… Au surplus, je serai là pour veiller sur tout, et je ne vous laisserai ni séduire par les autres, ni écarter de vous-même ».

Pendant cet intéressant dialogue, nous étions arrivées au presbytère, et nous y entrâmes.

Le bon et vieux curé me reçut fort bien sous le nom de Pierrot, et, après trois ou quatre questions auxquelles ma tante répondit plus de moitié pour moi, le vertueux pasteur me dit que par considération et estime pour ma tante, il me garderait chez lui, et m’emploierait à de petites occupations, comme de nettoyer dans l’église, d’épousseter les chandeliers, de récurer les lampes, de frotter les bancs, etc., et qu’il me recommanderait au vicaire pour qu’il m’apprit bien ma religion, mon catéchisme, et sur-tout qu’il me mît en état de répondre sa messe… qu’enfin il ferait de moi un petit sacristain, et qu’avec le temps, si j’étais sage, je parviendrais à l’éminente dignité de bedeau.

Cette belle perspective-là ne me flattait pas infiniment, et l’honorable et imposant emploi de répondre la messe, ou celui de distribuer de l’eau bénite, ne m’affriandaient pas plus l’un que l’autre. Cependant je n’osai rien dire là-dessus au curé, de mon chef, et je me réservais à causer avec ma tante, sur l’inconvenance qui me frappait déjà entre mon sexe, et les fonctions auxquelles on me destinait.

Effectivement, pas plus tard que le soir, lorsqu’après le souper et le coucher du pasteur, nous fûmes retirées dans la chambre de ma tante, j’essayai à lui faire sentir l’inconséquence de notre démarche et le ridicule qu’il y aurait à voir une fille à genoux sur les marches de l’autel, soulevant humblement le derrière de la chasuble de monsieur le curé… ce qui me rappelait presque le tableau de ma bonne tante relevant la chemise d’un malade, pour lui insinuer un remède.

Elle me répondit en vain que les assistans ne sauraient pas que je serais une fille, et qu’ainsi il n’y aurait pas de scandale… Je voyais toujours là un louche qui me répugnait autant que le premier lavement que j’avais refusé de donner à monsieur l’abbé, maître de monsieur de Lafleur… et je ne savais à quoi me déterminer.