Charpentier et Fasquelle (p. 157-177).
◄  XII
XIV  ►


XIII


Je m’installai définitivement rue Duphot avec ma jeune sœur. Je gardai Caroline à mon service, et pris une cuisinière. « Mon petit’dame » venait passer presque toutes ses journées avec moi. Je dînais tous les soirs chez ma mère.

J’avais conservé des relations avec un acteur de la Porte-Saint-Martin qui était devenu régisseur de ce théâtre, alors dirigé par Marc Fournier.

On jouait à cette époque une féerie très en vogue qui avait pour titre : La Biche au bois. On avait engagé, pour le principal rôle, une délicieuse artiste de l’Odéon, Mlle Debay, qui jouait avec une grâce charmante les princesses de tragédie. J’avais souvent des places pour la Porte-Saint-Martin ; et La Biche au bois m’amusait beaucoup.

Mme Ugalde, qui chantait admirablement le rôle du jeune prince, me comblait d’étonnement. Et Mariquita, qui dansait, me charmait. Oh ! qu’elle était charmante, cette délicieuse Mariquita, dans ses danses pleines d’entrain, de caractère, et de grande distinction toujours.

Grâce au vieux Josse, je connaissais un peu tout le monde.

Mais quelles ne furent pas ma surprise et ma terreur quand, venant à cinq heures au théâtre pour prendre mes places, Josse s’écria en me voyant : « Mais la voilà, notre princesse, notre petite Biche au bois, la voilà ! C’est le dieu du Théâtre qui nous l’envoie ! » Je me débattis comme une anguille dans un filet, ce fut peine perdue.

M. Marc Fournier, très charmeur, me fit comprendre que je lui rendais un véritable service, que je sauvais la recette ; Josse, qui devinait mes scrupules, me dit : « Mais, ma chère petite, vous restez dans votre grand art, car c’est Mlle Debay, du théâtre de l’Odéon, qui joue ce rôle de princesse ; et Mlle Debay est la première artiste de l’Odéon ; et l’Odéon est un théâtre impérial ; donc cela ne déshonore pas vos études. »

Mariquita, qui venait d’arriver, me pressa aussi. On fit chercher Mme Ugalde pour répéter avec moi les duos, car j’allais chanter. Oui, j’allais chanter avec une véritable chanteuse, la première artiste de l’Opéra-Comique.

Le temps passait. Josse me faisait répéter mon rôle, que je savais presque en entier, ayant vu souvent la pièce et possédant une mémoire extraordinaire.

Les minutes passaient, formant des quarts d’heure, lesquels formaient des demi-heures qui devenaient des heures pleines. Mes yeux ne quittaient pas l’horloge, la grande horloge du cabinet directorial, dans lequel je me trouvais.

Mme Ugalde me fit répéter. Elle me trouva une jolie voix ; mais je détonnais sans cesse. Elle me soutenait et m’encourageait.

On m’habilla dans les vêtements de Mlle Debay. Et le rideau se leva.

Ah ! pauvre de moi ! J’étais plus morte que vive. Mais je repris mon courage après une triple salve d’applaudissements pour le couplet du réveil que je débitai comme j’aurais murmuré une série de vers de Racine.

La représentation finie, Marc Fournier me fit offrir, par Josse, un engagement de trois années ; mais je demandai à réfléchir.

Josse m’avait présenté à un auteur dramatique, charmant homme, et d’un talent aimable : Lambert Thiboust. Ce dernier me trouva tout à fait l’idéal de son héroïne, la Bergère d’Ivry ; mais M. Faille, ancien acteur et nouveau directeur de l’Ambigu, était tant soit peu commandité par un nommé de Chilly, qui avait fait sa réputation dans le rôle de Rodin du Juif-errant et qui, ayant épousé une femme assez riche, s’était retiré du théâtre et faisait de la direction. Il venait, je crois, de céder l’Ambigu à Faille. De Chilly protégeait une charmante fille nommée Laurence Gérard. Elle était douce et bourgeoise, assez jolie, sans beauté réelle et sans grâce.

Faille répondit à Lambert Thiboust qu’il était en pourparlers avec Laurence Gérard, mais que, cependant, il s’inclinait devant le désir de l’auteur. « Seulement, dit-il, je réclame une audition de votre protégée. »

Je me prêtai au désir du pauvre diable, qui devait être aussi nul comme directeur qu’il l’avait été comme artiste. Je passai donc une audition sur la scène de l’Ambigu, éclairée par la triste « servante » (petite lampe transportable), ayant sous les yeux, à un mètre de moi, M. Faille se balançant sur sa chaise, une main sur son ventre, l’autre plongeant ses doigts dans ses énormes narines. Cela me dégoûtait horriblement.

