Charpentier et Fasquelle (p. 178-198).
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XIV


Les répétitions du Passant commencèrent peu de temps après, et ce fut un temps délicieux, car le jeune et timide poète était un causeur plein d’esprit.

La première représentation eut lieu ainsi qu’il était convenu.

Le Passant eut un véritable triomphe. Le public ne cessait d’applaudir. Le rideau se releva huit fois sur Agar et moi. Nous avions en vain essayé d’entraîner l’auteur, que le public voulait voir. François Coppée s’était caché.

Très inconnu, le jeune poète devint célèbre en quelques heures. Son nom était dans toutes les bouches. Quant à Agar et moi, nous fûmes comblées d’éloges ; et Chilly voulut payer nos costumes. Nous jouâmes ce petit acte plus de cent fois de suite avec la salle comble.

Nous fûmes priées aux Tuileries et chez la princesse Mathilde. Ah ! cette première représentation aux Tuileries est gravée dans mon cerveau ; et les yeux fermés, je revois tout, tout.

Il fut convenu avec Duquesnel et l’envoyé de la Cour que nous irions d’abord aux Tuileries, Agar et moi, pour voir l’emplacement où nous devions jouer, afin de le faire aménager selon les besoins de notre pièce.

M. le comte de Laferrière devait me présenter à l’empereur, lequel devait me présenter à l’impératrice Eugénie. Agar devait être présentée par la princesse Mathilde, pour laquelle elle posait une tête de Minerve.

M. de Laferrière vint me chercher à neuf heures du matin, dans une voiture de la Cour, où je pris place avec Guérard. M. de Laferrière était un très aimable homme aux manières un peu compassées.

Comme nous tournions la rue Royale, dans un moment d’arrêt, le général Fleury s’approcha de nous. Je le connaissais, car il m’avait été présenté par Morny. Il s’informa ; et, sur le récit que lui fît le comte de Laferrière, il nous quitta, me criant : « Bonne chance ! » À ce moment même, un homme qui passait répondit : « Bonne chance, peut-être, mais pas pour longtemps, tas de propres à rien ! »


Arrivés au château des Tuileries, nous descendîmes tous les trois. On m’introduisit dans un petit salon jaune du rez-de-chaussée.

« Je vais prévenir Sa Majesté », dit M. de Laferrière en nous quittant. Seule avec Guérard, je voulus répéter mes trois révérences : « Mon petit’dame, dis-moi si c’est bien ? » Et je saluai en murmurant : « Sire... Sire... » Je recommençai plusieurs fois : « Sire... », plongeant dans ma robe, les yeux baissés, quand j’entendis un léger rire étouffé.

Je me redressai, furieuse contre Guérard, mais je la vis comme moi courbée en demi-cercle. Je me retournai vivement : derrière moi, l’empereur, tapant doucement dans ses mains, riait discrètement, mais riait bien tout de même.

J’étais rouge, confuse... Depuis quand était-il là ?... J’avais plongé je ne sais combien de fois, rectifiant mon salut, disant : « Ça... c’est trop bas tout de même ; ça... c’est bien... n’est-ce pas, Guérard ? «Mon Dieu ! mon Dieu ! Avait-il entendu tout cela ? Et comme malgré mon émoi j’esquissais ma révérence : « Inutile, me dit l’empereur en souriant, cela ne sera jamais plus joli que tout à l’heure. Réservez-les pour l’impératrice, qui vous attend. »

Ah ! ce « tout à l’heure ». Je me demandais quand c’était... « tout à l’heure». Je ne pouvais interroger Guérard qui marchait loin derrière avec M. de Laferrière.

L’empereur marchait près de moi, me parlant de mille choses auxquelles je ne répondais que distraite, à cause du... « tout à l’heure ».

Il me plaisait bien plus ainsi, de près, que sur ses portraits. Il avait de si jolis yeux mi-clos qui regardaient au travers de très longs cils. Son sourire était triste et un peu narquois. Son visage était pâle ; et sa voix éteinte et prenante.

Nous arrivâmes chez l’impératrice. Elle était assise dans un grand fauteuil. Une robe grise emprisonnait son corps qui semblait être moulé dans l’étoffe. Je la trouvai très jolie, plus jolie aussi que sur ses portraits.

