Éditions Édouard Garand (p. 23-26).

XV


Quand j’arrivai chez mon oncle Toine on m’accueillit à bras ouverts. Ma tante Sophie, cependant, ne put s’empêcher de pleurnicher un peu en me serrant la main et en m’embrassant. Sans doute ma présence lui rappelait sa Mandine absente, et son pauvre cœur était tout bouleversé par le chagrin que lui causait la disparition de sa bien-aimée. Je compris, à son regard inquiet, qu’elle avait hâte de me demander des nouvelles, mais qu’elle n’osait le faire en présence de son mari.

L’oncle Toine, au contraire, me parut gai et bien plus communicatif que d’habitude. Il ne me parla pas de sa fille cependant, et je vis bien qu’il lui gardait rancune de son départ et de son mariage.

Lorsque nous fûmes à table, pour le souper, il devint tout-à-fait loquace et il finit par me déclarer, à ma grande surprise, qu’il était devenu un personnage à M… depuis mon départ. Il était maintenant marguiller de la paroisse et conseiller de la municipalité, avec des chances de devenir maire dans quelques années.

Dire que je fus surpris de ces nouvelles, n’est pas le mot ! Lui que je connaissais si taciturne, si renfrogné et si solitaire de nature et d’habitude, comment avait-il fait, ou, plutôt, quels événements extraordinaires l’avaient-ils décidé à sortir de son isolement et de ses habitudes d’ermite pour se lancer dans la vie publique et accepter des charges aussi importantes que celles-là ?

Comment se faisait-il aussi que Mandine ne m’eut jamais soufflé un mot des honneurs auxquels son père était parvenu dernièrement. Ma tante me dit plus tard que son mari lui avait défendu de parler de la chose à sa fille quand elle lui écrirait, sans doute par esprit de rancune et de petite vengeance.

Mon oncle Toine ne fut pas sans remarquer ma surprise et cela le réjouit énormément. Ses petits yeux pétillaient de joie en me racontant son triomphe.

— Hé, bégasse ! disait-il en se frottant les mains, t’es surpris, hein ? Suis pas instruit, comme les m’sieux d’la Chambre, moi, mais j’ai d’la tête, et c’est ça qui compte, e’pas ?…

— Sans doute, lui répondis-je, mais dites-moi donc ce qui vous a décidé à vous présenter pour les honneurs municipaux ?

— Euh m’suis pas présenté. ’Ai été demandé, bégasse !

Et, les deux coudes sur la table, il me raconta l’histoire d’un procès avec les autorités du village de M… où il avait eu tous les avantages ; où son jugement solide, sa forte tête avait triomphé des opinions du conseil municipal, et où le curé même avait dû baisser pavillon.

Il avait acheté, quelques vingt-cinq ans avant et presque pour rien, d’un pauvre diable en mauvaise posture financière, une petite propriété avoisinant la maison d’école du village.

Cette propriété comprenait une couple d’arpents de terre et une vieille maison à moitié en ruine. Le terrain était séparé de la maison d’école par un vieux mur de pierre aussi en ruine.

L’année précédente, les autorités municipales et religieuses avaient décidé de construire une nouvelle maison d’école et d’agrandir le terrain qui l’entourait. Au moment de donner le contrat pour la nouvelle construction, on s’aperçut que le vieux mur de pierre de mon oncle empiétait sur le terrain de la maison d’école, d’après le plan cadastral, d’une dizaine de pieds. C’est-à-dire que ce mur accordait à la propriété de mon oncle plus d’étendue qu’elle n’aurait dû avoir en réalité.

Naturellement, quand cet état de choses fut connu, on avisa l’oncle Toine d’avoir à déplacer ou enlever le mur en question, et donner ainsi à l’école le terrain auquel elle avait droit.

Celui-ci refusa carrément et défendit qu’on toucha à son mur.

Toutes les prières, comme toutes les menaces, furent inutiles. Il s’obstina, par nature et par plaisir, dans son refus. On parla d’un procès. Il n’eut pas peur. Tous les gens du village lui prédirent qu’il perdrait ce procès. Le curé le fit venir et lui prédit la même chose après en avoir appelé à la conscience de bon chrétien qu’était l’oncle Toine. Rien n’y fit. À tous, il répondait : « Grouillerai pas mon mur. Faites-moé procès si vous voulez. Euh l’perdrai pas ! »

Le notaire du village vint le voir et lui montra le cadastre. Il lui prouva que c’était par erreur que ce mur avait été placé là où il était, et que lui, l’oncle Toine, n’avait aucune chance possible de gagner le procès. Pour réponse il n’eut que la même rengaine : « J’grouillerai pas ! »

La question devint une affaire grave dans le village. Les habitants de M… furent scandalisés de la conduite et de l’entêtement de l’oncle Toine. Les langues marchèrent ; on le traita de vieux fou, de vieux têtu. Il demeura aussi inébranlable que son mur.

Ma tante Sophie, qui osa intervenir dans l’affaire et essayer d’influencer son mari, fut rabrouée dans les grands prix.

