Charpentier et Fasquelle (p. 35-48).
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IV


Un événement très simple en soi, mais qui pourtant devait troubler le silence de notre vie claustrale, acheva de m’attacher à mon couvent dans lequel je voulais rester à tout jamais.

L’archevêque de Paris, monseigneur Sibour, rendait visite à quelques communautés. Et la nôtre était parmi les élues.

La nouvelle nous en fut donnée par mère Saint-Alexis, la mère doyenne, qui était si grande, si maigre et si vieille, qu’il m’était impossible de l’accepter pour un être humain, ni pour un être vivant. Elle me semblait empaillée, articulée ; elle me faisait peur. Et je ne voulus bien m’approcher d’elle que quand elle fut morte.

On nous avait réunies dans la grande salle du jeudi. Et, debout sur la petite estrade, soutenue par deux sœurs converses, elle nous annonça d’une voix lointaine, lointaine… la venue de Monseigneur.

Il devait venir le jour de la Sainte-Catherine, c’est-à-dire quinze jours après la péroraison de la doyenne.

Une ruche dans laquelle serait entré un frelon… tel fut notre paisible couvent.

On abrégea les heures d’étude pour se consacrer à fabriquer des guirlandes de roses et de lis. Le grand et haut fauteuil en bois sculpté fut découvert pour le frotter, le vernir, etc. Nous faisions des suspensions couvertes de cristallins. On arracha l’herbe de la cour… que sais-je, moi, ce qui ne fut pas fait pour l’honneur de cette visite !

Deux jours après l’allocution de la doyenne, mère Supérieure nous lut le programme de la fête :

La plus jeune des religieuses devait lire un compliment à Monseigneur. C’était la délicieuse sœur Séraphine.

Puis Marie Buguet jouerait un morceau de piano de Henri Herz.

Marie de Lacour chanterait une chanson de Loïsa Puget.

Puis on jouerait une petite pièce en trois tableaux écrite par mère Sainte-Thérèse : Tobie recouvrant la vue. J’ai là sous les yeux le petit manuscrit jauni et déchiré, et je n’en puis guère déchiffrer que le sens et quelques phrases :


Premier tableau : Les adieux du jeune Tobie à son père aveugle. — Il jure de lui rapporter les dix talents prêtés à Gabélus, son parent.

Deuxième tableau : Tobie endormi au bord du Tigre. — Il est veillé par l’ange Raphaël. — Combat contre un poisson monstre qui avait attaqué Tobie endormi. — Le poisson tué, l’ange conseille à Tobie de prendre le cœur, le foie et le fiel du poisson, et de les conserver pieusement.

Troisième tableau : Retour de Tobie chez son père aveugle. — L’ange lui conseille de frotter les yeux de son père avec les viscères du poisson. — Le vieux père recouvre la vue. — L’ange Raphaël, pressé par Tobie d’accepter une récompense, dévoile qui il est. — Et dans un cantique à la gloire de Dieu, il disparaît vers le ciel.


La petite pièce fut lue par mère Sainte-Thérèse dans la salle du jeudi. Nous étions toutes en larmes après la lecture, et mère Sainte-Thérèse dut faire un grand effort pour ne pas commettre, fût-ce une seconde, le péché d’orgueil.

Je me demandais avec anxiété quelle part j’allais prendre dans cette pieuse comédie ; car je ne doutais pas, étant donné ma petite personnalité, qu’on m’eût distribué quelque chose. Et j’en tremblais d’avance. Et je m’énervais toute seule, et mes mains se glaçaient, et mon cœur battait, et mes tempes bourdonnaient.

Aussi, quand mère Sainte-Thérèse dit de sa voix calme : « Mesdemoiselles, écoutez, je vous prie : voici la distribution de vos parts », je refusai de m’approcher et restai boudeuse sur mon tabouret.

Elle fit l’appel :


Le vieux Tobie : Eugénie CHARMEL.

Le jeune Tobie : Amélia PLUCHE.

