Éditions Édouard Garand (p. 36-37).

XXI


Mon séjour à Toronto fut rempli de travail et d’occupation, et j’eus à laisser de côté tout ce qui ne touchait pas à mes études pour les examens prochains.

J’écrivis cependant à Mandine en arrivant et je reçus une longue lettre en réponse… quatre jours plus tard.

Elle avait fait les premières démarches pour se faire nommer en remplacement de son mari. Ces démarches consistaient à la rédaction et l’envoi de trois lettres, une au député de la ville, une autre au ministre, la troisième au sous-ministre du Département qui l’intéressait. Dans deux cas elle avait reçu un accusé de réception, où on l’assurait que sa requête « recevrait considération ». En réponse à sa troisième lettre, le ministre, Sir Edgar, lui « accordait » une entrevue à son bureau le lundi suivant, à dix heures du matin.

Elle avait revu Lomer-Jackson, qui avait été très sympathique à l’occasion de son deuil récent, mais qui n’avait pu rien promettre de positif ni de tangible en ce qui concernait une position au ministère. Certainement, il s’occuperait de son cas et lui apporterait le résultat de ses démarches plus tard. Il regrettait surtout l’absence de Mandine dans les tournées de concerts, où elle était difficile à remplacer. La tournée de concerts continuerait cependant, car on avait pris des engagements qu’il fallait remplir.

Mandine m’écrirait de nouveau, aussitôt qu’elle aurait vu le ministre au sujet de son emploi.

Le ton de sa lettre était gai et plein de confiance en l’avenir. Je lui répondis un peu sur le même ton, car je tenais à l’encourager, craignant que les déboires et les désillusions ne tarderaient pas à surgir pour la mettre face à face avec la réalité. Avant longtemps, peut-être, elle comprendrait la vanité de ces amitiés nées d’un jour, qu’un plaisir commun, un but identique, faisaient paraître solides et durables, mais que le moindre contretemps, le plus léger accident, faisaient disparaître à jamais.

Puis, je pensais à ce Lomer-Jackson, pour qui j’avais ressenti de l’antipathie dès notre première rencontre, et en qui je regrettais de voir ma cousine reposer tant de confiance et de foi.

Le jour arriverait sans doute où cette amitié serait mise à l’épreuve et, dans le fond de mon cœur, j’avais hâte à ce jour, étant sûr et certain du résultat.

Un secret pressentiment m’avertissait que l’épreuve serait désagréable à Mandine et qu’elle verrait enfin, sous son vrai jour, cet étranger, cet « importé », que son imagination romanesque transformait en héros, en chevalier sans peur et sans reproche.

Puis, je ne voyais pas d’un bon œil les démarches de ma cousine auprès de Sir Edgar, dont j’avais entendu parler d’une manière peu flatteuse pour un homme d’État, et peu rassurante pour une femme sans protection. J’appréhendais pour elle certaines humiliations qui pourraient peut-être la jeter dans un profond découragement ou un immense dégoût.

Certes, je ne souhaitais pas que mes prévisions se réalisassent de point en point, mais je ne pouvais m’empêcher de désirer un dénouement quelconque le plus tôt possible.

La seconde lettre que je reçus de Mandine était bien différente de la première. Son entrevue avec Sir Edgar, relativement à sa position au ministère, n’avait pas eu de résultat satisfaisant. Elle avait été bien reçue, mais… l’emploi des femmes dans le service civil, surtout dans les bureaux, n’était pas populaire. Un autre travail, en dehors des bureaux, serait plus facile à donner et plus selon les règles de l’administration. Rien ne lui avait été offert de positif, et elle devait revenir dans quelques jours.

La protection de Lomer-Jackson n’avait pas eu encore grand résultat non plus. Le fait est que Mandine commençait à douter de la toute-puissance de son ami auprès des ministres et autres autorités administratives.

Puis de sérieux ennuis d’argent commençaient à l’assiéger. Son mari avait laissé beaucoup de dettes. Les prêteurs d’argent, les fournisseurs, le propriétaire, devenaient inquiétants. On la menaçait de poursuites, de saisie, et autres vilénies qui la troublaient extrêmement. Les Dubois lui conseillaient de vendre son ameublement de maison et de se mettre en pension. Cette dernière perspective, cependant, répugnait au suprême degré à ma cousine. Que deviendrait sa liberté d’action, son indépendance ?… Elle implorait l’aide de mes conseils et avait hâte de me revoir à Ottawa.