Je fis mes trois saluts sous l’œil rieur de l’empereur. L’impératrice parla. Le charme s’évanouit. Cette voix rauque et dure, sortant de cette blondeur, me fit l’effet d’un choc reçu. A partir de ce moment, je me sentis mal à l'aise près d’elle, malgré sa bonne grâce et sa bienveillance.

Quand Agar fut arrivée et présentée, l’impératrice nous fit conduire dans le grand salon où devait avoir lieu la représentation.

Les mesures furent prises pour l’estrade. Puis, il fallait l’escalier sur lequel Agar posait en courtisane découragée qui maudit l’amour vénal et souhaite l’amour idéal. C’était toute une affaire, cet escalier.

Il fallait dissimuler la naissance des trois marches qui figuraient le monumental escalier d’un palais florentin. Je demandai des arbustes, des plantes fleuries, et je disposai le tout, le long des trois marches.

Le prince impérial, qui était arrivé et qui avait alors treize ans, m’aida à ranger les plantes. Il riait comme un fou quand Agar montait sur les marches pour essayer l’effet.

Il était délicieux, ce jeune prince, avec ses yeux magnifiques, aux lourdes paupières comme sa mère et aux longs cils comme son père.

Il était spirituel comme l’empereur, cet empereur qu’on avait surnommé « Louis l’imbécile » et qui avait certainement l’esprit le plus fin, le plus subtil, et en même temps le plus généreux.

Nous arrangeâmes tout pour le mieux. Et il fut décidé que nous reviendrions deux jours après, pour une répétition devant Leurs Majestés. Avec quelle grâce le prince impérial demanda d’assister à cette répétition !... ce qui, du reste, lui fut accordé.

L’impératrice nous dit au revoir d’une façon charmante, mais avec une bien vilaine voix, et elle ordonna aux deux dames qui l’accompagnaient de nous faire servir des biscuits et du vin d’Espagne, et de nous faire visiter le palais, si tel était notre désir.

Moi, je n’y tenais guère, mais « mon petit’dame » et Agar semblaient si ravies de cette offre, que je me prêtai à leur fantaisie. Et je l’ai toujours regretté, car rien n’était plus laid que les appartements particuliers, sauf le cabinet de travail de l’empereur et les escaliers. Je m’ennuyai terriblement pendant cette visite. Quelques tableaux vraiment beaux me consolèrent un peu. Et je restai quelque temps en contemplation devant le portrait de Winterhalter représentant l’impératrice Eugénie.

Elle était bien ainsi. Et ce portrait, qui — grâce à Dieu — ne parlait pas, expliquait et justifiait la fortune inespérée de la souveraine.


La répétition eut lieu sans incidents. Le jeune prince s’ingénia à nous prouver sa joie reconnaissante, car nous nous étions mises en costumes — pour lui, puisqu’il ne devait pas assister à la soirée. Il dessina mon costume, et se promit de le faire copier pour un bal déguisé qui devait être donné pour l’enfant impérial.

La représentation eut lieu en l’honneur de la reine de Hollande, accompagnée du prince d’Orange qu’on appelait ordinairement à Paris « le prince Citron ».

Ce soir-là, il y eut un petit incident tout à fait amusant. L’impératrice avait les pieds étonnamment petits et, les voulant encore plus petits, les emprisonnait dans des souliers trop étroits.

Elle était merveilleusement belle, ce soir-là, l’impératrice Eugénie ! Ses épaules émergeaient fines et tombantes d’une robe de satin bleu pâle brodée d’argent. Ses jolis cheveux soutenaient un petit diadème de turquoises et de diamants. Ses deux petits pieds reposaient sur un coussin de brocard argenté.

Pendant toute la durée de la pièce de Coppée, mes yeux étaient fréquemment attirés vers le coussin d’argent. Je voyais s’agiter les deux petits pieds. Enfin, je vis un des souliers qui, lentement, lentement, poussait son petit frère ; et je vis très clairement le talon de l’impératrice quitter sa prison, le pied n’étant plus chaussé que par le bout. Je m’inquiétai fort, et non sans raison, de la façon dont il rentrerait (car, en ce cas, le pied se gonfle et ne peut réintégrer le soulier trop étroit).

La pièce finie, nous fûmes rappelées deux fois. Et, comme c’était l’impératrice qui donnait le signal des applaudissements, je pensai qu’elle retardait le moment de se lever, car je voyais son joli pied endolori essayer vainement de rentrer dans le soulier.