Gabélus : Renée d’ARVILLE.

L’ange Raphaël : Louise BUGUET.

La mère de Tobie : Eulalie LACROIX.

La sœur de Tobie : Virginie DEPAUL.


J’avais prêté une oreille sournoise ; et je restai confondue, outrée, furieuse, quand mère Sainte-Thérèse ajouta : « Voici vos manuscrits. Mesdemoiselles. » Et on remit à chacune un petit manuscrit de la pièce.

Louise Buguet était ma camarade préférée. Je m’approchai d’elle et lui demandai son manuscrit que je relus avec passion.

« Tu me feras répéter par cœur, dis ? — Oui, bien sûr, lui répondis-je. — Oh ! que je vais avoir peur ! », disait ma petite amie.

On l’avait choisie pour l’ange, je pense, parce qu’elle était blanche et blonde comme un rayon de lune… Elle avait la voix douce et timide ; et parfois nous la faisions pleurer pour voir comme elle était jolie. De ses grands yeux gris et questionneurs, les larmes coulaient limpides et perlées.

Elle se mit de suite à apprendre sa part. Moi, je faisais le chien de berger, allant de l’une à l’autre des élues. Ça ne me regardait pas, mais je voulais en être.

Mère Supérieure passa ; et comme nous faisions la révérence, elle me caressa la joue : « On avait bien pensé à toi, ma fillette, mais tu es si peureuse quand on t’interroge. — Oh ! c’est parce que c’est l’histoire ou l’arithmétique… Ce n’est pas la même chose, j’aurais pas eu peur. »

Elle sourit d’un air défiant et s’éloigna.

On répéta pendant huit jours. Moi, je demandai à faire le gros monstre. Je voulais en être à tout prix. Mais c’était César, le chien du couvent, qui devait faire le poisson monstre.

On mit au concours le costume du poisson.

Je m’étais donné un mal !… J’avais découpé des écailles de carton que j’avais peinturlurées. Je les avais toutes cousues ensemble. J’avais fait des ouïes énormes qu’on devait passer en collier à César.

Ce ne fut pas mon projet qui fut adopté, mais celui d’une grande fille bête, dont le nom m’échappe. Elle avait fait une grande queue de peau et un masque avec des gros yeux et des ouïes ; mais il n’y avait pas d’écailles ; c’était le corps poilu de César qu’on verrait.

Je m’occupais néanmoins du costume de Louise Buguet, auquel je travaillais avec les sœurs Sainte-Cécile et Jeanne qui étaient directrices de la lingerie.

Aux répétitions, on ne pouvait arracher un mot à l’ange Raphaël. Elle restait bouche bée sur la petite estrade, ses beaux yeux perlant des larmes ; elle arrêtait tous les mouvements, tout en me jetant des appels éplorés. Je lui soufflais. Je me levais, courais vers elle, l’embrassais et lui soufflais dans l’oreille toute sa tirade. Je commençais à en être.

Enfin, deux jours avant la solennité, la répétition générale commença. Et dès que l’ange apparut, oh ! combien joli ! il s’affaissa sur le banc, sanglotant, implorant : « Oh ! non, je ne pourrai jamais ! — En effet, elle ne pourra jamais… » soupira mère Sainte-Sophie.

Alors, folle d’orgueil, de joie et d’aplomb, oubliant le chagrin de ma petite amie, je bondis sur l’estrade et, debout sur le banc sur lequel pleurait effondré l’ange Raphaël : « Ma mère, ma mère, je sais sa part ! Voulez-vous que je la répète ? — Oui, oui ! s’écria-t-on de tous les bancs. — Oh ! oui, tu le sais si bien… » dit Louise Buguet. Et elle voulut me coiffer du bandeau. « Non, laisse ! Je vais répéter comme ça, d’abord. »

On recommença le second tableau, et je fis mon entrée, armée d’une longue branche de saule ; et je commençai :

« Ne crains rien, Tobie, je serai ton conducteur. J’écarterai de ta route les ronces et les pierres. La fatigue t’accable. Repose-toi. — Moi, je veille ! »

…Et Tobie accablé se couchait au bord… de cinq mètres de jaconas bleu qui, allongés et serpentant, représentaient le Tigre.