Lambert Thiboust était assis près de lui, sa figure souriante me jetait des regards encourageants. Je passai mon audition dans On ne badine pas avec l’amour, n’ayant pas voulu dire des vers, puisque je devais jouer une pièce en prose. J’estime que je fus tout à fait charmante, et cet avis était celui de Lambert Thiboust. Mais, quand j’eus fini, ce pauvre Faille se leva d’une façon lourde et prétentieuse, parla bas à l’auteur, et m’entraîna dans son cabinet : « Mon enfant, me dit le brave et stupide directeur, mon enfant, vous n’avez rien pour le théâtre ! » Je me regimbais. « Oh ! rien ! » continua-t-il... La porte s’ouvrit. « Et tenez, me dit-il en me montrant un nouvel arrivant, M. de Chilly, qui était dans la salle à vous écouter, vous dira ce que je vous dis. »

M. de Chilly affirma de la tête et, haussant les épaules, murmura : « Lambert Thiboust est fou, on n’a jamais vu une bergère si maigre ! » Et, sonnant, il dit au garçon : « Faites entrer Mlle Laurence Gérard. »

Je compris. Et, sans prendre congé de ces deux rustres, je quittai le cabinet. Mais j’avais le cœur gros. Je me rendis au foyer pour prendre mon chapeau, que j’avais quitté pour passer l’audition ; j’y trouvai Laurence Gérard qu’on vint chercher une seconde après.

Me voyant près d’elle, dans la glace, je fus frappée par notre dissemblance : elle était rondelette, la figure large, de magnifiques yeux noirs, le nez un peu canaille, la bouche épaisse, et une patine — d’ordinaire — sur tout son être ; j’étais blonde, mince et frôle, tel un roseau, le visage long et pâle, les yeux bleus, la bouche un peu


SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DU « DUC DE RICHELIEU ».
SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DU « DUC DE RICHELIEU ».
SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DU « DUC DE RICHELIEU ».


triste, et tout mon être était empreint de distinction. Cette légère vision de nos deux personnes me consola de mon échec. Et puis, je sentais ce Faille un être si nul, et de Chilly un être si commun !

Je devais les retrouver tous les deux dans ma vie. Chilly, peu de temps après, comme directeur de l’Odéon ; Faille, vingt ans après, dans une situation si triste, que les larmes mouillèrent mes yeux quand il vint, l’air suppliant, me demander de jouer à son bénéfice : « Oh ! je vous en prie, dit le pauvre homme. Venez, vous êtes tout l’attrait de cette représentation. Je ne compte que sur vous pour faire ma recette. » Je lui serrai les mains.

Je ne sais s’il se souvenait de notre première entrevue et de mon audition ; mais moi, qui m’en souvenais bien, je n’avais qu’un désir : c’est qu’il ne s’en souvînt pas.


Cinq jours après, Mlle Debay, rétablie, reprenait son rôle.

Avant de m’engager tout à fait avec la Porte-Saint-Martin, j’écrivis à Camille Doucet. Le lendemain, je recevais un mot me donnant rendez-vous au ministère.

Ce n’était pas sans émotion que j’allais revoir cet aimable homme.

Il m’attendait debout quand l’huissier m’introduisit. Les deux mains tendues vers moi, il m’attira doucement : « Oh ! la terrible enfant, me dit-il ; et, me faisant asseoir : Voyons, voyons, il faut devenir plus calme ; il ne faut pas perdre tous ces dons admirables en voyages, en fugues, en gifles... »

J’étais émue par la bonté de cet homme. Mes yeux le regardaient, pleins de regrets. « Ne pleurez pas, ma chère enfant, ne pleurez pas. Voyons, comment allons-nous réparer toutes ces folies ? »

Il resta un instant silencieux, puis, ouvrant un tiroir, il y prit une lettre : « Voici qui peut-être va nous sauver », dit-il. C’était une lettre de Duquesnel qui venait d’être nommé directeur de l’Odéon on association avec Chilly. « On me demande des jeunes artistes pour renouveler la troupe de l'Odéon. Eh bien, nous allons nous occuper de cela. »

Et se levant, il me reconduisit jusqu’à la porte en me disant : « Et nous réussirons. »

Rentrée à la maison, je repassai tous mes rôles de Racine. J’attendis, anxieuse, plusieurs jours, calmée par Mme Guérard qui me redonnait confiance. Enfin je reçus un mot et me rendis de suite au ministère.

Camille Doucet me reçut rayonnant.

