Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/03

Partie 1, chapitre III.



CHAPITRE III.


Ma tante veut former un élève. Complaisance que j’eus pour lui. Ma tante prend mal la chose.


Ma tante, de retour à la maison, commença par me tancer rudement, et me reprocher la perte de sa dent, dont effectivement j’avais été involontairement la cause ; mais, comme elle était bonne femme au fond, que d’ailleurs le mal était sans remède, et que je m’efforçai de l’adoucir par mes soumissions et mes excuses, elle finit par se calmer… en pensant sur-tout à la protection dont nous avait flattées le laquais de monsieur l’abbé. L’espérance de me voir bientôt employée pour la bouche, la fit désister de la résolution qu’elle avait formée de me fixer plus bas ; mais elle ne perdit pas l’idée de se donner un adjoint.

Elle avait, comme tous les artistes distingués, la noble ambition de vouloir former au moins un élève. Voyant donc qu’elle ne pouvait plus compter sur moi, elle chercha de côté et d’autre un sujet mâle ou femelle qu’elle pût faire dépositaire et successeur de son talent et de sa réputation… Car un nouveau venu, en métier comme en noblesse, s’ente et profite sur un nom ancien et recommandable, comme, quoiqu’à l’inverse, un arbre de bonne race sur un sauvageon.

Elle fixa enfin ses vues sur un jeune homme, fils d’une de nos voisines, qui depuis quelque temps venait passer les soirées chez nous, et nous faisait des lectures de romans et de journaux qui amusaient beaucoup ma tante.

Elle lui fit d’abord beaucoup valoir, comme elle avait fait à moi, les prérogatives et les revenant-bons de cet intéressant métier, l’assurant qu’outre les honoraires ou rétributions fixes et connues pour la positure et le poussement de la seringue, il y avait encore des profits secrets qu’elle lui ferait connaître en temps et lieu, comme par exemple dans la fourniture des lavemens, manipulation des drogues, composition des tisanes diurétiques, laxatives, rafraîchissantes, etc… Elle le pérora si bien enfin, qu’elle le détermina à lui servir d’aide, et à opérer sous son inspection, en attendant qu’il fût assez profond et adroit pour voler de ses propres ailes.

Elle le mena donc avec elle chez ses malades, et commença à lui faire étudier la carte des pays-bas. Pour moi, afin de me mettre aussi en état d’exercer dignement mon autre office, quand monsieur de Lafleur, le valet de monsieur l’abbé, me l’aurait procuré, comme il l’avait promis, elle se remit à me donner régulièrement le matin et le soir des leçons de cuisine ; et comme j’avais plus de goût pour cette science-là que pour l’autre, je fis des progrès rapides, et je fus en peu de temps en état, non-seulement de faire assez de ragoûts et de sausses pour une petite cuisine, mais même de faire danser l’anse du panier dans une grande.

L’élève en pharmacopolerie mordait de même sur sa partie ; et comme les grands talens, ou du moins ceux qui doivent devenir tels, s’annoncent d’avance par des dispositions, des indications qui percent dans toutes les occasions, ce jeune néophyte, depuis son introduction dans l’état du canon, s’occupait continuellement de ses augustes fonctions ; il ne pensait, ne parlait et ne rêvait que de seringues, de canules, de clystères et d’anus… Tous les soirs, après la rentrée de ma tante qu’il accompagnait chez nous, la conversation ne roulait jusqu’à la nuit (parce qu’alors ma tante se partageait entre lui et moi) que sur nos deux états ; ce qui, par nos interrogations et ses réponses, qui se croisaient de l’un à l’autre, formait l’assemblage et le quiproquo le plus baroque de ragoûts et de lavemens, de pot-au-feu et d’orge mondé, de fricassées de poulets et de miel rosat, de casseroles et de seringues, de pâtés de Godiveau et de décoction de jacinte… De sorte qu’un écouteur à la porte, se serait donné au diable pour deviner s’il était à l’entrée du laboratoire du pharmacien Cadet, ou de la cuisine d’un fermier-général.

