Charpentier et Fasquelle (p. 49-59).
◄  IV
VI  ►


V


Cauterets n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. C’était un abominable et charmant petit trou feuillu, touffu, avec quelques rares maisons et beaucoup de cahutes de montagnards. Il y avait des ânes qu’on louait aux habitants, et qui nous conduisaient en haut des montagnes par des chemins fous.

Moi, j’adore la mer et la plaine, mais je n’aime pas les montagnes, ni les forêts. La montagne m’écrase. La forêt m’étouffe. Il me faut à tout prix de l’horizon à perte de vue, et du ciel à perte de rêve.

Je voulais monter sur les montagnes pour ne plus qu’elles m’écrasent. Et nous montions toujours ! toujours plus haut !

Maman restait à la maison avec sa douce amie, Mme Guérard. Maman lisait des romans. Mme Guérard brodait. Et elles restaient toutes deux silencieuses. Chacune bâtissait son rêve, le voyait s’écrouler, et le recommençait.

La déjà vieille Marguerite, la seule servante que maman eût emmenée, venait avec nous. Rieuse et hardie, toujours le mot pour faire rire les hommes, mots dont je n’ai connu le sens et la crudité que plus tard. Elle était le boute-en-train de notre caravane. Nous ayant vu naître, elle était familière, et parfois blessante ; mais je ne me laissais pas faire et je répliquais cruellement. Elle se vengeait le soir en faisant un plat de dessert que je n’aimais pas.


Je reprenais bonne mine. Et quoique très religieuse, mon mysticisme se calmait. Seulement, ne pouvant vivre sans passion, je me pris à adorer les chèvres ; et je demandai très sérieusement à maman si elle voulait me permettre de devenir une chevrière. « J’aime mieux cela que religieuse ! — Nous en reparlerons ! » me dit ma mère.

Tous les jours, je descendais dans mes bras un petit chevreau ou une petite chevrette. Nous en avions déjà sept, quand ma mère arrêta ce beau zèle. Il fallait retourner au couvent. Mon congé était fini. Je me portais bien.

Il fallait rentrer travailler. J’acceptai avec plaisir, au grand étonnement de maman qui adorait voyager, mais détestait se déplacer.

Moi, j’allais revoir des villes, des villages, des gens, des arbres qui changeraient ; m’asseoir dans des choses qui rouleraient, refaire des malles, des paquets. J’étais ravie. Je demandai à emmener mes chèvres ; mais ma pauvre maman faillit avoir un coup de sang : « Tu deviens folle ! Sept chèvres en chemin de fer, en voiture ; où veux-tu les placer ? Non ! mille fois non ! » J’obtins pourtant d’en emmener deux. Plus, un merle que m’avait donné un montagnard.

Et nous voilà de retour au couvent.

Je fus reçue avec une joie si sincère, que, de suite, je me retrouvai très heureuse. Mes deux chèvres furent gardées. J’avais le droit de les faire venir aux récréations ; et on s’amusait follement avec elles : on les chargeait, elles nous chargeaient… Et c’était des rires, des culbutes, des folies… Et cependant, j’allais avoir quatorze ans. Mais j’étais chétive et enfantine.


Je restai encore dix mois au couvent, sans rien apprendre, toujours hantée par l’idée d’être religieuse, mais plus mystique du tout.

Mon parrain me trouvait la plus ignare des enfants.

Je travaillais cependant pendant les vacances ; et j’avais pour compagne de mes études Sophie Croizette qui demeurait non loin de notre maison de campagne. Cela stimulait un peu mon zèle, mais pas beaucoup. Sophie était rieuse, et nous aimions surtout aller au Musée, où sa sœur Pauline, devenue depuis Mme Carolus Duran, copiait des tableaux de maîtres.

Pauline était aussi calme, aussi froide, que Sophie était bruyante, bavarde et charmante. Elle était belle, Pauline Croizette ; mais j’aimais mieux Sophie, plus galamment jolie.

Mme Croizette, la mère, semblait triste et résignée. Elle avait renoncé très tôt à sa carrière : elle avait été danseuse à l’Opéra de Saint-Pétersbourg. Elle y était adorée, adulée, choyée. C’est, je crois, la naissance de Sophie qui l’avait forcée de quitter le théâtre.