Puis je continuai par une prière au bon Dieu, pendant que Tobie s’endormait.

Alors, César apparut en poisson monstre et tout ce petit monde trembla de terreur : car César, très bien éduqué par le père Larcher, le jardinier, sortit lentement de dessous le jaconas bleu, son masque de poisson sur la tête ; deux énormes coquilles de noix blanchies, et trouées dans le milieu pour permettre à César d’y voir clair, étaient accrochées à des fils de fer qui tenaient au collier, lequel supportait des ouïes grandes comme des feuilles de palmier. César, le museau par terre, grognait, ronflait et, affolé, se jetait sur Tobie qui, armé de son gourdin, tuait du premier coup le monstre. Alors César tombait sur le dos, les quatre pieds en l’air, et s’affaissait sur le côté, faisant le mort.

Ce fut une joie folle dans la salle. On applaudissait, on trépignait ; les plus petites se dressaient sur leur tabouret, criant : « Oh ! mon beau César ! Oh ! le brave César ! Oh ! qu’il est bien, le chien-chien. »

Les sœurs, émues de la bonne volonté du gardien du couvent, secouaient la tête avec attendrissement. Moi, j’avais oublié que j’étais l’ange Raphaël, et accroupie, je caressais César : « Oh ! comme il avait bien fait le mort. Madame !… » Et je l’embrassais, levant une de ses pattes, puis l’autre… Et César, inerte, continuait à faire le mort.

La petite sonnette nous rappela à l’ordre.

Je me redressai ; et nous entonnâmes, soutenues par le piano, un Hosannah à la gloire de Dieu qui venait de sauver Tobie de l’effroyable monstre…

Puis le petit rideau de serge verte se ferma, et je fus entourée, choyée, adulée. Mère Sainte-Sophie vint nous trouver sur la petite estrade. Elle m’embrassa tendrement.

Quant à Louise Buguet, elle avait retrouvé sa gaieté, et sa jolie figure d’ange rayonnait : « Oh ! que tu as bien su ! Et puis, toi, on t’entend. Oh ! je te remercie ! » Et elle m’embrassait. Et je la serrais de toutes mes forces. Enfin ! j’en étais !

Le troisième tableau commença. Il se passait dans la maison du vieux père.

L’ange, Gabélus et le jeune Tobie regardaient, tenaient dans leurs mains les viscères retirés du poisson. Et l’ange expliquait comment il fallait s’en servir pour frotter les yeux du père aveugle. J’avais un peu mal au cœur, car je tenais dans mes mains le foie d’une raie, le cœur et le gésier d’un poulet. Je n’avais jamais touché à ces choses. Et, par moments, ma gorge se serrait dans un haut-le-cœur ; et les larmes me venaient aux yeux.

Enfin, le père aveugle entrait, guidé par les sœurs de Tobie. Gabélus, un genou en terre devant le vieillard, lui remettait les dix talents d’argent et, dans un grand récit, racontait les exploits de Tobie en Médie. Enfin Tobie s’approchait de son père et, après l’avoir tenu longtemps embrassé, il lui frottait les yeux avec le foie de la raie.

Eugénie Charmel fit une grimace ; mais, après s’être essuyée, elle s’écria : « Je vois ! Je vois !… Dieu de bonté ! Dieu de clémence ! Je vois ! Je vois ! » Les bras tendus, les yeux ouverts dans une pose extatique, elle s’avança… et tout ce petit public naïf et plein d’amour pleura.

Tout le monde sur l’estrade était à genoux, rendant grâces au bon Dieu, sauf le vieux Tobie et l’ange. Et après cette prière d’actions de grâces, le public, mû par un sentiment religieux et discipliné, répéta : Amen.