Ma bonne tante s’endormait en nous distribuant ainsi ses instructions, et le jeune homme alors, qui auparavant s’était borné à me serrer la main et à me dire bonsoir en se retirant, devenu plus hardi depuis que ma tante l’avait poussé dans le monde, s’émancipait jusqu’à m’embrasser… Permission qu’il me demandait toutefois, pour se dédommager, me disait-il, de n’avoir pas vu un visage dans toute sa journée… et il s’allait coucher, et je réveillais ma tante qui se couchait aussi, et moi de même, pour recommencer à rêver tous les trois, le jeune homme, lavement, moi, cuisine, et ma tante tous les deux.

Or il advint qu’un beau matin notre nouveau et enthousiaste canuliste entra dans notre chambre pour prendre les ordres de ma tante, et l’accompagner à son ordinaire dans ses visites secrètes : il avait à la main sa seringue qu’il ne quittait jamais, car même, tel qu’un brave qui, en se couchant, met son épée sous son chevet pour être toujours prêt au combat, le jeune Anodin (nom que ma tante lui avait substitué à celui de Blondin qui était son véritable) faisait reposer à côté de lui, en dormant, l’instrument honorable dont il attendait et profit et renommée.

Ma tante, qui ce jour-là, par hasard, n’avait ni estomac à soulager, ni colique à appaiser, ni bas-ventre à rafraîchir, ni intestins à détortiller…, était sortie pour ses affaires particulières, ou même, je crois, pour des pratiques de dévotion ; car, sur ses vieux jours, la perspective de la mort commençait à la rendre scrupuleuse sur beaucoup d’articles qu’étant plus jeune elle avait traités de mièvretés.

Le jeune Anodin entra donc avec sa seringue, comme j’ai dit, et ne voyant pas ma tante, il se hasarda, sans permission cette fois, à me donner un baiser, en me disant cependant pour excuse qu’il pouvait bien faire le matin, en l’absence de ma tante, ce qu’il faisait le soir en sa présence…

« Oui ! mais, lui répliquai-je, en sa présence quand elle dort. Eh bien ! répondit-il, sa présence, quand elle dort, est comme son absence, quand elle n’y est pas ; par conséquent il n’y a pas plus de mal à l’un qu’à l’autre ».

A cette vive répartie je ne sus que dire, et je supposai qu’il avait raison, puisque personne n’était là pour lui donner tort… D’ailleurs il était gai, aimable, complaisant pour ma tante qui l’aimait beaucoup, et pour moi à qui il ne déplaisait pas… Je ne lui fis donc pas un crime de cette liberté, que je lui laissai même reprendre une seconde fois, pour lui prouver, comme il me le demanda, que je ne lui savais pas mauvais gré de la première.

Alors, pour tuer le temps en attendant le retour de ma tante, nous nous mîmes à parler des deux seules choses que nous savions et qui nous intéressaient, cuisine et lavement.

Quant à la cuisine, il me ferma la bouche en me disant qu’il n’en savait pas assez pour me répondre et m’être utile… mais que sur son article à lui, je pouvais lui être d’une véritable utilité.

« Je ne le crois pas, lui dis-je ; j’ai toujours eu pour cet état une aversion décidée, et je ne saurais pas vous en dire un mot qui puisse vous être profitable.

» Mais, reprit-il en jouant toujours avec sa seringue, je ne demande pas non plus que vous m’en parliez, mais, avec un peu de complaisance, vous pourriez me favoriser pour répéter les leçons que votre bonne tante m’a données… Je suis encore bien novice, et peu au fait pour placer la canule ; d’ailleurs, avec ces hommes d’église pour la plupart, ou ces graves conseillers, ou ces grossiers richards, ou ces insolens parvenus, ou ces vieilles bigottes… je suis tout honteux, et je ne me donne pas le temps ou la hardiesse d’ajuster, de sorte que presque toujours je manque mon coup, et je reçois des affronts, et votre tante des réprimandes ; mais si vous vouliez, vous mam’selle, avec qui je suis plus libre, avoir la complaisance de vous prêter un peu, seulement pour que je puisse prendre le temps et les dimensions… Une épreuve comme ça de pratique me vaudrait mieux que dix leçons de théorie.