Le léger rideau se referma sur nous. J’intéressai Agar au drame du coussin, et toutes deux nous suivîmes par la fente du rideau, les diverses phases :

L’empereur se leva et tout le monde l’imita. Il offrit son bras à la reine de Hollande, mais son regard s’arrêta sur l’impératrice encore assise ; son visage s’éclaira de ce sourire que j’avais déjà vu. Il dit un mot au général Fleury, et aussitôt les généraux et officiers d’ordonnance qui étaient placés derrière les souverains firent un rempart entre la foule et l’impératrice.

L’empereur et la reine passèrent sans avoir l’air de voir l’inquiétude anxieuse de Sa Majesté ; et le prince d’Orange, mettant un genou en terre, aida la belle souveraine à chausser la mule de Cendrillon.

Je vis l’impératrice prendre le bras du prince et s’appuyer dessus plus qu’elle ne voulait, car son joli pied lui faisait un peu mal.

Nous fûmes appelées à recevoir les compliments. Nous fûmes entourées, choyées et, finalement, ravies de notre soirée.


Après Le Passant et le succès retentissant obtenu par cette adorable pièce, succès dont Agar et moi avions notre part, Chilly me prit en considération et en tendresse. Il voulut (quelle folie !) payer nos costumes.

J’étais devenue la reine adorée des étudiants. Je recevais des petits bouquets de violettes, des sonnets, des poèmes longs, longs... trop longs pour les lire.

Parfois, quand j’arrivais au théâtre, au moment où je descendais de voiture, je recevais une pluie de fleurs qui m’inondait, et j’étais joyeuse, et je remerciais mes jeunes adorateurs. Seulement, ils poussaient l’admiration jusqu’à l’aveuglement ; et quand, dans une pièce quelconque, j’étais moins bien et que le public semblait plus réservé, ma petite armée d’étudiants se révoltait et applaudissait à tout rompre, sans rime ni raison, ce qui énervait (et je le comprends) les vieux abonnés de l’Odéon, lesquels étaient bienveillants pour moi et me gâtaient aussi, mais auraient voulu que je fusse humble, plus douce, moins révoltée.

Que de fois j’ai vu un de ces vieux abonnés venant me trouver : « Chère Mademoiselle, vous avez été charmante dans Junie, mais vous mordez vos lèvres, ce que ne faisaient jamais les Romaines ! — Mon enfant, vous êtes délicieuse dans François Le Champi, mais il n’y a pas une Bretonne, en Bretagne, ayant les cheveux frisés. — Mademoiselle, me dit un jour, un peu sèchement, un professeur de la Sorbonne, c’est un manque de respect, que de tourner le dos au public ! — Mais, Monsieur, je reconduisais vers la porte du fond une dame âgée, je ne pouvais cependant pas la conduire à reculons… — Les artistes qui vous ont précédée. Mademoiselle, et qui avaient autant de talent que vous, si ce n’est plus, trouvaient le moyen de remonter la scène sans tourner le dos au public. »

Et il vira vivement sur ses talons. Je l’arrêtai : « Pardon, Monsieur… voulez-vous gagner cette porte, ainsi que vous alliez le faire, sans me tourner le dos ? » Il fit un mouvement d’essai, puis, rageur, il disparut en me tournant le dos et en faisant claquer la porte.


J’habitais depuis quelque temps, 16, rue Auber, un appartement au premier étage, assez joli et meublé de meubles anciens hollandais que m’avait envoyés ma grand-mère. Mon parrain me conseilla de me faire assurer contre l’incendie, car ces meubles, disait-il, étaient une petite fortune. Je suivis son conseil, et priai « mon petit’dame » de s’occuper de cela. Elle me prévint quelques jours après qu’on viendrait me faire signer le mercredi 12.

Il vint en effet un monsieur, le jour indiqué, vers deux heures ; mais j’étais dans un accès de nervosité extrême : « Non, qu’on me laisse tranquille aujourd’hui, je vous en prie, je ne veux voir personne. » Et je m’enfermai dans ma chambre, prise d’une effroyable tristesse.

Je reçus le soir une lettre de la Compagnie d’assurances contre l’incendie La Foncière, me demandant quel jour on pourrait se présenter pour me faire signer mon contrat. Je fis répondre : samedi.