Alors la mère de Tobie s’avança et parlant à l’ange, lui dit : « Noble étranger, prends place à notre foyer. Tu seras désormais notre hôte, notre fils, notre frère ! » Mais je m’avançai et, dans une tirade d’au moins trente lignes, je fis connaître que j’étais l’envoyé de Dieu, que j’étais l’ange Raphaël. Et, ramassant vivement la tarlatane bleu pâle cachée pour l’effet final, je m’enveloppai dans son nuageux tissu qui simulait mon envolée vers le ciel. Et le petit rideau de serge verte se ferma sur cette apothéose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin le jour solennel arriva. Dévorée par la fièvre d’attente, je n’avais pas dormi depuis trois nuits.

La cloche du réveil, sonnée plus tôt, me trouva debout, essayant de dompter mes cheveux que je mouillais pour les assagir.

Monseigneur devait arriver à onze heures du matin.

On fit donc le grand déjeuner à dix heures. Puis nous fûmes toutes rangées dans la cour principale.

Mère Saint-Alexis, la doyenne, était seule devant. Mère Sainte-Sophie, à deux pas derrière elle. L’aumônier se tenait à quelque distance des deux Supérieures. Puis les religieuses, derrière lesquelles les jeunes filles, et, derrière les jeunes filles, les enfants. Puis les sœurs converses et les servantes.

Nous étions toutes vêtues de blanc, avec la couleur de nos classes.

La cloche sonna à toute volée. Le grand carrosse entra dans la première cour. La porte de la cour principale fut ouverte ; et monseigneur Sibour parut sur le marchepied abaissé par le valet de pied. Mère Saint-Alexis s’approcha et, courbée, baisa l’anneau épiscopal. Mère Sainte-Sophie la Supérieure, plus jeune, s’était agenouillée pour baiser l’anneau.

On fit entendre la claquette d’avertissement, et nous fûmes toutes à genoux pour recevoir la bénédiction de Monseigneur.

Quand nous relevâmes la tête, la grande porte était refermée et Monseigneur avait disparu, emmené par mère Supérieure. Mère Saint-Alexis, fatiguée, avait été remontée dans sa cellule.

La claquette nous fit relever. Il fallait se rendre à la chapelle pour la messe, qui fut très courte ; et nous eûmes récréation pendant une heure.

Le concert devait commencer à une heure et demie. La récréation se passa à préparer la grande salle et à nous préparer à paraître devant Monseigneur.

Je m’étais vêtue de la longue robe de l’ange : une ceinture bleue cernait ma taille, et deux ailes en papier étaient retenues par des petites bretelles bleues qui se croisaient sur ma poitrine. Autour de la tête, un lacet d’or attaché derrière.

Je mâchonnais ma part, car nous ne connaissions pas alors le mot « rôle ».

Le théâtre est entré plus dans les mœurs maintenant. Mais on disait alors « part » au couvent. Et ce n’est pas sans étonnement que la première fois que je jouai en Angleterre, j’entendis une jeune Anglaise me dire : « Oh ! vous aviez un si beau part dans Hernani… »


La salle était jolie. Oh ! mais jolie. Partout des guirlandes de feuillages piqués de fleurs en papier. Et puis, des petits lustres suspendus à des fils d’or. Un grand tapis en velours rouge conduisait au fauteuil de Monseigneur. Deux petits coussins en velours rouge avec crépine d’or. Je trouvai toutes ces horreurs si jolies, si belles !

Le concert commença. Et tout me semble avoir bien marché.

Mais Monseigneur ne put s’empêcher de sourire à la vue de César ; et quand il fut mort, il donna le signal des bravos. Ce fut César, en réalité, qui emporta tous les suffrages.

Cependant, nous fûmes appelées près de monseigneur Sibour. Oh ! le doux et charmant prélat ! Il nous remit à toutes une médaille bénie.

