Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/04

Partie 1, chapitre IV.



CHAPITRE IV.


Je déjeûne avec monsieur de Lafleur. Il veut me donner une leçon de cuisine.


Sitôt que nous fûmes hors de chez ma tante, monsieur de Lafleur me demanda de quelle complaisance elle voulait donc me parler, puisqu’il avait été témoin lui-même du refus obstiné que j’avais fait chez son maître… et par où j’avais pu la fâcher si fort.

Moi qui y allais à la bonne foi, et qui aurais été très-chagrine de me voir soupçonnée d’un tort par celui qui me témoignait tant de bonne volonté, je lui avouai ingénuement que je croyais que ma tante avait quelque sujet particulier d’humeur, ou quelque lubie qui lui troublait l’esprit, puisque loin de me sentir coupable en rien, je n’avais cherché qu’à faire quelque chose qui lui fût agréable… Bref, que ne pouvant pas prendre sur moi de donner de lavemens pour lui plaire, j’avais cru du moins devoir consentir à m’en laisser donner le semblant d’un par son élève… et le tout pour contribuer à le former.

Ce mot de semblant que je venais d’employer, fournit à monsieur de Lafleur l’occasion de me faire plusieurs demandes inintelligibles pour moi, et auxquelles je ne pus répondre d’une manière satisfaisante apparemment ; car me questionnant toujours, et sur la seringue et sur la canule d’Anodin, que je n’avais pu voir, et sur la façon dont il s’était posté pour opérer, ce que je n’avais pas regardé non plus,… et si le lavement avait pénétré… Sur ma négative, il finit par me dire, en riant cependant, que ma tante avait eu raison de me défendre la sauce aux cornichons.

« Eh ! mais, monsieur ! lui dis-je, aussi piquée alors contre lui que contre ma tante, je ne conçois rien aux emblêmes que vous me faites ainsi qu’elle, et il n’y a pas eu de sauce dans tout cela. Tant mieux, reprit-il, et c’est bien heureux pour vous ! Mais vous l’avez échappé belle, et la bonne tante est arrivée fort à propos !… Au reste, ma chère enfant, je vous conseille très-fort, et pour votre bien, d’oublier ce petit Anodin, et de ne plus recevoir des semblans de lavemens de personne,… à moins que ce ne soit de moi.

» Comment ! de vous, monsieur ? Est-ce que vous voudriez aussi vous destiner à cet état-là ? Est-ce que monsieur l’abbé, votre maître, voudrait priver ma tante de son emploi pour vous le donner ?… Ah ! ça ne serait pas généreux à vous d’aller sur ses brisées ; et puisque vous avez la bonté de vouloir faire du bien à la nièce, ayez donc encore celle de ne pas retirer à la tante son gagne-pain !

» Soyez bien tranquille, charmante et innocente Suzon, me dit-il en m’embrassant (car nous étions dans une petite rue où il ne passait personne alors) je n’ai pas les intentions plus clystérisantes que les vôtres, et jamais je ne donnerai de lavemens à aucun homme. Je m’expliquerai avec vous sur tout cela quand nous allons avoir fait plus ample connaissance ; mais vous n’avez sans doute pas déjeûné, car il est de trop bonne heure, et comme ce n’est pas encore le moment de vous présenter dans la maison où je vous conduis, nous allons entrer dans une auberge. Tout en mangeant un morceau pour vous remettre de la frayeur et du chagrin que vous a fait la colère de Geneviève, je vous donnerai quelques petites instructions préliminaires dont vous avez besoin pour le nouvel état que vous allez exercer ».

Sensible à l’intérêt qu’il prenait à moi, je le suivis sans rien répondre, mais remerciant intérieurement le ciel de m’avoir envoyé ce digne protecteur.

Nous nous arrêtâmes bientôt après chez un marchand de vin traiteur qui avait des petits cabinets fort propres, et monsieur de Lafleur en ayant choisi un et commandé un joli déjeûner, m’y fit entrer avec lui. La fenêtre donnait sur un petit jardin très-agréable ; il faisait fort chaud, et nous la laissâmes ouverte, tant pour avoir de l’air que pour jouir de la vue des fleurs.