J’étais si triste, que je priai ma mère de venir déjeuner avec moi ; ce jour-là je ne jouais pas. Je ne jouais presque jamais les mardis et vendredis, jours forcés du répertoire. Jouant dans toutes les pièces nouvelles, on craignait de me fatiguer trop.

Maman me trouva la figure pâlie. « Oui, lui dis-je, je ne sais ce que j’ai, je suis nerveuse et angoissée. » Et comme la gouvernante venait chercher mon petit garçon pour le promener : « Oh ! non, m’écriai-je, l’enfant ne me quittera pas aujourd’hui ! j’ai peur d’un malheur. »

Le malheur, heureusement, fut d’une nature moins grave que je ne le craignais dans mon amour des miens.

J’avais pris chez moi ma grand’mère qui était aveugle, celle-là même qui m’avait fait cadeau de la plus grande partie de mon mobilier.

Cette femme spectrale était d’une beauté froide et méchante. Elle était effroyablement grande, un mètre quatre-vingt-trois centimètres ; mais elle semblait géante, maigre et droite, ses longs bras toujours en avant, inspectant les objets, crainte de se cogner, quoiqu’elle fût toujours accompagnée par la nurse que je lui avais choisie. Au-dessus de ce long corps, un tout petit faciès dans lequel deux yeux énormes, bleu pâle, toujours ouverts, même la nuit dans son sommeil. Elle était généralement vêtue de gris des pieds à la tête, et ce ton neutre donnait à tout son être quelque chose d’irréel.

Ma mère me quitta vers deux heures, essayant de me consoler.

Assise en face de moi, dans un grand fauteuil Voltaire, ma grand’mère m’interrogea : « Que craignez-vous donc ? Et pourquoi êtes-vous si triste ? Je ne vous ai pas entendue rire de la journée ? »

Je restai silencieuse, et regardai ma grand’mère. Il me semblait que le malheur dût venir d’elle. « N’êtes-vous pas là ? insista-t-elle. — Si, grand’mère, je suis là, mais je vous prie, ne me parlez pas. »

Elle ne dit mot, posa ses deux bras sur ses genoux et resta ainsi des heures.

Je dessinai cette étrange et fatidique figure.

La nuit venue, je me décidai à m’habiller, après avoir assisté au repas de ma grand’mère et de l’enfant. J’avais à dîner : mon amie Rose Baretta, Charles Haas, un charmant homme d’esprit très distingué, et Arthur Meyer, jeune journaliste déjà très à la mode. Je leur fis part de mes inquiétudes pour ce jour, et les priai de ne pas me quitter avant minuit. « Après cette heure, dis-je, ce ne sera plus aujourd’hui, les gnomes qui me guettent auront manqué leur coup. » Ils accédèrent à mon désir ; et Arthur Meyer, qui devait se rendre à une première représentation, y renonça.

Le dîner fut plus gai que n’avait été le déjeuner. Il était neuf heures quand nous quittâmes la table. Mon amie Rose Baretta nous chanta de jolies chansons anciennes.

J’allai un instant voir si tout était bien dans la chambre de ma grand’mère. Je trouvai ma femme de chambre, la tête enveloppée de linges trempés dans de l’eau sédative. Je m’informai. Et, apprenant qu’elle souffrait de maux de tête horribles, je la priai de préparer mon bain et ma toilette de nuit et lui permis de s’aller coucher.

Elle me remercia et fit ainsi que je le lui avais commandé.

Rentrée dans le salon, je me mis au piano et jouai : Il Bacio, Les Cloches de Mendelssohn, et La Dernière pensée de Weber. Je n’avais pas fini cette mélodie que je m’arrêtai surprise par les cris : « Au feu ! Au feu ! » dans la rue.

« On crie « Au feu ! » dit Arthur Meyer. — Ça m’est égal, dis-je en haussant les épaules, il n’est pas minuit, j’attends mon malheur à moi. »

Mon ami Charles Haas avait ouvert la fenêtre du salon pour voir d’où partaient les cris. Il s’avança sur le balcon et rentra vivement, s’écriant : « Mais c’est chez vous que ça brûle !... Regardez ! »

Je jetai un regard. Les flammes sortaient des deux fenêtres de ma chambre à coucher. Je me précipitai par le couloir pour gagner la chambre où couchaient mon enfant, sa gouvernante et sa bonne. Tout le monde dormait profondément. Arthur Meyer était allé ouvrir la porte de l’appartement à laquelle on sonnait violemment.

