Éditions Édouard Garand (p. 33-36).

XX


Maintenant se posait la question première de l’enterrement de mon ami, et des dispositions à prendre à cet effet. La phrase de la lettre où Jules demandait de le faire enterrer en terre sainte si possible, me revenait à la mémoire, et de là découlait un problème assez difficile à résoudre. Il s’était suicidé. La chose était connue des autorités de l’hôpital, et je ne pouvais cacher ce fait aux autorités religieuses. Or, la loi de l’Église interdisant l’inhumation d’un suicidé en terre consacrée, je me trouvais dans la nécessité de faire enterrer mon ami dans un cimetière protestant ou dans un terrain vague, comme un chien ou un hérétique. C’est vrai que mon ami s’était confessé, et avait probablement communié, avant, de commettre sa lamentable action. Mais cela n’empêcherait pas les autorités religieuses de lui refuser l’inhumation dans le cimetière catholique.

Dans mon embarras sur les procédés à suivre en l’occasion, je causai de la chose avec Mandine. Celle-ci, redevenue relativement calme après le choc nerveux causé par la mort de son mari — mort qu’elle avait si singulièrement cru impossible la veille, me fut d’un grand secours et me tira du cruel embarras où je me trouvais. Elle me suggéra l’idée assez simple, mais logique, de faire enterrer Jules dans sa place natale, une petite campagne près de Québec, où une vieille tante de ce dernier vivait encore. Cette tante avait élevé Jules orphelin, l’avait fait instruire et l’avait considéré comme son propre enfant. Mandine était d’opinion que l’enterrement se ferait là sans trop de difficultés, et surtout sans trop de formules. Je télégraphiai immédiatement à la vieille dame en question, dont Jules était l’unique parent et qui était relativement riche. Le même soir je reçus une dépêche me demandant d’expédier le corps à la gare de X, où il serait reçu par quelqu’un d’autorisé. Je pris les mesures nécessaires auprès des autorités civiles, et le lendemain je partais avec le corps de mon ami, voulant l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure.

Grâce au certificat de décès, et autres pièces nécessaires, que je donnai à la vieille tante de Jules, fort affecté de la mort subite de son neveu, l’inhumation de mon ami se fit sans aucune difficulté, et il repose maintenant dans un cimetière catholique selon son dernier désir.


* * *



La mort de son mari n’avait pas manqué d’affecter Mandine, et quand je la lui avais annoncée, sans trop de ménagements, elle avait eu une forte crise de larmes, et avait montré une douleur si profonde et si réelle que mon opinion sur ce que j’appelais son manque de cœur avait été radicalement changée. Elle me répéta cent fois qu’elle n’avait pas cru que son mari fut sincèrement malheureux, au point de s’ôter la vie, et elle se reprochait amèrement de l’avoir négligé et abandonné depuis un certain temps. Elle pleura longuement et, à la morgue, où il avait été transporté, en présence du corps de celui qu’elle avait aimé pendant quelque temps et qui, lui, l’avait aimée jusqu’à la mort, il me fallut user de violence presque pour l’empêcher de faire une scène devant les employés indifférents de cette maison de mort et de douleur. Elle voulait absolument faire transporter le corps de son mari chez elle, où elle le veillerait jusqu’au départ du train, et j’eus à faire appel à toute ma diplomatie pour la détourner de cette idée fixe qu’elle avait de son devoir envers celui qui n’était plus. Elle ne voulait plus quitter le corps et prétendait rester avec lui tant qu’il serait sur terre. Elle était là, pleurant et sanglotant comme une pauvre petite enfant qu’elle était en réalité. À force de persuasions, je réussis à la ramener chez elle, où les cousines Dubois, qui étaient accourues à mon appel, en prirent soin et la couchèrent. Ces dames, les bonnes âmes, avaient vite fait d’oublier les griefs qu’elles avaient contre la pauvre Mandine, et elles ne voyaient plus en elle maintenant qu’une parente dans le malheur, un pauvre cœur qui avait besoin d’affection et de sympathie.