« C’est fait ! me dit-il. Oh ! mais pas sans mal. Vous êtes bien jeune, mais déjà bien célèbre par votre mauvaise tête. Seulement, j’ai engagé ma parole que vous seriez douce comme un petit agneau. — Oui, je serai douce, je vous le promets, lui dis-je, ne fût-ce que par reconnaissance. Mais que dois-je faire ? — Voici, me dit-il, une lettre pour Félix Duquesnel ; il vous attend. »

Je remerciai mille fois Camille Doucet, qui me dit : « Je vous reverrai d’une façon moins officielle, chez votre tante, jeudi. J’ai reçu ce matin une invitation à dîner. Vous me raconterez alors ce que vous aura dit Duquesnel. »

Il était dix heures et demie du matin. Je rentrai me faire belle. Je mis une robe jaune-serin dont le dessus était en soie noire dentelée, un chapeau de grosse paille de forme conique, couvert d’épis, retenu sous le menton par un velours noir. Cela devait être délicieusement fou.

Ainsi vêtue, joyeuse et pleine de confiance, je me rendis chez Félix Duquesnel. J’attendis quelques instants dans un petit salon très artistiquement meublé.

Un jeune homme parut, élégant, souriant, charmant. Je ne pouvais me faire à l’idée que ce jeune homme blond et rieur serait mon directeur.

Après une courte conversation, nous tombâmes d’accord sur tous les points. « Venez à deux heures à l’Odéon, me dit Duquesnel en forme d’adieu, je vous présenterai à mon associé... C’est le contraire que je devrais dire selon la formule mondaine, ajouta-t-il en riant ; mais nous jargonnons théâtre. »

Il descendit quelques marches en m’accompagnant et resta penché sur la rampe en me disant : « Au revoir. » A deux heures précises, j’étais à l’Odéon. J’attendis plus d’une heure. Je commençais à grincer des dents et, seul, le souvenir de ma promesse faite à Camille Doucet m’empêcha de m’en aller.

Enfin Duquesnel parut : « Vous allez voir l’autre Ogre. » Et il m’entraîna vers le cabinet directorial.

Chemin faisant, je me représentai cet ogre aussi charmant que son associé. Aussi, fus-je très désappointée en voyant le très vilain petit homme que je reconnus dans Chilly.

Il me toisa sans politesse, feignit de ne pas me reconnaître et, me faisant signe de m’asseoir, il me passa sans mot dire une plume, me montrant l’endroit où je devais signer.

Mme Guérard arrêta ma main : « Ne signez pas sans lire ! » Chilly releva la tête : « Vous êtes la mère de Mademoiselle ? — Non, répondit-elle, mais c’est tout comme. — Eh bien, vous avez raison. Lisez vite, et signez ou ne signez pas ; mais dépêchez-vous ! »

Je sentis le rouge me monter au visage. Cet homme était odieux. Mais Duquesnel me dit tout bas : « Il n’a pas de formes, mais c’est un brave homme, ne vous formalisez pas. »

Je signai mon engagement, et le remis au vilain associé.

« Vous savez, me dit-il : c’est lui qui est responsable de vous, car moi, pour rien au monde, je ne vous aurais engagée. — Ma foi. Monsieur, lui répondis-je, s’il n’y avait que vous, je n’aurais pas signé. Nous sommes donc quittes. » Et je sortis aussitôt.

J’allai de suite prévenir maman, car je savais lui faire une grande joie. Puis, le jour même, je me mis en route avec « mon petit’dame » pour acheter tout ce qui était nécessaire pour meubler ma loge.

Le lendemain, je me rendis dans le couvent de la rue Notre-Dame-des-Champs pour faire visite à ma chère institutrice, Mlle de Brabender. Elle était malade depuis treize mois, clouée par des rhumatismes aigus dans tous les membres. La douleur l’avait rendue méconnaissable. Étendue toute droite dans son petit lit blanc, un serre-tête cachant ses cheveux, son gros nez affaissé par la maladie, ses yeux pâles semblaient sans iris. Seule, sa formidable moustache se hérissait sous les chocs répétés des douleurs.

Cependant, je la trouvai changée d’une façon si bizarre, que j’en cherchai la cause.

Et m’approchant d’elle pour l’embrasser doucement, je l’examinai si curieusement que son instinct l’en avertit. D’un signe léger de ses yeux, elle dirigea mon regard sur la table placée près d’elle ; et, dans un verre, je vis toutes les dents de ma chère vieille amie. Je plantai dans le verre les trois roses que je lui avais apportées, et je l’embrassai en m’excusant de mon impertinente curiosité.