Je réveillai brusquement les deux femmes, et enveloppant le bébé endormi dans ses couvertures, je gagnai la porte avec mon précieux fardeau. Je descendis vivement et, traversant la rue, je le portai chez Guadacelli, le chocolatier qui était en face, faisant le coin de la rue Caumartin. Ce très aimable homme reçut mon petit dormeur et le coucha sur une chaise longue, où l’enfant continua son sommeil non interrompu.

Je laissai la gouvernante et la jeune servante près de lui et je m’en fus vivement vers la maison en feu. Les pompiers, qu’on avait fait demander, n’étaient pas encore arrivés. Je voulais à tout prix sauver ma pauvre grand’mère. Impossible de remonter par le grand escalier, rendu impraticable par l’épaisse fumée qui l’emplissait. Charles Haas, qui m’accompagnait, nu-tête et en frac, le gardénia à la boutonnière, s’engagea avec moi dans la cage étroite de l’escalier de service. Nous fûmes vite au premier étage. Mais là, je sentis mes jambes trembler, mon cœur s’arrêter ; et le désespoir s’empara de mon cerveau. La porte de la cuisine était fermée à triple tour. Mon aimable compagnon était grand, mince, élégant, mais sans forces. Je le suppliai de descendre chercher un marteau, une hache, quelque chose ; mais au même instant, un violent coup d’épaule donné par un nouvel arrivant fit céder la porte. Ce nouveau venu était M. Sohège, un ami, brave et charmant homme. Alsacien aux larges épaules, connu de tout Paris, rendant service à tout le monde, gai et bon.

Je conduisis mes amis dans la chambre de ma grand’mère. Elle était assise sur son lit et s’époumonnait à appeler Catherine, la servante qui était pour son service spécial. Cette fille de vingt-cinq ans, grosse Bourguignonne forte en chair et en sang, dormait paisiblement malgré le brouhaha de la rue, le tapage des pompes qui arrivaient enfin, et les cris affolés des habitants de la maison.

Sohège la secoua, pendant que j’expliquai à ma grand’mère le pourquoi de tout ce bruit et de l’envahissement de la chambre. « Bien », dit-elle ; et elle ajouta froidement : « Je vous prie, Sarah, de me passer ma malle qui est en bas de la grande armoire dont voici la clef. — Mais, grand’mère, la fumée commence à entrer ici, nous n’avons pas de temps à perdre... — Alors, faites ce que vous voulez, je ne partirai pas sans ma malle. »

Mais, aidée de Charles Haas et d’Arthur Meyer, nous installâmes ma grand’mère, malgré elle, sur le dos de Sohège. Il était de taille moyenne, elle était de taille démesurée, ses longues jambes traînaient par terre, et je tremblais qu’elles ne fussent cassées. Alors Sohège la prit dans ses bras, Charles Haas lui tint les genoux, nous nous mîmes en marche. Mais la fumée nous étouffait. Au bout de dix marches, je roulai en bas, évanouie.

Je me retrouvai étendue sur le lit de maman. Mon petit garçon dormait dans le lit de ma sœur, et ma grand’mère avait été installée dans un grand fauteuil.

Droite, le sourcil froncé, la bouche méchante, elle ne s’inquiétait que de sa malle ; tant et si bien que ma mère, énervée, lui reprocha, en hollandais, de ne penser qu’à elle. Elle répliqua vivement. Son cou tendu portait sa tête en avant comme pour l’aider à percer la nuit perpétuelle qui l’entourait. Son corps mince, enroulé dans un châle des Indes aux mille couleurs, le sifflement de sa parole stridente et serrée, tout cela contribuait à lui donner l’aspect d’un serpent de cauchemar.

Ma mère n’aimait pas cette femme, qui avait épousé mon grand-père alors qu’il avait déjà six grands enfants dont l’aînée avait seize ans, et le plus jeune, mon oncle, cinq ans. Cette seconde femme n’avait jamais eu d’enfants, mais elle avait été indifférente, et même dure pour les enfants de son mari ; aussi on ne l’aimait pas dans la famille, on la respectait, mais on ne l’aimait pas.