Quand vint mon tour, il me prit la main : « C’est vous, mon enfant, qui n’êtes pas baptisée ? — Oui, mon père… Oui, Monseigneur, repris-je confuse. — Nous devons la baptiser au printemps. Son père revient exprès d’un pays très lointain pour cette cérémonie », reprit la Supérieure. Puis ils causèrent à voix basse.

« Eh bien, je reviendrai si je peux, pour cette cérémonie, » dit tout haut l’Archevêque. Je baisai, frissonnante d’émotion et d’orgueil, l’anneau du vieillard ; et je m’en fus pleurer au dortoir pendant un long temps. — C’est là qu’on me retrouva écrasée de fatigue et profondément endormie.

À partir de ce jour, je devins plus sage, plus studieuse, moins emportée. Dans mes grands accès de colère, on me calmait en évoquant le souvenir et la promesse de monseigneur Sibour de venir me baptiser. Hélas ! hélas ! je ne devais pas avoir cette joie.


Un matin de janvier, alors que nous étions réunies à la chapelle pour la messe du matin, je fus surprise, inquiète, angoissée, de voir l’abbé Lethurgi monter en chaire avant de commencer la messe. Il était pâle. Je me retournai instinctivement, cherchant des yeux mère Supérieure. Elle était à son banc. Alors l’aumônier commença d’une voix cassée par l’émotion, le récit de l’assassinat de monseigneur Sibour.

Assassiné. Un souffle de terreur passa au-dessus de nous. Cent cris étouffés, ne formant qu’un seul sanglot, couvrirent un instant la voix du prêtre. Assassiné… ce mot me cingla plus personnellement encore : n’avais-je pas été la favorite, un instant, du doux vieillard ?

Il me semblait que le meurtrier Verger m’avait frappée, moi aussi, dans mon amour reconnaissant pour le prélat, dans ma petite gloire qu’il me volait. Je sanglotai. Puis l’orgue accompagnant la prière des morts exaspéra ma douleur.

C’est à partir de ce moment que je fus prise d’un amour mystique, ardent, qu’entretenaient les pratiques religieuses, la mise en scène du culte, et les encouragements câlins, fervents et sincères de mes éducatrices, qui m’aimaient beaucoup, que j’adorais, et dont maintenant encore, le souvenir charmeur et reposant donne à mon cœur de radieux sursauts.


L’époque décidée pour mon baptême approchait. Je devenais de plus en plus nerveuse. Mes crises me prenaient plus fréquentes : crises de larmes sans raison, de terreurs sans causes. Tout prenait pour moi des proportions étranges.

Un jour qu’une de mes compagnes laissa tomber ma poupée que je lui avais prêtée (car j’ai joué à la poupée jusqu’à plus de treize ans), je me pris à trembler de tous mes membres. J’adorais cette poupée, que m’avait donnée mon père. « Tu as cassé la tête à ma poupée, méchante fille ! Tu as fait mal à mon père ! » Je refusai de manger. Et la nuit, je m’éveillai en nage, les yeux fous, sanglotant : « Papa est mort !… Papa est mort !… »

Trois jours après, maman venait me demander au parloir, et me tenant devant elle : « Fillette, je viens te faire du chagrin… Papa est mort ! — Je le sais, je le sais… » Et l’expression de mon regard fut telle, m’a souvent dit ma mère, qu’elle trembla longtemps pour ma raison.


Je devins triste et maladive. Je refusai de rien apprendre, sauf le catéchisme et l’histoire sainte ; je voulais être religieuse.

Maman avait obtenu qu’on baptisât mes deux sœurs en même temps que moi : ma sœur Jeanne qui avait alors six ans, et ma sœur Régina qui n’avait pas trois ans et qu’on venait de prendre pensionnaire, malgré son jeune âge, espérant me distraire un peu.

Je fus mise en retraite huit jours avant mon baptême et huit jours après, devant faire ma première communion la semaine suivante.