» Comment ! lui dis-je, toute étourdie de sa proposition, qu’est-ce que vous me demandez donc ?… de me donner un lavement, à moi, qui n’en ai que faire et qui me porte bien !…

» Oh ! je le vois bien, et j’en suis bien aise, et que Dieu vous conserve toujours la santé ! reprit-il vivement, mais je ne veux pas vous en donner non plus ; je n’en ferai que le semblant… d’ailleurs il n’y a rien dans ma seringue ;… tenez, voyez plutôt… C’est seulement comme un temps d’exercice que je veux répéter pour attraper le tact, comme on dit, et acquérir de l’habileté à rencontrer, ajuster et placer ; ça fait trois mouvemens essentiels, et puis après ça on pousse… Mais c’est que quand on n’est pas bien au fait, comme moi, on tâtonne, on fait languir le malade, et ça l’impatiente. Oh ! prêtez-vous, je vous en prie, ma bonne petite amie, c’est pour faire plaisir à votre tante, qui voudrait déjà me voir plus avancé que je ne suis, parce que je la soulagerais bien dans sa besogne, au lieu qu’à présent elle n’ose presque me confier aucune expédition d’importance ».

Enfin il me déduisit si naïvement et si sensiblement ses raisons, que je ne pus me défendre de cet acte de complaisance, sur-tout en pensant que c’était entrer dans les vues de ma tante, qui ne désirait que l’avancement de son élève ; et après m’être bien assurée qu’il n’y avait rien dans sa seringue, car jamais je n’aurais voulu consentir à être véritablement clystérisée… je me plaçai donc sur le pied du lit de ma tante dans l’attitude favorable à son désir, et lui m’ayant bien et dûment retroussée, se mit de même en posture et présenta sa seringue.

Il commença par chercher à ajuster… Le mouvement de ses doigts, qui me chatouillaient en tatonnant pour s’assurer, apparemment, me faisait frétiller et dérangeait son instrument… Lui-même occupé, disait-il, et même extasié à contempler des formes agréables, un beau contour, une peau fraîche, blanche, polie et satinée, qui ne sentait pas du tout sa malade, éprouva un redoublement de santé qui lui fit trembler la main ; la seringue lui échappa…

Je ne sais comment il fit pour la retrouver ou la remplacer, mais je lui criais qu’il prît garde, et qu’il se trompait, que la canule était trop grosse… Il poussait et enfonçait toujours, si bien que malgré mes objections et la chute de la seringue, le lavement allait parvenir à sa destination, lorsque ma tante entra subitement et nous surprit tous deux en notre double fonction active et passive.

Toute préoccupée de son état, ses premières pensées, comme ses premiers mots, furent d’approbation, et la vue de mon postérieur tourné vers son élève, la fit équivoquer aussi. « C’est fort bien, mes enfans ! dit-elle, j’aime à voir qu’on s’exerce ; c’est-là le moyen de parvenir. Je l’ai toujours bien jugé, Anodin a des dispositions étonnantes pour cette partie-là, et il y fera son chemin ».

Mais approchant de plus près, et voyant la seringue à terre, elle commença à soupçonner un quiproquo ; et de suite ayant mis ses lunettes, elle, plus connaisseuse que moi, ne put se méprendre à la canule.

« Comment, petit misérable ! dit-elle à mon clystériseur, en s’assurant de la main plus encore que des yeux : comment, petit effronté scélérat ! sont-ce là les lavemens que je vous ai appris à insinuer ?… Et vous, petite dévergondée ? il me paraît que ce jeu-là vous plaît plus que l’autre, et que vous aimez mieux en recevoir qu’en donner !