Je l’avais prise chez moi, parce que la variole avait ravagé la famille dans laquelle elle se trouvait en pension. Puis elle avait voulu rester, et je n’avais pas eu le courage de m’y opposer. Mais, ce jour-là, je la trouvai tellement méchante avec maman, que je la pris tout à fait en mauvaise part et résolus de ne plus la garder.

On m’apportait du dehors des nouvelles de l’incendie, qui continuait à faire rage. Tout était brûlé, absolument tout, jusqu’au dernier volume de ma bibliothèque : mais ce qui me désespérait, c’est que je perdais un magnifique portrait de maman, de Bassompierre Séverin, un pastelliste très à la mode sous l’Empire, un portrait à l’huile de mon père, et un très joli pastel de ma sœur Jeanne.

Je n’avais pas beaucoup de bijoux ; mais on ne retrouva, du bracelet que m’avait donné l’Empereur, qu’un gros et informe lingot, que j’ai encore. J’avais un joli diadème en diamants et perles fines que m’avait offert Kalil bey après une représentation chez lui ; on dut passer les cendres au crible pour retrouver les diamants, les perles avaient fondu.

Je me trouvais ruinée du jour au lendemain, car avec ce que m’avaient laissé mon père et ma grand’mère paternelle, j’avais acheté des meubles, des bibelots et mille jolies choses inutiles qui faisaient la joie de ma vie, car j’avais — et je reconnais que c’était folie — une tortue nommée Chrysargère, dont le dos était recouvert d’une carapace d’or semée de toutes petites topazes bleues, roses et jaunes. Oh ! qu’elle était jolie, ma tortue ! Et qu’elle était amusante à voir dans l’appartement, toujours suivie d’une plus petite tortue nommée Zerbinette qui était sa servante. Oh ! que je m’amusais des heures à regarder Chrysargère s’éclairer de mille feux sous les rayons de la lune ou du soleil. Toutes deux moururent dans la catastrophe.

Je reçus beaucoup de vers à propos de cet incendie. La plupart n’étaient pas signés. Je les ai cependant gardés. En voici que je trouve jolis :

Passant, te voilà sans abri :
La flamme a ravagé ton gîte.
Hier plus léger qu’un colibri ;
Ton esprit aujourd’hui s’agite,
S’exhalant en gémissements
Sur tout ce que le feu dévore.
Tu pleures tes beaux diamants ?...
Non, tes grands yeux les ont encore !

Ne regrette pas ces colliers
Qu’ont à leur cou les riches dames !
Tu trouveras dans les halliers
Des tissus verts, aux fines trames !
Ta perle ?... Mais c’est le jais noir ;
Qui sur l’envers du fossé pousse !
Et le cadre de ton miroir
Est une bordure de mousse !

Tes bracelets ?... Mais tes bras nus :
Tu paraîtras cent fois plus belle !
Sur les bras polis de Vénus
Aucun cercle d’or n’étincelle !
Garde ton charme si puissant !
Ton parfum de plante sauvage !
Laisse les bijoux, ô Passant,
A celles que le temps ravage !

Avec ta guitare à ton cou.
Va, par la France et par l’Espagne !
Suis ton chemin, je ne sais où...
Par la plaine et par la montagne !
Passe comme la plume au vent !
Comme le son de ta mandore !
Comme un flot qui baise en rêvant
Les flancs d’une barque sonore !
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un hôtel, très en vogue aujourd’hui, m’envoya cette lettre, que je copie textuellement :

Madame,

Si vous consentez à dîner tous les soirs, dans la grande salle à manger, pendant un mois, je mettrai à votre disposition un des appartements du premier étage, se composant de deux chambres à coucher, un grand salon, un petit boudoir, et une salle de bain. Il est bien entendu que cet appartement vous est offert gratuitement si vous consentez à ce que je vous demande... Veuillez agréer..., etc., etc..

Nota. Vous n’aurez à payer que l’entretien des plantes de votre salon. (Suit la signature.)

On n’était pas plus grossier. Je chargeai un ami d’aller secouer un peu ce malotru.


Duquesnel, toujours très bon pour moi à cette époque, vint me trouver quelques semaines après, car il venait de recevoir du papier timbré de La Foncière, compagnie d’assurances contre l’incendie avec laquelle j’avais refusé de signer vingt-quatre heures avant cette catastrophe. Cette Compagnie me réclamait une très forte somme pour les risques locatifs. En effet, la maison était endommagée, le second étage presque complètement détruit ; et il fallut étayer l’immeuble pendant de longs mois.