Ma mère, mes tantes Rosine Berendt et Henriette Faure, ma marraine, mon oncle Faure, mon parrain Régis, M. Meydieu, le parrain de ma sœur Jeanne et le général Polhes, celui de ma sœur Régina ; plus, les marraines de mes sœurs, mes cousins et cousines… Tout ce monde révolutionnait le couvent. Ma mère et mes tantes étaient en deuil élégant. Ma tante Rosine avait mis une branche de lilas à son chapeau, « pour égayer le deuil », disait-elle (phrase étrange que j’ai entendue sûrement depuis, par d’autres qu’elle).

Jamais je ne m’étais sentie plus loin de tout ce monde venu pour moi.

J’adorais maman ; mais avec un attendrissant et fervent désir de la quitter, de ne plus la revoir, de la sacrifier à Dieu. Quant aux autres, je ne les voyais pas. J’étais grave et un peu revêche.


Il y avait eu, quelque temps auparavant, une prise de voile au couvent, et je ne pensais qu’à cela.

Cette cérémonie du baptême me conduisait vers mon rêve. Je me voyais déjà comme la sœur novice qui venait d’être admise religieuse. Je me voyais par terre, recouverte du pesant drap noir à la croix blanche, les quatre lourds flambeaux placés sur les quatre coins du drap. Et je formai le projet de mourir sous ce drap. Comment ? Je ne sais. Je ne songeais pas à me tuer, sachant que c’était un crime. Mais je mourrais ainsi. Et mon rêve galopant, je voyais l’effarement des sœurs, les cris des élèves ; et j’étais heureuse de tout l’émoi dont j’étais cause.

Après la cérémonie du baptême, ma mère demanda à m’emmener. Elle avait loué, boulevard de la Reine, à Versailles, une petite maison avec jardin, pour mes jours de sortie. Elle avait tout fait arranger avec des fleurs pour ce jour de fête, voulant fêter le baptême de ses trois filles. Mais il lui fut doucement répondu que, devant faire ma première communion dans huit jours, j’entrais en retraite.

Maman pleura. Et je me souviens encore avec tristesse que cela ne me fit rien, au contraire.

Quand tout le monde fut parti, et que je montai dans la petite cellule que j’habitais depuis huit jours déjà et que j’allais habiter une semaine encore, je tombai à genoux et, exaltée, j’offris au bon Dieu le chagrin de maman : « Vous avez vu, Seigneur, mon Dieu ! maman a pleuré, et cela ne m’a rien fait ! » Pauvre de moi, je croyais, dans ma folle exagération de toutes choses, que c’était un renoncement de tendresse, de dévouement et de pitié qu’on me demandait.

Le lendemain, mère Sainte-Sophie me sermonna doucement sur ma mauvaise compréhension des devoirs religieux ; et elle me dit qu’une fois ma première communion faite, elle me donnerait quinze jours de congé pour effacer le chagrin de maman.

Je fis ma première communion dans le même pompeux cérémonial, toutes les élèves en blanc, portant des cierges. Mais je n’avais pas voulu manger depuis huit jours. J’étais pâle, amaigrie, les yeux agrandis par la perpétuelle extase. Je poussais tout à l’extrême.

Le baron Larrey, venu avec ma mère pour assister à ma première communion, demanda et obtint un congé d’un mois pour me remettre. Nous partîmes, maman, Mme Guérard, son jeune fils Ernest, ma sœur Jeanne, et moi. Maman nous emmenait tous dans les Pyrénées, à Cauterets.

Le mouvement, les malles, les boîtes, les paquets, le chemin de fer, la diligence, les paysages se déroulant, la cohue, le brouhaha… tout cela eut raison de moi, de mes nerfs, de mon mysticisme.

Je battais des mains, j’éclatais de rire ; je me jetais sur maman pour l’embrasser à l’étouffer. Je chantais des cantiques à tue-tête. J’avais faim, j’avais soif ; je mangeais, je buvais, je vivais !