Puis, de mauvais placements d’argent l’avaient ruinée. Une grande distinction dans sa personne, une grande bonté sur son visage et une infinie mélancolie lui attiraient toutes les sympathies.

Maman et elle avaient noué connaissance à la musique du parc de Versailles, et nous fûmes liées quelque temps. Nous avons fait, avec Sophie, de bonnes parties dans ce magnifique parc.

Mais notre plus grande joie était d’aller chez Mme Masson, l’antiquaire de la rue de la Gare. Elle avait une fille : Cécile Masson, jolie comme un amour. À nous trois, nous changions toutes les étiquettes des vases, des tabatières, des éventails, des bijoux ; et quand ce pauvre M. Masson rentrait avec un riche client, car l’antiquaire Masson était connu dans le monde entier, Sophie et moi nous nous cachions pour assister à la fureur du père Masson.

Cécile, l’air innocent, vaquait avec sa mère aux soins du ménage en nous jetant des regards à la dérobée.


Le tourbillon de la vie me sépara brusquement de tous ces êtres que j’aimais. Et un incident, bien futile en lui-même, me fit quitter le couvent plus tôt que ne l’eût voulu ma mère.

C’était un jour de fête. Nous avions deux heures de récréation. Nous marchions en monôme le long du mur qui borde le talus du chemin de fer de la rive gauche, chantant le De profundis, car nous enterrions mon lézard favori. Une vingtaine de mes compagnes suivaient avec moi. Quand tout à coup tomba à nos pieds un shako de soldat.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? — Un shako de soldat ! — Il vient de l’autre côté du mur ! — Oui, oui ! — Écoutez… on se dispute ! » Et, faisant subitement silence, nous entendîmes : « Tu es stupide ! C’est idiot ! C’est le couvent de Grand-Champs ! Comment ravoir mon shako ? » Puis un silence, qui fut déchiré par les cris répercutés d’enfants effrayés, de religieuses courroucées… Le soldat venait de paraître à cheval sur le mur.

En une seconde, nous fûmes toutes à vingt mètres du mur, telle une nuée de moineaux effrayés s’envolant pour s’abattre plus loin, curieux et en éveil.

« Avez-vous vu mon shako, Mesdemoiselles ?… cria le malheureux soldat d’une voix implorante. — Non ! non ! m’écriai-je, cachant derrière mon dos le couvre-chef. — Non ! non ! » s’écrièrent toutes les gamines en riant aux éclats. Et de partout, des « non ! non ! » montaient, railleurs, persifleurs, insolents.

Nous reculions toujours, appelées par les cris des sœurs qui, voilées et cachées derrière les arbres, se désespéraient. Nous étions à quelques mètres de la gigantesque gymnastique.

Je montai quatre à quatre, perdant le souffle, et j’arrivai sur la large poutrelle. Mais ne pouvant amener jusqu’à moi l’échelle de bois à l’aide de laquelle j’étais montée si vite, je décrochai les anneaux. Elle tomba en se brisant avec fracas.

Puis, debout sur la poutrelle, triomphante, endiablée : « Le voilà, votre shako ! Vous ne l’aurez pas ! » Et je le tenais droit sur ma tête, me promenant sur la poutrelle où nul ne pouvait venir me chercher, car j’avais relevé l’échelle de corde.

Je pense que ma première idée avait été une gaminerie. Mais on avait ri, on avait applaudi ; ma farce réussissait au delà de mes espérances. Je devenais folle. Rien ne m’arrêtait plus.

Le jeune soldat, fou de colère, avait sauté en bas du mur et courait vers moi, bousculant les gamines sur son passage. Les sœurs affolées s’étaient enfuies, appelant du secours.

L’aumônier, la Supérieure, le père Larcher, tout le monde accourut. Je crois que le soldat jurait, tel un templier. Le pauvre était vraiment excusable.

Mère Sainte-Sophie, d’en bas, m’adjurait de descendre et de rendre le shako. Le soldat essaya d’arriver à moi par le trapèze, la corde à nœuds… Ses efforts inutiles faisaient pâmer les élèves qu’on avait voulu éloigner.