Quelques semaines se passèrent sans que je reçusse d’autres nouvelles, et malgré mes lettres régulières et pressantes, dans lesquelles j’avais plusieurs fois répété mes offres d’argent sous forme de prêt, rien ne venait plus de Mandine.

Avait-elle suivi les conseils que je lui avais donnés en réponse à son premier appel à l’aide, et avait-elle fait ce que les Dubois et moi-même lui conseillions de faire, c’est-à-dire, vendre ses meubles, se libérer des soucis du ménage et accepter la vie de pension dans une famille respectable des environs ?

Ou encore, avait-elle été froissée des avis que je m’étais cru autorisé à lui donner, sur sa demande, et m’en voulait-elle d’avoir voulu lui tracer une ligne de conduite contraire à ses goûts et ses habitudes ?

Tout inquiet que je pusse être à l’égard de ma cousine, je ne pouvais cependant pas abandonner mes études, qui devenaient de plus en plus urgentes, pour me rendre à Ottawa et m’assurer de ce qui s’y passait. Il me fallait piocher et ne pas perdre une heure si je voulais réussir mes examens.

Je me décidai un jour à écrire à mon ami Dubois, pour mettre fin à mon inquiétude. Je reçus une réponse qui me bouleversa complètement. Mandine avait été « saisie » pour non paiement de loyer. Son ameublement de maison, et presque tout ce qu’elle possédait, avait été pris au nom de la loi puis vendu à l’enchère. Elle était sortie de la maison avec juste de quoi se vêtir proprement. Elle était maintenant dans une institution religieuse de la ville, où elle donnait des leçons de musique pour sa nourriture et son entretien.

C’était un désastre complet. Ses anciens amis l’avaient abandonnée. Elle n’avait pas réussi auprès de Sir Edgar et, depuis sa dernière entrevue avec ce ministre, elle ne voulait plus rien tenter dans cette direction. Si on lui parlait de renouveler ses démarches auprès de cet homme, elle avait une crise de larmes, et protestait de toutes ses forces contre une telle suggestion. Elle était absolument découragée, dégoûtée !

La période de mes examens approchait. Dans une quinzaine de jours je serais libre de retourner à Ottawa, et en mesure d’aider ma cousine. Je lui écrivis dans ce sens, ainsi qu’à M. Dubois, demandant à ce dernier de faire tout ce qu’il pourrait pour encourager Mandine en attendant que je fus sur les lieux pour y voir moi-même. Je le priai d’avancer les fonds nécessaires, si possible, pour tirer ma cousine d’embarras financier jusqu’à ce que je fus là pour le rembourser. Je disposais d’un certain capital depuis la mort de mon père, et je n’hésiterais certes pas à l’employer à cette fin.

Deux semaines se passèrent sans que je reçus de réponse à mes lettres. Je continuai cependant d’écrire à Mandine.

Je ne lui donnais plus de conseils. Je lui demandais simplement d’attendre mon retour alors que, j’en étais sûr, tout irait mieux.

Et puis… je tombai malade ! Un surcroît de travail, ajouté aux inquiétudes que me causaient les difficultés de ma cousine, provoqua chez moi une crise nerveuse à la suite de laquelle je perdis le sommeil complètement. Une fièvre terrible se déclara. On me trouva sans connaissance dans ma chambre, un soir, et on me porta à l’hôpital où je restai tout l’hiver, c’est-à-dire près de quatre mois.

Ce ne fut qu’au mois d’avril que je pus reprendre mes études mais grâce à mon travail antérieur, je n’eus pas de difficulté à regagner le temps perdu, et quelques semaines après, je subissais mes examens avec succès. Je fus reçu membre du barreau pour la province d’Ontario.

J’étais maintenant avocat et prêt, moyennant une juste rétribution, à entreprendre la défense de la veuve et l’orphelin, ou tout autre mortel qui aurait besoin de mes lumières légales.

Le lendemain de mes examens, je partais pour Ottawa.