Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

IV


Quand j’arrivai à la maison de l’oncle Toine je constatai un grand changement chez ceux et celles qu’elle abritait. Je pressentis, dès la première heure, que quelque chose de grave s’était passé ou allait se passer. L’oncle Toine était plus taciturne, plus « boudeux » qu’à l’ordinaire. Ses yeux, jamais bien doux, étaient devenus tout à fait méchants et brillaient d’un feu inusité : on aurait dit deux charbons ardents sertis de coton ou de flanelle écarlate. Ma tante, aussi, avait les yeux rouges, mais c’était évidemment d’avoir pleuré. Pour une fois elle était silencieuse et ne bougonnait pas. Il fallait qu’elle fût terriblement bouleversée, car j’ai oublié de dire au lecteur que ma tante, bonne, travailleuse, patiente et propre comme un sou, avait un défaut, une manie… mais une manie terrible ! Elle aimait à bougonner, à « chicaner », quand quelque chose n’allait pas à son goût dans la maison. C’était dans la maison surtout que s’exerçait sa passion pour la « chicane ». Mais c’était surtout sa manière, sa façon de bougonner, qui rendait cette manie désagréable et ennuyeuse, oh, mais ennuyeuse !

Jamais elle n’élevait la voix, jamais son ton n’était plus haut que celui ordinairement employé pour psalmodier un « de profundis » ou réciter un rosaire la veille de la Toussaint. Jamais elle ne criait ni ne s’excitait. Mais elle commençait à bougonner dès le saut du lit, le matin, et continuait, sans s’arrêter un instant, toute la grande journée, lentement, posément, d’une voix égale, monotone, ennuyeuse comme la pluie en automne, et comme ça jusqu’à l’heure du coucher. Elle bougonnait en travaillant, en mangeant et en se reposant. Elle bougonnait seule ou devant un auditoire. Elle bougonnait dans la cuisine, dans sa chambre à coucher, en haut, en bas, dehors, aux champs, dans la grange, partout et toujours. Elle ne s’arrêtait que pour dire sa prière du soir, — dix minutes — et reprenait sa thèse jusqu’au moment où, glissée entre ses draps de flanelle, le sommeil venait lui fermer la bouche en même temps que les yeux.

Ces jours-là, qui, heureusement, ne se présentaient pas souvent, mon oncle s’en allait aux champs, hiver ou été, et ne rentrait que pour ses repas. Mandine s’enfermait dans sa chambre, et moi, si j’étais là, je partais pour le village. Je crois que je serais devenu fou à entendre toute une journée cette voix monotone larmoyer sourdement une complainte ininterrompue, comme un rouet qui ronronnerait, ronronnerait… éternellement !

Or, si elle était silencieuse en cette occasion, il fallait que les causes de son calme fussent quelque chose hors du commun, de l’ordinaire.

Mandine aussi était silencieuse, gênée, et mon ami Jules, en me serrant la main, me lança un regard plein de tristesse et de chagrin.

Après le souper, qui fut long et triste comme un repas d’enterrement, je dis à mon oncle que je comptais repartir le lendemain. Puis je montai à ma chambre afin de préparer ma valise.

Jules me suivit de près, et, assis sur notre lit, la tête basse, l’air triste et morne, il me fit le récit suivant, accompagné de fréquents et profonds soupirs : « Après ton départ », dit-il, « je me serais bien ennuyé si ce n’eût été de Mlle Mandine. Tu sais que je l’aimais lorsque tu étais ici ? eh bien, durant ton absence mon amour a doublé, triplé, quintuplé. Nous sommes maintenant engagés, et c’est pour la vie. Mandine veut qu’on se marie immédiatement. Malheureusement son père s’oppose à notre mariage de toutes ses forces. Même il m’a signifié d’avoir à quitter la maison et de n’y jamais revenir. La mère désire notre mariage et fait tout son possible pour changer la décision de son mari. Peines inutiles — il est comme un roc…

Il faut que je retourne au bureau, continua-t-il, et je suis désespéré à l’idée de laisser ma fiancée ici avec ce père qui lui rend la vie absolument impossible. Mandine lui tient tête et, tous les jours, ce sont des scènes, des discussions à n’en plus finir. Je ne sais quelle idée le père s’est faite des employés du gouvernement, mais il ne veut pas, pour Dieu ou pour diable, voir sa fille mariée à un de ces « bagasse de créyon de fantasse de crève-faim ! » Peux-tu m’aider à sortir de ce pétrin ? »

Je fus très étonné d’apprendre que les choses avaient pris une tournure si sérieuse et je ne pouvais m’habituer à l’idée que ma cousine et Jules fussent réellement fiancés

— Voyons, mon cher ami, lui dis-je en souriant, cela n’est pas sérieux. Il y a deux mois à peine que vous vous connaissez, et vous voilà déjà fiancés ! Mais, mon pauvre ami, c’est de l’enfantillage, et vous n’avez pas réfléchi sérieusement à ce que vous vous proposez de faire. Mandine est une enfant de dix-neuf ans, et toi tu en as vingt-trois… deux enfants !… Tu es sans fortune, avec un salaire qui suffit tout juste à ta propre existence, à tes propres besoins. Comment ferez-vous pour vivre deux à la ville où tout coûte cher ? Cela ne se peut pas, voyons !…

Nous discutâmes la question pendant toute la soirée sans que je pusse arriver à convaincre Jules de la folie de sa conduite et de la décision qu’il avait prise. Non seulement il refusait de libérer ma cousine, mais il voulait trancher la situation immédiatement. Il ne voulait pas laisser sa fiancée seule, si malheureuse, si maltraitée, disait-il, dans une famille qui, après tout, n’était pas la sienne.

Devant cet entêtement, je décidai de rester une journée de plus chez mon oncle pour essayer de débrouiller l’imbroglio dont, somme toute, j’étais la cause, puisque j’avais introduit Jules dans la famille.

Le lendemain nous tînmes conseil, ma tante, Mandine, Jules et moi, pendant l’absence de l’oncle Toine aux champs.

Après de longs arguments pour et contre, nous nous arrêtâmes au plan suivant. Jules partirait le lendemain avec moi. Mandine ferait mine de se résigner aux désirs de son père. Naturellement on s’écrirait tous les jours, bien longuement et… bien tendrement. Jules reviendrait « aux fêtes », alors que l’oncle Toine, fier d’avoir gagné son point, comme toujours ; attendri et gagné par la joie générale répandue dans toutes les familles canadiennes en cette heureuse époque de Noël et du Jour de l’an ; mis de bonne humeur par un beau cadeau de Jules — une paire de gants fourrés et un beau « casque » en « chien de mer » — il serait sans doute plus accessible à la plaidoirie des jeunes amoureux.

De mon côté, je devais écrire à l’oncle et à la tante des lettres pleines de bonnes et belles choses à l’égard de Jules. Enfin, tout un plan de campagne bien arrêté et bien posé.

Tout se passa comme on l’avait prévu. Les adieux de ma cousine et de Jules furent froids et corrects en apparence, et l’oncle Toine, évidemment rassuré et content, nous mena dans sa voiture, Jules et moi, à la petite gare, où nous prîmes le train du matin pour Ottawa.