On nous servit un charmant ambigu et d’excellent vin. Peu accoutumée à un ordinaire si délicat, et excitée par les prévenances de monsieur de Lafleur, qui garnissait toujours mon assiette et remplissait mon verre (avis que je donne en passant aux jeunes filles qui déjeûnent avec des hommes jeunes ou vieux) j’officiai de bon courage… Les propos gais qu’il me tenait, assaisonnés toujours de complimens flatteurs sur ma figure, sur ma taille, enfin sur toute ma personne, m’ayant mis moi-même en très-belle humeur… (qu’on prenne aussi garde à cela ; tous ces jolis moyens-là nous enivrent encore plus que le vin) j’oubliai bientôt la tracasserie que ma tante m’avait faite, et le conseil qu’elle m’avait donné en me quittant, de n’avoir plus de complaisance ; et toute pénétrée des bons procédés de monsieur de Lafleur, je pensais au contraire que je n’en saurais avoir assez pour lui.

Sous prétexte de la chaleur, il m’avait débarrassée de mon fichu, et la blancheur de mon cou et de mes épaules m’avait déjà valu de nouveaux éloges. Ma gorge même, qui commençait à se montrer avantageusement, avait aussi été l’objet de son admiration, et innocemment je le laissais regarder et toucher tout cela, parce qu’en même temps il avait l’attention et l’adresse de me dire, comme ma tante, qu’il ne fallait le laisser toucher à personne. Le moyen de se défier d’un mentor qui vous donne de si bons avis !… D’ailleurs l’amour propre… d’ailleurs le vin… (car je commençais à être en pointe) prêtaient encore à la situation, et contribuaient à lui faire plus beau jeu.

Voulant pourtant donner à ses gestes familiers une apparence de nécessité, il me mit sur le chapitre de la cuisine ; et pour juger de ma science, lui qui, disait-il, était expert en cette partie, et joignait à la qualité de valet de chambre de monsieur l’abbé, celle de son cuisinier, il me questionna sur différens ragoûts et accommodages, et rabattit enfin sur l’embrochage et le retroussement d’une pièce de volaille.

N’étant pas content de mes réponses sur cet article, il dit qu’il allait me donner une leçon, et pour me la rendre plus sensible par des exemples, s’appliquer d’abord à me faire bien observer les jointures des membres… Mais comme nous n’avions pas de volaille pour servir à ces démonstrations, il ajouta en plaisantant qu’une jeune et jolie fille comme moi, fraîche et grassouillette, pouvait bien figurer une poularde, et qu’il m’allait faire remarquer sur moi-même tous les détails de l’opération.

J’éclatai de rire à cette proposition, aussi folle que ridicule, et sans y entendre malice, mais seulement pour le prendre en défaut, je consentis à le laisser démontrer. Il me faisait toujours boire à bon compte, et la jeune fille commençait à n’avoir guères plus de raison que l’oiseau qu’elle allait représenter.

Il me tira les bras nus hors de mes manches, et me les retournant doucement par-dessus mes épaules qu’il baisait par occasion : « Voilà, dit-il, comme on place les ailes ; quelquefois on coupe ces extrémités-là », en donnant de petits coups sur mes mains et sur mes pieds : « Mais ici ce serait dommage, et nous conserverons tout. Après, voici comme on arrange les cuisses » ; et sa main préceptorale arrangeait en même temps : « On met une barde ici dessus et une autre par là, et ensuite on embroche par ici ». Alors, emporté par l’intérêt qu’il mettait à sa leçon, je ne sais avec quoi il figurait déjà la broche… quand ma chère tante, que le hasard avait amenée pour ses fonctions dans la maison d’un malade tout vis-à-vis du cabaret où nous étions, se mit à la fenêtre pour vider un bassin, et plongeant directement sur la nôtre toute grande ouverte, elle aperçut sa pauvre nièce que l’on métamorphosait en poularde.

Elle jeta un cri perçant, et du même temps nous lança le bassin tout rempli qu’il était. Il me tomba juste sur le milieu du corps, et s’y étendit désagréablement, en guise de la barde que monsieur de Lafleur n’avait fait qu’indiquer.

Cette immersion subite et fétide, ainsi que le contact douloureux du vase, nous rappelèrent soudain tous deux, monsieur de Lafleur à la prudence, et moi à la raison et au repentir assez tardif, il est vrai, mais du moins encore à temps pour me sauver de plus grand mal. Il est pourtant heureux, me disait-il encore, que vous étiez découverte, ça fait que vos habillemens n’en seront pas gâtés. Je le repoussai vivement, et m’essuyant de ce déluge infect, et me rajustant de mon mieux, je commençais à lui adresser des reproches amers et bien mérités sur son inconséquence et les libertés indécentes qu’il venait de prendre, lorsque ma tante entra furieuse pour partager entre nous deux les apostrophes les plus énergiques.