En quittant ma cousine pour aller enterrer son mari, j’eus à lui promettre que je reviendrais la voir dès mon retour. Elle était lasse et subitement dépourvue d’énergie. Elle se réfugiait maintenant dans notre affection, et était comme une enfant qui se voit brusquement abandonnée parmi des étrangers. C’était surtout à moi que s’adressaient ses plaintes, ses regrets et ses larmes. Elle ne parlait plus du tout de ses amis de date récente, et cela, tout en m’étonnant un peu, me rendait heureux.

* * *

À mon retour de X… je trouvai ma cousine plus calme et, en apparence, plus résignée. Après lui avoir raconté en détail ce qui s’était passé au village de X… et qu’elle eut écouté mon récit avec une profonde attention, sans cesser de pleurer silencieusement, je lui demandai si elle avait arrêté un plan de conduite quelconque. Retournerait-elle chez ses parents à M… ?

Non, elle ne voulait pas retourner à la maison qu’elle avait quittée un jour de folie. D’ailleurs, elle s’y ennuierait trop.

— Alors, lui demandai-je, que vas-tu faire à Ottawa ?

— Je ne sais pas trop encore, répondit-elle. Madame Dubois me conseille de demander un emploi dans le Gouvernement. Il paraît que les veuves des anciens employés sont protégées et que souvent elles remplacent leur mari défunt.

— Ceci est assez problématique, dis-je. Cependant, tu peux réussir. Alors, tu serais satisfaite de vivre une vie de bureaucrate, en admettant qu’on te donnât la position qu’occupait ton mari ?

— Oui, pour maintenant. Plus tard, je ne sais pas. Avec ma musique et ma voix… peut-être que… Je ne sais si je me ferai à la vie de bureau, mais je vais toujours essayer.

— Puis-je faire quelque chose en attendant ? As-tu besoin d’argent ? lui demandai-je, en hésitant un peu.

— Non, j’en ai encore suffisamment pour le présent. Puis notre société de concerts me doit une assez forte somme que je vais réclamer.

— Tu ne vas pas continuer ces tournées de concert, naturellement ?

— Non pas d’ici longtemps. Cependant, ces gens-là sont de bons amis et ils peuvent m’aider…

— À moins qu’ils ne t’oublient complètement, maintenant que tu es dans le deuil.

— Je ne crois pas cela. Ce sont des gentlemen !

— Sans doute. Surtout ce monsieur Jackson, n’est-ce pas ?

— Celui-là surtout, et même je compte sur lui pour m’aider à avoir la position de Jules au Ministère.

— Ah ! Est-ce que tu lui en as déjà parlé ?

— Non. Je ne l’ai pas vu depuis que nous sommes revenus de Brockville. Il devait rejoindre l’organisation des concerts le lendemain et probablement que la société n’est pas encore de retour à Ottawa.

— Et tu vas lui demander son aide ?

— Sans doute. Il a beaucoup d’influence auprès des Ministres. Il est en contact journalier avec tous les officiers supérieurs des différents ministères, et je n’ai pas le moindre doute qu’il réussira à me caser.

— S’il s’en donne la peine, naturellement.

— Il s’en donnera la peine !

— Je le souhaite de tout mon cœur, ma chère cousine, et si ce monsieur Jackson réussissait à te sortir de l’embarrassante situation où tu te trouves actuellement, en te faisant nommer à une position honorable et permanente, mes sentiments à son endroit changeraient énormément. Dans tous les cas, si tes espérances sont déçues plus tard, j’espère que tu m’en avertiras afin que, de mon côté, je fasse mon possible pour t’aider. Tu sais que tu peux compter sur moi en tout temps ?

— Oui, mon cher Paul, et je te remercie du fond du cœur pour ce que tu as fait et pour ce que tu es prêt à faire pour m’aider. Je te tiendrai au courant.

Et ma cousine, d’un geste spontané, me tendit sa jolie main, que je portai à mes lèvres d’un geste tout aussi spontané que le sien. Elle rougit légèrement, mais ne retira pas sa main trop vite de ma bouche.

