Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/01

(Volume I, tome 1p. Frontisp.-6).
Partie 1, chapitre I.

Ma Tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle, Frontispice tome 1

MA TANTE
GENEVIÈVE.



CHAPITRE PREMIER.


Ce qu’était ma tante Geneviève.


Loin de moi les vaines suggestions de l’orgueil ! La vérité toute nue va présider à mes récits. Dans ce moment où, seule de ma race, inconnue dans le pays que j’habite, et assez avantagée de la fortune pour me faire considérer par mon aisance, titre unique sur lequel on juge si souvent les individus, et on apprécie leurs qualités, je pourrais m’en faire accroire comme bien d’autres qui, étourdis de leur bonheur actuel, oublient les tribulations et la bassesse de leur origine… Mais je pense que j’écris pour l’instruction de mes semblables, et je vais dérouler franchement et naïvement à leurs yeux tous les feuillets de l’histoire de ma vie. Je rougirai quelquefois toute seule, en retraçant mes faiblesses, mais je me flatterai en même temps que les aveux de mes erreurs pourront être de quelqu’utilité aux jeunes personnes de mon sexe… Hélas ! il est si fragile, que les exemples doivent lui être plus profitables que les leçons !

Ma tante Geneviève, dont je n’ai jamais connu la parenté plus que la mienne, exerçait un talent particulier qu’elle avait cultivé avec soin, approfondi et poussé à un haut degré de perfection, et qui l’avait rendue fameuse dans Paris, ville de ressource, où le plus petit genre, quand on y excelle, peut donner de la célébrité. Ma tante donc excellait à placer dextrement une canule et à donner habilement un clystere. Ce n’est pas là sans doute une fonction bien relevée… mais enfin elle pouvait être lucrative, et sa modestie, la bornant dans la sphère qu’elle s’était choisie, l’empêchait de viser plus haut.

C’était même un effet de sa philosophie, car elle avait été plusieurs fois avant dans de belles passes, et aurait pu parvenir à la fortune par un autre canal, mais différens échecs l’avaient dégoûtée de l’ambition. Elle, qui avait été cuisinière dans de grandes maisons, jugea qu’il serait méritoire et réparatoire, après avoir occasionné force indigestions, de travailler à en guérir. De plus, elle était devenue si laide en vieillissant, que, ne pouvant plus espérer de recevoir un compliment quand elle se présentait en face, elle trouvait encore un dédommagement à en mériter en ne se montrant qu’au derrière des gens. Elle se fixa donc à cette humble fonction dans laquelle sa laideur même devait encore, suivant le dicton populaire, provoquer et aider l’effet de ses remèdes. Que de gens à prétention dans la scène du monde, n’ont jamais eu comme elle le bon esprit de s’apprécier juste, et de se borner au seul et véritable emploi auquel la nature les avait destinés !…

Ne se départissant donc plus du fondement sur lequel elle avait cru pouvoir établir sa petite fortune, ma tante ne mérita jamais le reproche que le fameux peintre Apelles fit jadis à un savetier : Ne sutor ultra crepidam. Elle allait droit à sa besogne, et ne se mêlait jamais de fourrer, comme on dit, son nez autre part, ni de jaser à tort et à travers de ce qui n’était pas de son district… et c’est encore là un article essentiel ! Que de bonnes, que de gouvernantes, que de gardes étourdissent leurs malades d’un bavardage ennuyeux, au lieu de les bien soigner ! Mais ma tante, naturellement silencieuse dans la posture où elle voyait toujours les siens, s’abstenait de ces colloques inutiles, et toute entière au but de son emploi, elle soulageait ses patiens au lieu de babiller.

Aussi faisait-elle fort bien ses affaires, et sa dextérité, jointe à un procès curieux[1] qu’elle intenta à un chanoine ingrat qui lui refusait ses honoraires, fit voler et éclater sa réputation dans la capitale et dans toutes les provinces.

Ce chanoine était un gros, gras, replet, rebondi, massif et enluminé personnage, mangeant comme quatre, buvant comme six, et pour moins s’ennuyer, passant, outre ses repas, toutes les heures de l’office à table ; ce qui lui valait régulièrement deux ou trois indigestions par jour, qui nécessitaient par conséquent aussi cinq à six lavemens par journée.

Ma tante ayant autant de confiance en la probité du chanoine, qu’elle faisait de fond sur sa gourmandise, laissait tranquillement multiplier le nombre de ses séances, dans l’intention de toucher le tout en masse, et de le placer ensuite avantageusement ; mais l’année entière étant révolue, elle présenta son mémoire et en demanda le paiement.

Le chanoine étonné de la somme, trouvant dur de payer en gros ce qu’il n’avait pris qu’en détail, et piqué de la demande de ma tante, refusa net, et même la cassa aux gages, et la mit scandaleusement à la porte.

La bonne Geneviève, offensée à son tour de cet indigne procédé, attaqua le chanoine en justice, fournit les preuves à l’appui de son mémoire, et fit si bien entendre au conseil, que l’honneur de s’être agenouillée un millier de fois devant le postérieur canonique, n’était pas un dédommagement suffisant pour ses peines, qu’il fut fait droit à sa demande.


  1. Voyez dans les Causes amusantes, le procès de la femme Etiennette Boyau, garde-malade, demanderesse, contre maître François Bourgeois, chanoine de l’insigne église collégiale et papale de Saint Urbain de Troyes, défendeur.