Je quittai le couvent le cœur très gros, car la Supérieure, qui m’avait emmenée dans le jardin, m’apprit que ma chère Mlle de Brabender ne pouvait vivre longtemps.

Je revins donc chaque jour voir ma douce éducatrice.


Mais les répétitions commencèrent à l’Odéon, et je dus espacer mes visites. Un matin, vers sept heures, on vint du couvent me chercher en toute hâte, et j’assistai à la triste agonie de la douce créature. Son visage s’éclaira, à la suprême minute, d’une béatitude si grande, que j’eus subitement envie de mourir. Je baisai ses mains déjà froides qui tenaient le crucifix ; et je demandai la permission de revenir pour la mise en bière, ce qui me fut accordé.

En arrivant à l’heure fixée le lendemain, je trouvai les sœurs dans un état de consternation tel, que j’en pis peur. « Qu’est-il arrivé, mon Dieu ? » On me désigna la porte de la cellule sans mot dire ; dix religieuses entouraient le lit sur lequel reposait l’être le plus étrange qu’il fût possible de voir. Ma pauvre institutrice, roide sur son lit mortuaire, avait le visage d’un homme : sa moustache avait allongé et une barbe d’un centimètre entourait son menton. Cette moustache et cette barbe étaient rousses, tandis que ses longs cheveux blancs encadraient son visage ; la bouche rentrée, sans le soutien des dents, avait laissé le nez s’écrouler sur cette moustache rousse. C’était un masque terrible et ridicule qui avait remplacé le doux visage de mon amie. Ce masque était d’un homme. Ces mains petites et fines étaient mains de femme.

Les jeunes religieuses avaient les yeux agrandis par la frayeur ; et, malgré l’affirmation de la sœur infirmière qui avait vêtu le pauvre corps mort, malgré son affirmation que ce corps était un corps de femme, elles tremblaient, les petites sœurs, et se signaient sans cesse.


Le lendemain de la lugubre cérémonie, je débutai à l’Odéon dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Je n’étais pas faite pour Marivaux, qui exige des qualités de coquetterie, de préciosité, qui n’étaient pas alors et ne sont pas miennes. Puis, j’étais un peu trop mince. Je n’eus aucun succès.

Et Chilly, qui passait dans le couloir au moment où je causais avec Duquesnel qui m’encourageait, Chilly lui dit en me désignant : « Une flûte pour les gens du monde, il n’y a même pas de mie. »

J’étais outrée de l’insolence de cet homme. Le sang empourpra ma figure, mais je vis dans le nimbe de mes yeux mi-clos le visage de Camille Doucet, ce visage toujours rasé de frais et tout jeune, sous sa couronne de cheveux blancs.

C’était une vision de mon esprit toujours en éveil pour la promesse faite. — Mais non, c’était bien lui. Il vint à moi : « Que vous avez une jolie voix ! Et quel plaisir nous prendrons à votre second début ! » Cet homme était toujours courtois, mais véridique. En effet, il n’avait pris aucun plaisir à ce début : et il s’en promettait un grand pour mon second.

Et il avait dit vrai. J’avais une jolie voix, c’était tout ce qu’on pouvait constater dans cette épreuve. Je restai donc à l’Odéon, travaillant ferme, toujours prête à remplacer quelqu’un, sachant tous les rôles. J’obtins quelques succès ; et les étudiants m’avaient déjà prise en prédilection. Mon entrée en scène était toujours saluée par les bravos de la jeunesse. Quelques vieux ronchonneurs tournaient la tête vers le parterre pour imposer silence, mais on s’en moquait comme de l’an quarante.

Enfin, mon jour de succès se leva.

Duquesnel avait eu l’idée de remonter Athalie avec les chœurs de Mendelssohn.

Beauvallet, l’odieux professeur, était un camarade charmant. C’est lui qui, par permission spéciale du Ministère, devait jouer Joad. On m’avait, à moi, distribué Zacharie. Quelques élèves du Conservatoire devaient dire les chœurs parlés, pendant que les élèves chanteuses faisaient la partie musicale. Mais cela marchait si mal que Duquesnel et Chilly se désespéraient.

Beauvallet, plus aimable que jadis, mais toujours mal embouché, poussait des Nom de D... terribles... On reprenait. On recommençait. Rien n’y faisait. Ces malheureux chœurs parlés étaient abominables. Quand tout à coup Chilly s’écria : « Eh bien, que la petite dise tous les chœurs parlés, ça ira tout seul, avec sa jolie voix ! »

Duquesnel ne dit mot. Mais il tira sa moustache pour dissimuler son rire : il y venait, le co-associé. Il y venait, à sa petite protégée !