— D’ailleurs, continua-t-elle, je te verrai souvent, tous les jours, n’est-ce pas, d’ici à ce que je sois casée ?

— Pas pour longtemps, ma cousine, car je pars la semaine prochaine pour Toronto, où je passerai cinq ou six semaines, peut-être deux mois, afin de me préparer pour les examens du droit, qui auront lieu au cours de l’hiver prochain, et d’où j’espère bien revenir avocat à tous crins ! Puis, il faut que je perfectionne mon anglais, que j’écris bien mais que je parle comme un chinois !

— Ça, c’est ennuyant, par exemple ! fit ma cousine avec dépit. Je comptais tant sur toi pour me conseiller et… m’aider !…

— Mais, tu as le monsieur Jackson… Il doit bien te suffire ?

— « Silly » !… dit-elle, usant d’une de ces expressions anglaises dont elle était coutumière depuis quelques mois et qui parsemaient sa conversation lorsqu’elle était émue ou agitée. Tu sais bien ce que je veux dire. C’est ta présence qui m’est nécessaire. Il me semble que ton absence va me laisser sans protection… sans une vraie et sincère amitié !…

Son visage s’était assombri en disant ces dernières paroles, et mon cœur se serra à l’idée qu’un secret pressentiment l’avertissait d’ennuis ou de dangers futurs.

Se remettant bientôt, cependant, elle ajouta :

— Tu m’écriras souvent, n’est-ce pas, quand tu seras là-bas ?

— Mais, oui, certainement, ma chère Mandine. Je t’écrirai si tu veux promettre de répondre à quelques-unes de mes lettres…

— Je t’écrirai aussi souvent que toi !… quoique je n’aime pas beaucoup correspondre, c’est si fatigant !…

Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant ce mot « fatigant ». Car je le connaissais bien, ce mot. Elle s’en était toujours servi pour s’excuser lorsque, dans le passé, alors qu’elle était encore à M… et qu’après avoir promis solennellement de répondre régulièrement à toutes mes lettres, elle avait immanquablement tenu cette promesse en m’envoyant d’abord une longue et charmante missive, en réponse à la mienne expédiée le jour même de mon arrivée à Ottawa, retour de mes vacances à M… puis ensuite une petite note bien courte, suivie, peu de temps après, par le silence le plus éloquent du monde.

À mes reproches l’année suivante, quand je revenais à M… elle disait simplement, en faisant une moue charmante : « écrire… c’est si fatigant !… »

Mandine vit mon sourire et baissa la tête, confuse. Ne voulant pas la gronder en ce moment où elle avait déjà assez de peine, je lui dis :

— Promets au moins de m’écrire si tu as besoin de moi, s’il t’arrive quelque chose de désagréable durant mon absence.

— Je te le promets !…

Elle s’arrêta tout-à-coup, songeuse.

— Ça n’a pas l’air bien généreux, ni bien désintéressé de ma part, hein ?… dit-elle avec un rire espiègle.

— C’est un peu égoïste, en effet, répondis-je en riant aussi. Cependant, c’est promis ?

— C’est promis !

Puis, changeant tout à coup de ton :

— Tu pars la semaine prochaine, dit-elle, quel jour ?

— Il est possible que je parte samedi de cette semaine. J’attends une lettre à ce sujet.

— C’est aujourd’hui jeudi… Tu reviendras me voir avant ton départ ?

— Sans doute.

— Bon. Alors, au revoir, mon cousin !

— Au revoir, ma cousine.

Elle me tendit encore la main, que je pris et que je tirai doucement vers moi sans éprouver de résistance, et son joli front se trouvant à portée de mes lèvres, je les y appuyai légèrement, les laissant peu à peu glisser vers sa bouche, où elles s’arrêtèrent chastement et… plus longuement.

* * *

Le soir du même jour je recevais une dépêche me demandant d’être à Toronto, le lendemain. Quand j’allai chez Mandine le vendredi matin, sa porte était close.

Je me rendis chez les Dubois, pour leur dire que je partais dans l’après-midi, et je leur remis un billet pour ma cousine avec prière de le lui remettre. Je partis sans la revoir.