Je n’avais pas les quarante mille francs réclamés. Duquesnel offrit de donner un « bénéfice » qui me tirerait, disait-il, de tous ces tracas. De Chilly se prêta avec joie à tout ce qui pouvait me servir.

Ce « bénéfice » fut merveilleux, grâce à la présence de la tout adorable Adelina Patti. Jamais la jeune cantatrice, qui était alors marquise de Caux, n’avait encore chanté à un « bénéfice ». Ce fut Arthur Meyer qui m’apporta la nouvelle que la Patti chanterait pour moi. Son mari vint l’après-midi m’exprimer toute la joie qu’elle mettait à me donner cette marque de sympathie.

L’Oiseau-fée ne fut pas plutôt annoncée que toute la salle se trouva louée au delà des prix fixés. Elle ne dut pas regretter son amical et fraternel mouvement, car jamais triomphe ne fut plus complet. Les étudiants la saluèrent de trois bans à son entrée en scène. Elle resta un peu surprise par ce bruit de bravos rythmés. Et je la vois encore s’avancer sur ses deux petits pieds chaussés de satin rose. On eût dit un oiseau hésitant entre le vol et l’atterrissement.

Elle était si jolie, si souriante. Et quand elle égrena les mille joyaux de sa voix merveilleuse, ce fut du délire : la salle était debout. Les étudiants, montés sur leurs fauteuils, agitaient leurs mouchoirs, leurs chapeaux, secouaient leurs jeunes têtes enfiévrées d’art et criaient « bis ! » avec des intonations de prière, émouvantes. Et la divine cantatrice recommençait. Elle dut chanter trois fois la cavatine du Barbier de Séville : « Una voce poco fa ! »

Je la remerciai tendrement. Elle partit suivie des étudiants, qui escortèrent longtemps sa voiture aux cris mille fois répétés de : « Vive Adelina Patti ! »

Grâce à cette soirée, je pus payer la Compagnie d’assurances.


J’étais néanmoins ruinée, ou à peu près.

Et je me désespérais, car je sentais que je ne pourrais vivre sans confort et sans luxe.

J’allai m’installer quelques jours chez ma mère, mais je m’y trouvai trop à l’étroit. Je pris un appartement meublé, rue de l’Arcade. La maison était triste, l’appartement noir.

Je me demandais comment j’allais sortir de ces ennuis, quand, un matin, on m’annonça Me C..., le notaire de mon père, cet homme que je détestais tant. Je le fis entrer, m’étonnant d’être restée si longtemps sans le voir.

Il me dit qu’il venait de Hambourg, qu’il avait lu dans un entrefilet le malheur qui m’était arrivé, et qu’il était venu se mettre à ma disposition. Alors, émue, malgré ma méfiance, je lui racontai le drame de mon incendie. Je ne savais pas comment le feu avait pris. Cependant je soupçonnais vaguement ma jeune femme de chambre Joséphine d’avoir, malgré mes semonces réitérées, mis le flambeau allumé sur la petite crédence placée à la tête de mon lit, du côté gauche. C’était sur ce petit meuble qu’elle préparait la carafe d’eau, le verre, et le compotier de Saxe dans lequel il y avait toujours deux pommes crues, car j’adore manger des pommes la nuit quand je m’éveille. La porte de la chambre en s’ouvrant faisait un terrible courant d’air avec les fenêtres toujours ouvertes jusqu’à l’heure de mon coucher ; et les rideaux de mon lit qui étaient en dentelles avaient dû prendre feu dès la fermeture de la porte. Je ne pouvais expliquer autrement ce subit incendie, et comme plusieurs fois j’avais vu la jeune servante commettre cette sottise, je pensais que, ce soir-là, pressée d’aller se mettre au lit, tourmentée qu’elle était par ses douleurs de tête, elle était partie sans même me dire, ainsi qu’elle le faisait quand je me couchais sans son aide : « Madame, tout est prêt. » Alors je me levais et j’allais vérifier moi-même que tout était en ordre ; et plusieurs fois déjà, j’avais retiré ce flambeau. Mais ce jour était marqué dans ma vie ; un malheur, oh ! pas très grand, devait m’atteindre.