Il hocha la tête d’un air indifférent pour répondre au regard questionneur de Chilly, et on recommença, moi lisant les chœurs parlés.

Tout le monde applaudit, et le chef d’orchestre surtout exultait. Il avait tant souffert, le pauvre ! Le jour de la première représentation fut pour moi un véritable petit triomphe, oh ! tout petit, mais si plein de lumière pour mon avenir. Le public, pris par la douceur de ma voix et la pureté de son cristallin, me fit bisser la partie des chœurs parlés, et trois salves d’applaudissements me récompensèrent.

Après l’acte, Chilly vint à moi : « Tu es adorable !» Son « tu » me froissa un peu. Mais je lui répondis gaminement : « Tu trouves que j’ai engraissé ! » Il partit d’un fou rire.

Et, à partir de ce jour, nous nous tutoyâmes et nous devînmes les meilleurs amis du monde.


Ah ! ce théâtre de l’Odéon ! C’est le théâtre que j’ai le plus aimé. Et je ne l’ai quitté qu’à regret. Tout le monde s’aimait. Tout le monde était gai. Ce théâtre est un peu la continuation de l’école. Les jeunes venaient tous là. Duquesnel était un directeur plein d’esprit, de galanterie et de jeunesse.

Souvent, pendant les répétitions, on allait faire à plusieurs de grandes parties de balle au Luxembourg, durant les actes dont on n’était pas.

Je me souvenais de mes quelques mois auparavant à la Comédie-Française : ce petit monde était guindé, potinier, jaloux.

Je me remémorais mes quelques mois au Gymnase : on ne parlait que de robes, chapeaux ; on papotait de mille choses si loin de l’art.

A l’Odéon, j’étais heureuse. On ne pensait qu’à monter des pièces. On répétait le matin, l’après-midi, tout le temps. J’adorais cela.

J’habitais l'été un pavillon dans la villa Montmorency, à Auteuil. Je venais dans un « petit-duc » que je conduisais moi-même. J’avais deux poneys merveilleux que m’avait donnés ma tante Rosine, parce qu’ils avaient failli lui casser la tête, s’étant emballés à Saint-Cloud près d’un manège tournant de chevaux de bois.

Je longeais tous les quais à fond de train ; et, malgré l’atmosphère diamantée par le soleil de juillet, malgré la gaieté des bruits du dehors, c’est avec une véritable joie que j’escaladais les marches froides et fendillées et que je me dirigeais vite vers ma loge, distribuant des bonjours en courant. Puis, dégagée de mon manteau, de mon chapeau, de mes gants, je bondissais sur la scène, heureuse d’être enfin dans cette ombre infinie. La maigre lumière de la « servante » accrochait, de ci, de là, soit un arbre, soit une tourelle contre le mur, soit un banc ; et les visages des artistes ne recevaient la lumière que par instants.

Moi, je ne trouvais rien de plus vivifiant que cet air plein de microbes ; rien de plus gai que cette ombre ; rien de plus lumineux que ce noir !

Un jour, ma mère eut la curiosité de venir voir les coulisses. J’ai cru qu’elle allait mourir de dégoût. « Ah ! malheureuse enfant ! Comment peux-tu vivre là-dedans ? » murmura-t-elle. Et, arrivée dehors, maman respira, humant l’air à plusieurs reprises.


Oui, je pouvais vivre là-dedans. Je ne vivais même bien que là-dedans. Depuis, j’ai un peu changé. Mais j’ai encore une grande sympathie pour cette usine sombre dans laquelle, joyeux lapidaires de l’art, nous taillions les pierres précieuses fournies par les poètes.

Les jours s’égrenaient, emportant des petits espoirs déçus. Les jours naissants apportaient de nouveaux rêves ; et la vie me semblait un éternel bonheur. Je jouai tour à tour : Le Marquis de Villemer, le rôle de la folle baronne, femme déjà experte âgée de trente-cinq ans — j’en avais à peine vingt et un et j’avais l’air d’en avoir dix-sept ; — François Le Champi, le rôle de Mariette, dans lequel j’eus un gros succès.

Ces répétitions du Marquis de Villemer et de François Le Champi sont restées dans mon souvenir comme autant d’heures exquises.

Mme George Sand, douce et charmante créature, était d’une timidité extrême. Elle parlait peu et fumait tout le temps. Ses grands yeux étaient toujours rêveurs. Sa bouche, un peu lourde et vulgaire, avait une grande bonté. Elle avait peut-être été d’une taille moyenne, mais elle semblait tassée.