Enfin la sœur tourière sonna la cloche d’alarme ; et cinq minutes après on envoyait de la caserne de Satory des soldats pour porter secours, croyant à un commencement d’incendie.

Quand l’incident fut raconté à l’officier qui les menait, il renvoya ses hommes, et demanda à voir la Supérieure. On le conduisit à mère Sainte-Sophie. Il la trouva aux pieds de la gymnastique, pleurant de honte et d’impuissance.

Il enjoignit au soldat de rentrer à la caserne sur-le-champ. Il obéit, me montrant le poing. Puis, levant la tête, il ne put s’empêcher de rire, en me voyant coiffée du shako qui, descendu sur mes yeux, n’était retenu que par mes oreilles repliées pour lui faire obstacle.

Furieuse, énervée de la tournure que prenait ma farce : « Le v’là, votre shako ! » Et je le jetai violemment de l’autre côté du mur qui longeait la gymnastique, dans le cimetière. « Oh ! la petite peste ! » mâchonna l’officier. Puis, s’excusant, il salua les religieuses ; et le père Larcher fut chargé de l’accompagner.

Quant à moi, j’étais tel un renard auquel on aurait coupé la queue. Je refusai de descendre tout de suite. « Non, disais-je, je descendrai quand tout le monde sera parti. »

Toutes les classes furent punies.

Je restai seule. Le soleil s’était couché. Le silence devenait terrifiant dans le cimetière. Les arbres noirs prenaient des formes éplorées ou menaçantes. L’humidité du bois me tombait en chape sur les épaules, s’alourdissant de minute en minute.

Je me sentais abandonnée. Je pleurais. J’en voulais à moi, au soldat, à mère Sainte-Sophie, aux élèves qui m’avaient excitée par leurs rires, à l’officier qui m’avait humiliée, à la sœur tourière qui avait sonné bêtement la cloche d’alarme.

Puis je songeai à redescendre par l’échelle de corde mise par moi à cheval sur la poutrelle. Maladroite, tremblante de peur au moindre bruit, l’oreille au guet, l’œil roulant de droite à gauche dans son orbite, je mis un temps infini, craignant à tout instant de décrocher les anneaux. Enfin elle se déroula doucement jusqu’à terre, et j’allais enjamber le premier échelon quand les abois de César me terrifièrent.

Il accourait du fond du bois. La vue de cette ombre sur la gymnastique ne lui disait rien qui vaille, à ce brave César ; et, furieux, il vint s’écraser contre les lourds montants de bois.

Je fis ma voix douce : « Eh bien, César, on ne reconnaît plus son amie ?… » Il grognait…

De ma voix forte : « Fi ! le vilain César !… oh ! la sale bête qui grogne son amie !… » Il rugit…

Je commençais à avoir un trac fou… Je remontai l’échelon descendu, et m’assit sur la poutrelle. César se coucha au bas de la gymnastique, la queue droite, les oreilles dressées, le poil en crête sur le dos, et grognant sourdement.

J’appelai la Sainte Vierge à mon aide. Je priai ardemment. Je jurai de dire tous les jours trois Ave, trois Credo, et trois Pater supplémentaires. Puis, un peu calmée, j’appelai d’une voix soumise : « César !… Mon César chéri !… Mon beau César !… Tu sais ?… Je suis l’ange Raphaël !… » Ah ! je t’en fiche ! César trouvait incompréhensible ma présence à cette heure tardive dans le jardin, toute seule sur une gymnastique. Pourquoi n’étais-je pas au réfectoire ?

Il grognait, ce pauvre César. Et en effet je me sentis faim. Je commençais à trouver cela injuste.

C’est vrai que j’avais eu tort de prendre le shako du soldat ; mais c’était lui qui avait commencé. Pourquoi avait-il jeté son shako ? Et, mon imagination aidant, je finissais par me trouver martyre : on m’abandonnait au chien qui allait me manger. J’avais peur des morts qui étaient derrière moi. On le savait bien que j’avais peur. J’étais délicate de la poitrine et on me livrait méchamment aux morsures du froid, sans défense. Et je pensais à mère Sainte-Sophie qui ne m’aimait plus et qui m’abandonnait si cruellement.