» Eh mon Dieu, ma tante, dis-je en me relevant et recouvrant les parties que j’avais encore à l’air, c’est par complaisance pour vous et votre élève ; mais vous vous fâchez toujours, quand je veux et quand je ne veux pas. Dame, moi, je ne sais plus comment faire pour vous contenter ».

Une paire de soufflets bien appliqués sur mes deux joues, qui étaient à la portée de ses deux mains, lui tint lieu d’une réplique que la colère l’empêchait de trouver à la portée de sa langue ; et le zélé, mais déconfit Anodin, qui la vit venir sur lui avec la seringue qu’elle avait ramassée, se sauva vîte en se contentant de remporter sa canule.

Tout l’orage se concentra donc sur moi seule, qui ne comprenais rien au courroux de ma bonne tante, et qui l’irritais toujours davantage en lui répétant que je ne m’étais prêtée que pour lui faire plaisir, et qu’il y avait contradiction dans ses principes… Heureusement pour moi, monsieur de Lafleur entra justement au plus fort moment de sa fureur, et me sauva la plus grosse part de la débâcle qui me menaçait encore.

A son aspect, ma tante fit sans doute une réflexion de prudence qui servit à la calmer, de même qu’un coup de fusil tiré dans une cheminée enflammée, en éteint soudain le feu. Elle pensa vraisemblablement qu’elle ne devait pas lui laisser savoir ce qui venait de se passer entre l’apprenti apothicaire et moi ; mais ses réponses équivoques et énigmatiques pour moi, qui étais vraiment bien innocente, continuèrent à me prouver qu’elle m’en voulait toujours, et qu’apparemment j’avais fait un gros mal sans le savoir. Monsieur de Lafleur venait pour nous apprendre qu’il m’avait trouvé une condition, et demanda à ma tante si j’étais en état de me présenter.

« Oh que oui, allez, lui répondit-elle brusquement, mam’selle n’est pas gênée pour se présenter.

» Eh mais ! lui dit-il, remarquant son ton brutal, et voyant rouler des larmes dans mes yeux, qu’avez-vous donc toutes deux ? Il y a de la mauvaise humeur sur jeu ! Est-ce que la charmante Suzon vous aurait gâté une sauce ? — Ouï dà, vous y êtes. Si je n’étais pas arrivée à temps, elle allait m’en faire une belle ! — Comment donc ça ? une sauce piquante ? — Oh oui, et des plus piquantes même » !

Lui qui voulait rire pour faire diversion à l’humeur de ma tante, ajouta gaiement : « Ah ! aux cornichons, sans doute ? Eh mais oui, positivement, reprit-elle ; c’est le goût de mam’selle. Mais comme elle n’est pas encore assez avancée pour ça, c’est justement ce que je lui défends, moi, d’employer des cornichons. — Ah ! vous voulez qu’elle s’en tienne aux sauces blanches ! — Eh ! laissez-nous donc tranquilles, vous, avec vos sauces !… — Dame, c’est que dans celles-là il y a un tact à connaître pour bien attraper la liaison. — Oh ! elle l’attrape assez ben ; mais je ne veux pas de ces liaisons-là, moi,… souvenez-vous-en, mam’selle ! — Mais enfin que sait-elle donc faire de bien ? Est-elle capable de servir un bon rôti, d’embrocher un gigot de mouton, un carré de veau ? — Ah ! pardine, ce n’est pas la broche qui la fera reculer. — Sait-elle faire un bœuf à la mode, piquer, larder une pièce ? — Ouï, ouï, la lardoire ne l’y fait pas peur non pus.

» En ce cas-là, dit monsieur de Lafleur, en voilà déjà assez pour un commencement, et je vais la présenter à ses nouveaux maîtres ». Et il m’emmena, à ma grande satisfaction ; car l’air et le ton toujours rechignés de ma tante me faisaient appréhender un tête à tête avec elle.

Elle me laissa partir en m’enjoignant bien de ne pas avoir de complaisance en cuisine comme j’en avais eu en apothicairerie.