Je regardais cette femme avec une tendresse romanesque. N’avait-elle pas été l’héroïne d’un beau roman d’amour ? Je m’asseyais tout près d’elle. Je lui prenais la main et la tenais le plus longtemps possible dans la mienne. Sa voix était douce et charmeuse.

Le prince Napoléon, surnommé Plon-Plon par le populaire, venait souvent aux répétitions de George Sand. Il l’aimait infiniment.

La première fois que je vis cet homme, je devins pâle, et sentis mon cœur s’arrêter : il ressemblait tellement à Napoléon Ier que je lui en voulus tout de suite : car, en lui ressemblant, il le diminuait de tout son lointain, et il le rapprochait de tout le monde.

Mme Sand me présenta à lui, malgré moi.

Il regardait d’une façon impertinente. Il me déplut.

Je répondis à peine aux compliments qu’il me fît, et me glissai tout contre George Sand. Il se prit à rire, et s’écria : « Mais elle est amoureuse de vous, cette petite ! » George Sand me caressa doucement la joue : « C’est ma petite Madone, dit-elle, ne la tourmentez pas. » Et je restai près d’elle, jetant un œil furtif et mécontent au prince.

Mais peu à peu, je pris plaisir à l’entendre ; car la conversation de cet homme était brillante, sérieuse et spirituelle ; il émaillait bien ses discours et répliques de mots un peu crus, mais tout ce qu’il disait était intéressant et instructif. Il était méchant, et je lui ai entendu dire sur le petit Thiers des choses perfides, horribles, que je crois tant soit peu vraies. Et il a fait un jour, de cet aimable Louis Bouilhet, un portrait si amusant, que George Sand, qui l’aimait, n’a pas pu s’empêcher de rire en le traitant de méchant homme.

Le prince était assez sans façon, mais cependant, il n’aimait pas qu’on lui manquât de respect. Un jour, un artiste nommé Paul Deshayes, qui jouait dans François Le Champi, entra dans le foyer des artistes, où se trouvaient : le prince Napoléon, Mme George Sand, le conservateur de la bibliothèque — dont j’ai oublié le nom — et moi. Cet artiste était commun et un peu anarchiste. Il salua Mme Sand, et s’adressant au prince, il dit : « Vous êtes assis sur mes gants. Monsieur. » Le prince se souleva à peine, envoya la paire de gants à terre, disant : « Tiens, je croyais la banquette propre. » L’acteur rougit, ramassa ses gants, et sortit en murmurant quelque menace communarde.

Je jouai Le Testament de César Girodot, le rôle d’Hortense. Kean, d’Alexandre Dumas, le rôle d’Anna Damby. Le public, le soir de cette première[1], était très méchant, très monté contre Alexandre Dumas père, pour une aventure qui lui était personnelle et n’avait rien à voir avec l’art. Mais la politique mettait depuis quelques mois les cerveaux en ébullition. On voulait le retour de Victor Hugo.

Au moment où Dumas pénétra dans sa loge, des hurlements l’accueillirent. Puis les étudiants, qui étaient en grand nombre, se mirent à réclamer Ruy Blas sur l’air des lampions. Dumas se leva, demandant la parole. Le silence se fit. Dumas commença : « Mes jeunes amis... » mais une voix s’écria : « Nous voulons bien vous écouter, mais vous devez être seul dans votre loge ! » Dumas protesta avec véhémence. Plusieurs personnes de l’orchestre prirent son parti, car il avait invité une femme dans sa loge ; et, quelle que soit cette femme, on n’avait vraiment pas le droit de l’insulter d’une aussi outrageante façon. Je n’avais pas encore vu pareille scène.

Je regardais par le trou de la toile, très intéressée et très énervée.

Je vis le grand Dumas, pâle de colère, montrant le poing, criant, jurant, tempêtant. Puis tout à coup, une salve d’applaudissements. La femme avait disparu de la loge, profitant du moment où Dumas, le corps hors de la loge, répondait : « Non ! non ! Cette femme ne sortira pas ! » Juste à ce moment, elle s’esquiva. La salle, ravie, cria : « Bravo ! » et on permit à Dumas de parler.

Mais il ne fut écouté que pendant quelques instants. Les cris de : Ruy Blas ! Ruy Blas ! Victor Hugo ! Victor Hugo ! se firent à nouveau entendre dans un vacarme infernal.

Nous étions depuis une heure prêts à commencer le spectacle. J’étais très excitée.