« Mais, me dit le notaire après mon récit, vous n’étiez donc pas assurée ? — Non, je devais signer ma police le lendemain de l’événement. — Ah ! s’exclama l’homme de loi, dire que j’ai entendu affirmer que vous aviez mis le feu vous-même pour toucher une grosse prime. » Je haussai les épaules, j’avais lu cela à mots couverts dans un journal. Quoique très jeune alors, j’avais déjà un certain mépris des racontars.

« Eh bien, puisque les choses sont telles, me dit Me C…, je vais arranger vos affaires : vous êtes plus riche que vous ne croyez du côté de votre père ; et votre grand’mère vous laissant une rente viagère, vous pouvez racheter cette rente un assez joli prix, en consentant à vous faire assurer sur votre vie pour deux cent cinquante mille francs pendant quarante ans, au profit de l’acheteur. »

J’acceptai tout, trop heureuse de cette aubaine. Et cet homme me dit qu’il m’enverrait, deux jours après son retour, cent vingt mille francs, ce qu’il fit. Si j’ai conté ce petit fait qui, du reste, fait partie de ma vie, c’est pour démontrer à quel point tout arrive autrement que la logique ne le conçoit, ou que le cerveau ne le prévoit.

Il est certain que l’accident qui venait de m’arriver désagrégeait les espoirs de ma vie.

Je m’étais fait un intérieur luxueux avec les sommes laissées par mon père et ma mère. J’avais gardé et placé une somme nécessaire à parfaire chaque mois mes appointements pendant deux ans, lesquels deux ans je m’étais donnés comme limite pour exiger de très gros appointements. Et voilà que tout cela croulait par une inadvertance de femme de chambre.

J’avais des parents riches ; des amis très riches ; et personne ne me tendait la main pour m’aider à sortir de ce fossé. Mes parents riches ne me pardonnaient pas de m’être mise au théâtre... Et cependant, Dieu sait que j’avais bien pleuré pour choisir cette carrière imposée.

Mon oncle Faure, lui, venait me voir chez maman ; mais ma tante ne voulait plus même entendre parler de moi. Et c’est en cachette que je voyais mon cousin, et parfois ma jolie cousine.

Mes amis riches me trouvaient follement dépensière et n’avaient pu admettre que je ne place pas en bonnes et sûres rentes mes héritages.


Mon parti fut vite pris, non sans chagrin. J’allais partir en Russie. On m’offrait un magnifigue engagement. Je n’avais rien dit à personne de ce projet. Seule, Mme Guérard était ma confidente. Mais cette idée de Russie l’effrayait. J’étais alors très délicate de la poitrine, et le froid était mon plus cruel ennemi.

Enfin, mon parti était pris, quand arriva cet homme dont le cerveau avare et roublard avait imaginé cette adroite et fructueuse (pour lui) combinaison qui changeait à nouveau toute ma vie.


Je pris alors un appartement rue de Rome, à l’entresol. Il était ensoleillé, et cela surtout me ravissait. Il avait deux salons et une grande salle à manger.

Je casai ma grand’mère dans une maison de retraite tenue par des religieuses et des laïques. Ma grand’mère était israélite et exécutait strictement et fidèlement les lois de sa religion. Cette maison était très confortable. Elle garda près d’elle sa jeune servante bourguignonne et me déclara, quand j’allai la voir, qu’elle était beaucoup mieux dans cette maison que chez moi. « Chez vous, me dit-elle, votre fils est trop tapageur. » Je ne lui fis du reste que de rares visites, car je ne l’aimais plus du tout, depuis que j’avais vu ma mère pâlir de ses méchantes paroles. Elle était heureuse, c’était l’essentiel.


Je jouai successivement : Le Bâtard, où j’obtins un grand succès ; L’Affranchi ; L’Autre, de George Sand ; Jean-Marie, un petit chef-d’œuvre d’André Theuriet qui obtint un très éclatant succès. C’était Porel qui jouait Jean-Marie. Il était alors mince et plein d’espoir dans son avenir. Sa minceur s’est faite rondeur, et son espoir, certitude.


Et voilà les jours mauvais ! Paris s’enfièvre. Les rues sont noires de groupes discutant, gesticulant. Et tout ce bruit n’est que l’écho de groupes lointains formés dans les rues germaniques ; lesquels groupes hurlent, gesticulent, discutent et… savent ! Nous, nous ne savions pas.

Je ne pouvais rester en place. Je m’énervais outre mesure. Et finalement, je tombai malade.