Sa distribution ne fut pourtant pas égale, car ne pouvant nous sermonner tous deux à la fois au gré de sa colère, elle se contenta d’agir, avec la langue, sur lui qui était le plus coupable, tandis que ses pieds, ses poings et ses ongles marquaient et terminaient toutes ses périodes sur les différentes parties de mon corps.

Monsieur de Lafleur cependant, se reprochant d’être auteur de tout le scandale et de ses suites violentes, par l’abus qu’il avait fait de ma simplicité, se mit entre ma tante et moi, et, au risque de rembourser à ma place quelques-unes des gourmades dont elle me régalait si libéralement, il prit tout sur son compte, lui avouant lestement que tout ce qu’il en avait fait n’était que pour rire, et pour se convaincre par lui-même du degré de mon ingénuité qu’il lui assura être entière.

Au reste, ajouta-t-il, il était bien éloigné d’avoir eu aucun mauvais dessein, puisqu’au contraire, et d’après la preuve qu’il avait acquise par là de mon innocence, son projet était, sous son bon plaisir, de partager avec moi sa petite fortune actuelle qui était déjà en assez bon état, et qui ne pouvait que s’augmenter encore, et fort vîte, par les bontés que monsieur l’abbé, son maître, avait pour lui.

Ma tante fut un peu appaisée par cette explication à laquelle il donnait un grand air de bonne foi, par des caresses et des complimens qu’il sut adroitement lui faire à elle-même, et plus encore par l’aspect d’un pâté de jambon dont il la pressa vivement de faire l’ouverture, après lui avoir versé et fait avaler au préalable un grand verre de vin de Chably, excellent, disait-il, pour lui rasseoir les sens. Elle consentit enfin à s’attabler avec nous, et à oublier la leçon de broche, comme elle avait passé par-dessus celle de la seringue, mais en revenant toujours à son refrein favori, qui était la défense expresse de me laisser jamais endoctriner par d’autre qu’elle, dans tel talent que ce fût.

Cette seconde bourrasque ainsi heureusement calmée, la tranquillité revint parmi nous, et sans plus parler ni de lavemens ni de cuisine, on ne pensa plus qu’à boire et à manger.

On s’acquitta si bien de ce dernier et joyeux office, qu’en peu de temps l’ambigu, qu’à l’exception du vin nous n’avions fait qu’effleurer avant l’arrivée de ma tante, fut absorbé dans nos estomacs complaisans, où il se nicha comme repas préliminaire que monsieur de Lafleur nous offrait à compte du régal prépondérant qu’il devait nous proposer pour la disposition à la convention et à la signature de ses accordailles avec moi ; car il faisait déjà entrevoir à ma bonne et crédule tante, ainsi qu’à moi, que ses vues se portaient uniquement là, sitôt, disait-il, qu’il serait parvenu à m’assurer un état.

La carte payée, il prenait congé de ma tante, et parlait de me conduire chez mes nouveaux maîtres ; mais la fine Geneviève, dont la prudence sommeillait quelquefois un peu, mais ne s’endormait pas tout-à-fait, avertie d’ailleurs par la double expérience qu’elle venait de faire de ma grande simplicité, et du danger qu’il y avait à m’abandonner à moi-même, observa très-poliment à monsieur de Lafleur que quoiqu’elle eût en lui toute la confiance possible, et qu’il devait mériter après la déclaration si honorable pour nous qu’il nous avait faite de ses sentimens, elle croyait qu’il serait plus décent que sa nièce fût présentée en condition par-devant elle, que par un jeune homme tout seul, et qu’en conséquence elle allait nous accompagner.

Monsieur de Lafleur voyant qu’elle était décidée à ne pas démordre de l’article de la société, pensant d’ailleurs en lui-même qu’il retrouverait d’autres occasions plus avantageuses de tête à tête avec moi, ne s’obstina plus à me conduire seul. Nous partîmes donc tous les trois, après qu’il eût obtenu de ma tante, en l’embrassant la première, la permission de m’embrasser aussi pour preuve de notre triple et sincère réconciliation.