Enfin Chilly et Duquesnel vinrent sur la scène : « Mes enfants, ayez du courage ! La salle est déchaînée ; ça ira comme ça ira... mais commençons ! »

« Ah ! dis-je à Duquesnel, tu sais, j’ai peur de m’évanouir. » En effet, mes mains étaient glacées, mon cœur battait. « Dis-moi... qu’est-ce qu’il faut faire, si j’ai trop peur ? — Il n’y a rien à faire ! dit Duquesnel. Aie peur ! Joue ! Et ne t’évanouis à aucun prix ! »

On leva le rideau au milieu de la tempête, des cris d’oiseaux, des miaulements de chats, et de la reprise sourde et rythmée des : Ruy Blas ! Ruy Blas ! Victor Hugo ! Victor Hugo ! ! !...


Mon tour arriva. Berton père, qui jouait Kean, avait été mal reçu. J’entrai, vêtue du costume excentrique « en Anglaise de 1820 ». J’entendis un éclat de rire qui me cloua sur le seuil de la porte où je venais de paraître. Au même instant, les applaudissements de mes chers petits amis les étudiants couvraient le rire des méchants. Je pris courage et me sentis même le désir de batailler. Mais je n’en eus pas besoin, car, après la seconde et interminable tirade dans laquelle je laisse entrevoir mon amour pour Kean, le public ravi me fit une ovation.

Voici que ce dit « Ignotus » dans le Figaro :

Mlle Sarah Bernhardt paraît avec un costume excentrique qui augmente encore la tempête, mais sa voix chaude, cette voix étonnante, émeut le public. Elle l’avait dompté, comme une petite Orphée.

Après Kean, je jouai La Loterie du Mariage. Pendant que je répétais cette pièce, Agar vint me trouver dans le coin où je me tenais de coutume, assise sur un petit fauteuil que je faisais prendre dans ma loge, les pieds sur une chaise de paille. Je préférais cet endroit, parce qu’il y avait un bec de gaz qui l’éclairait, et que je pouvais travailler en attendant que ce fût mon tour d’entrer en scène. J’adorais broder, faire de la mignonnette et de la tapisserie. J’avais un tas de petits ouvrages commencés, et je prenais tantôt l’un, tantôt l’autre, au gré de mon désir.

Mme Agar était une admirable créature, créée pour la joie des regards. Grande, pâle, brune, avec des yeux noirs larges et doux ; une toute petite bouche, aux lèvres épaisses et arrondies, soulevée dans les coins par un imperceptible sourire, meublée de dents ravissantes ; la tête merveilleusement casquée par des cheveux abondants et luisants ; elle était l’incarnation vivante des plus beaux types de la Grèce antique ; ses mains, belles et longues et un peu molles ; sa démarche lente et un peu pesante achevait l’évocation.

Elle était la grande tragédienne du théâtre de l’Odéon. Elle s’avançait vers moi de son pas mesuré. Derrière elle, suivait un jeune homme de vingt-quatre à vingt-six ans. « Tiens, ma chérie, dit-elle en m’embrassant, tu peux faire le bonheur d’un poète. »

Et elle me présenta François Coppée.

Je fis signe au jeune homme de s’asseoir, et je le regardai mieux. Son beau visage, émacié et pâle, était celui de l’immortel Bonaparte. Tout mon être sursauta d’émotion, car j’adore Napoléon Ier. Surtout Bonaparte.

« Vous êtes poète, Monsieur ? — Oui, Mademoiselle… (Lui aussi, sa voix tremblait, car il était encore plus timide que moi)... Oui, j’ai fait une petite pièce, et Mlle Agar est persuadée que vous voudrez bien la jouer avec elle. — Oui, ma chérie, reprit Agar : tu vas la lui jouer. C’est un petit chef-d’œuvre ! Et je suis sûre que tu auras un succès colossal ! — Oh ! et vous ! Vous serez si belle ! » dit le poète en inondant Agar d’un regard lumineux.

On m’appela en scène. Je revins quelques instants après. Le jeune poète causait bas avec la belle tragédienne. Je toussotai un peu. Agar avait pris possession de mon fauteuil ; elle voulait me le rendre et, sur mon refus, me fit asseoir sur ses genoux. Le jeune homme rapprocha sa chaise et nous papotâmes ainsi, nos trois têtes se touchant.

Il fut convenu que je porterai, après l’avoir lue d’abord, la pièce à Duquesnel, seul capable de juger des vers, et que nous obtiendrions ensuite, des deux directeurs, l’autorisation de la jouer à un « bénéfice » qui devait avoir lieu après notre première.

Le jeune homme, ravi, eut un pâle et reconnaissant sourire et me serra la main avec nervosité.