Alors, à plat ventre sur la poutrelle, je me livrai à un désespoir fou, appelant maman, mon père, mère Sainte-Sophie, sanglotant, voulant mourir tout de suite…

Dans l’accalmie d’un sanglot, j’entendis mon nom prononcé. Mon nom en appel doux. Je me dressai et, perçant la pénombre, j’entrevis ma chérie, mère Sainte-Sophie. Elle était là, l’adorée petite sainte ; elle n’avait pas quitté l’enfant rebelle. Cachée derrière la statue de saint Augustin, elle priait, attendant la fin de cette crise que dans sa simplesse elle avait trouvée dangereuse pour ma raison, pour mon salut peut-être.

Elle avait renvoyé tout le monde. Elle était restée seule. Et elle non plus n’avait pas dîné.

Je descendis et tombai repentante et désolée dans ses bras maternels. Elle ne me dit rien de la vilaine histoire et m’entraîna vivement vers le couvent.

J’étais trempée par la buée glaciale, les joues brûlantes, les pieds et les mains glacés.


Je restai vingt-trois jours entre la vie et la mort. J’avais une pleurésie. Mère Sainte-Sophie ne me quitta pas un instant. Hélas ! la douce mère s’accusait de mon mal : « Je l’ai laissée trop longtemps !… » disait-elle en se frappant la poitrine. « C’est ma faute ! c’est ma faute ! »

Et ma tante Faure venait me voir presque tous les jours. Maman étant en Écosse, revenait à petites étapes. Ma tante Rosine, à Baden-Baden, avait trouvé une martingale qui ruinait toute la famille. « Je viens, je viens… » écrivait-elle de temps en temps, en demandant de mes nouvelles.

Le docteur Despagne et le docteur Monod, qui avaient été appelés en consultation, m’avaient crue perdue. Le baron Larrey, qui m’aimait beaucoup, venait souvent. Il avait une certaine influence sur moi. Je faisais volontiers ce qu’il disait.

Maman arriva quelque temps avant ma convalescence et ne me quitta plus. Puis, quand je fus transportable, elle m’emmena à Paris, promettant de me ramener au couvent aussitôt guérie.

Et ce fut pour toujours que je quittai ce cher couvent.

Mais ce ne fut pas pour toujours que je quittai mère Sainte-Sophie, je l’emportai en moi : elle fit longtemps partie de ma vie. Et aujourd’hui qu’elle est morte depuis des années, son souvenir évoque en moi les simples pensées d’autrefois et fait fleurir en moi les simples fleurs d’antan.


La vraie vie commença pour moi.

La vie claustrale est une vie pour tous : qu’on soit cent, qu’on soit mille, on vit une vie qui pour toutes est la même et unique vie ; les bruits du dehors se brisent sur la lourde porte du cloître. L’ambition consiste à chanter plus haut que les autres à Vêpres ; à prendre un peu plus de banc ; à tenir le bout de la table ; à être au tableau d’honneur…


Quand j’appris que je ne retournerai plus au couvent, il me sembla qu’on me jetait dans la mer. Et je ne savais pas nager. Je suppliai mon parrain de me remettre au couvent. La dot que m’avait laissée mon père suffisait largement pour ma dot de religieuse. Je voulais prendre le voile.

« Soit ! dit mon parrain. Tu prendras le voile dans deux ans, mais pas avant. En attendant, apprends ce que tu ignores, c’est-à-dire tout, avec l’institutrice que ta mère t’a choisie. »

Et, le jour même, une vieille demoiselle, aux yeux gris pleins de douceur, vint prendre possession de ma vie, de mon cerveau, de ma conscience, pendant huit heures par jour… Elle avait nom : Mademoiselle de Brabender. Elle avait élevé une grande-duchesse, en Russie. Elle avait la voix douce ; des moustaches rousses énormes ; un nez grotesque ; mais une façon de marcher, de s’exprimer, de saluer, qui imposait la déférence.

Elle habitait un couvent, rue Notre-Dame-des-Champs. C’est pourquoi, malgré les instances de ma mère, elle refusa de venir habiter chez nous. Elle sut se faire aimer de moi. Et j’appris facilement avec elle tout ce qu’elle voulut me faire apprendre.


Je travaillais avec fièvre, car je rêvais de revenir au couvent, non comme une élève, mais comme sœur éducatrice.