Agar le conduisit jusque sur le petit palier surplombant la scène. Je la regardais, cette magnifique statue, à côté de la mince silhouette du jeune écrivain.

Agar pouvait avoir trente-cinq ans. Elle était vraiment belle, mais je ne lui trouvais aucun charme ; et je ne comprenais pas pourquoi ce poétique Bonaparte était amoureux de cette jeune matrone, cela était aussi visible que le jour ; et elle semblait éprise aussi. Cela m’intéressait infiniment. Je les vis se serrer longuement la main ; puis, lui, par un mouvement brusque et presque gauche, se courba sur cette belle main et la baisa longuement.

Agar révint vers moi, les joues un peu rosées, ce qui était rare chez elle, car elle avait un teint marmoréen. « Tiens, voilà le manuscrit ! » fit-elle en me remettant un petit rouleau.

La répétition venait de finir. Je pris congé d’Agar et lus la pièce en voiture. Elle me transporta à tel point, que je revins sur mes pas pour la faire lire de suite à Duquesnel.

Je le rencontrai dans l’escalier. « Je t’en prie, remonte ! — Oh ! mon Dieu !... me dit-il. Qu’est-ce qu’il y a, ma chère amie ? Tu sembles avoir gagné le gros lot ? — Eh bien, c’est à peu près cela. Viens ! » Et une fois dans son cabinet : « Lis cela, je t’en prie ! — Donne, je vais l’emporter. — Non, lis-le, là, tout de suite ! Veux-tu que je te le lise ? — Non ! non ! répliqua-t-il, ta voix est une trompeuse qui fait des plus mauvais vers une ravissante poésie. Donne ! »

Et le jeune directeur s’installa dans son fauteuil et se mit à lire. Pendant ce temps, je feuilletais des journaux.

« C’est délicieux ! s’écria-t-il. Enfin, c’est un pur chef-d’œuvre ! » Je bondis de joie. « Tu le feras accepter par Chilly ? — Oui, oui, sois tranquille. Mais quand veux-tu jouer cela ? — Ah ! écoute : l’auteur me semble très pressé, et Agar aussi. — Et toi aussi ! me dit-il en riant, car voilà un rôle selon tes rêves. — Oui, mon petit Duq... moi aussi !... Veux-tu être gentil ? Fais-moi jouer cela au « bénéfice » de Mme ***, dans quinze jours. Cela ne dérangera aucun spectacle, et notre poète sera si heureux !

— Bien ; bien, reprit Duquesnel, je vais arranger cela... Mais comment faire pour les décors ? » murmura-t-il en se rongeant les ongles (son repas favori quand il est préoccupé).


SARAH BERNHARDT DANS FRANÇOIS LE CHAMPI.
SARAH BERNHARDT DANS FRANÇOIS LE CHAMPI.
SARAH BERNHARDT DANS FRANÇOIS LE CHAMPI.


J’avais déjà pensé à cela. Je lui offris de le reconduire chez sa femme et, chemin faisant, je lui développai mon plan. Le décor serait celui de Jeanne de Ligneris, une pièce qui venait d’être jouée, et tuée sous les quolibets du public. Un superbe parc italien avec statues, fleurs, et même l’escalier. Quant aux costumes, si on parlait de cela à Chilly, quelque bon marché qu’ils fussent, il pousserait les cris de Rodin ! Agar et moi, nous fournirions nos costumes. »

Nous étions arrivés chez Duquesnel. « Tiens, monte dire bonjour à ma femme ; et en même temps parle-lui des costumes. »

Je montai donc ; et, après avoir embrassé la plus jolie figure qu’on puisse rêver, je fis part, à la douce propriétaire de ce joli visage, de tout notre complot. Elle approuva tout et me promit de se mettre de suite en quête de jolis dessins pour nos costumes.

Pendant qu’elle parlait, je la comparais à Agar : Oh ! combien j’aimais mieux cette ravissante tête blonde avec ses yeux immenses, limpides, et ses deux petites fossettes carminées ; et ses cheveux légers qui auréolaient son front ; et les attaches si fines de ses poignets au bout desquels étaient les deux plus jolies mains qu’il soit possible de voir. Du reste, ces mains-là sont restées célèbres.

Je quittai ce couple ami, et me rendis chez Agar pour lui raconter tout ce qui s’était passé. La pauvre m’embrassa cent fois.

Il y avait là un prêtre qui était son cousin, et qui parut être très content de tout mon récit : sûrement, il était au fait de tout.

Un coup de sonnette timide, et on annonça François Coppée. « Je me sauve, lui dis-je sur le pas de la porte en lui serrant la main, Agar vous racontera tout. »

  1. 18 février 1868.