Bref, le procès eut lieu. L’oncle Toine plaida lui-même sa cause devant le Juge de la Cour du District. Il fit si bien, et montra une connaissance si nette de la loi, qu’il gagna son procès. Le juge admit qu’il y avait prescription dans le cas ; que les vingt-cinq années de possession non-interrompue, depuis que la propriété avait été achetée par l’oncle Toine, constituaient une possession permanente des dix pieds de terrain en dispute, et il rendit jugement en faveur du défendeur.

Grand fut l’émoi et grande fut la surprise parmi les villageois. La réputation de l’oncle Toine grandit… grandit !… On se demanda où et quand il avait acquis les connaissances légales qui l’avaient fait triompher des notaires et des avocats du comté.

On ne savait pas que l’oncle Toine, avec sa passion pour les chiffres et les problèmes de tous genres, n’avait jamais manqué une occasion d’assister à tous les procès intentés et réglés devant la Cour du district. Là, il avait suivi les débats avec une attention intense et, doué d’une mémoire vraiment prodigieuse, il avait retenu et noté dans sa cervelle les différents points de loi débattus et discutés. Il avait ainsi acquis une certaine connaissance, superficielle sans doute mais assez étendue, de la loi et de ses applications.

Pour un homme ignorant et fruste, c’était étonnant de l’entendre « faire la loi », comme disait ma tante Sophie. Il citait, avec une sûreté remarquable, les précédents qui appuyaient ses opinions sur tel ou tel cas de litige ; il nommait le juge ayant rendu telle ou telle décision, la date exacte de tel ou tel procès avec les noms des avocats de la poursuite et de la défense, leurs arguments, et le reste.

Enfin, pour les habitants de M… et des alentours, l’oncle Toine devint une lumière légale et, après l’avoir ignoré pendant une cinquantaine d’années, ils l’admirèrent tout-à-coup et en firent un petit Solomon.

Cependant, ce qui porta le comble à l’admiration des gens pour l’oncle Toine ; ce qui centupla le respect qu’on commençait à avoir pour lui, ce fut son large et magnifique geste quand, après avoir joui de son triomphe pendant à peu près une semaine, il vint tout-à-coup trouver le curé et lui annonça que, maintenant qu’il avait gagné son procès et qu’on ne pouvait pas, légalement, le forcer à « grouiller son mur », il avait décidé de faire la chose lui-même. Mieux que cela, comme la maison presqu’en ruines, sur la propriété en question, occupait la partie de terrain la plus éloignée de ce mur, il était prêt à remettre, non seulement les dix pieds en litige mais à y ajouter, en pur cadeau, dix autres pieds pour augmenter l’étendue de la cour de l’école.

Le curé, stupéfait d’un tel dénouement, fit demander les marguillers et les conseillers de la municipalité et, séance tenante, on accepta l’offre généreuse de l’oncle Toine.

La reconnaissance de ces messieurs envers l’oncle Toine fut vive et bruyante, et rien ne manqua au triomphe et à l’orgueil de ce dernier quand le curé, resté seul avec mon oncle et après l’avoir chaudement remercié et félicité, lui fit entendre que leur reconnaissance ne s’arrêterait pas là ; qu’aux prochaines élections de la paroisse et de la municipalité, lui, l’oncle Toine, entendrait parler de quelque chose d’avantageux ! La paroisse avait besoin d’hommes comme lui, d’hommes de tête, de gens forts en loi, et on verrait à s’assurer de ses services et de ses lumières.

En effet, l’hiver suivant il était nommé marguiller de la paroisse et conseiller de la municipalité.

L’histoire de Cincinnatus s’était répétée !

Mon oncle était terriblement excité en me racontant ce qui précède, et en écoutant la narration de ses hauts faits, je compris combien cet homme, taciturne et bourru à la surface, était orgueilleux et sensible à la flatterie, aux compliments. Je compris aussi combien il était difficile de le faire changer de décision quand il rencontrait de l’opposition.

J’étais à me demander si, en vue de sa gaieté et sa bonne humeur du moment, je ne ferais pas bien de mettre le cas de Mandine sur le tapis. Ma tante, cependant, souleva elle-même la question en me disant, d’un ton qu’elle voulait être indifférent mais qui trahissait son inquiétude :

— Tu sais, Paul, ton oncle a l’intention de faire jeter la vieille maison de M… à terre et d’en bâtir une autre bonne en brique !

— Vraiment, dis-je, étonné de voir ces vieilles gens se départir de leurs habitudes d’économie parcimonieuse si bien ancrées dans leur nature, avez-vous l’intention d’aller demeurer dans le village ?

— Non, dit brusquement mon oncle, l’est pas pour aller rester au village. L’est ben icitte !

— Alors, fis-je, interloqué, vous allez bâtir pour vendre, pour spéculer ?

— Non, la bâtira pour plus tard… pour d’autre chose.

Ma tante me jeta un coup d’œil qui semblait vouloir m’encourager à pousser mon interrogatoire. Je continuai donc :

— Pour autre chose ? Mais si vous ne bâtissez pas pour vous-même, ni pour vendre, évidemment vous n’êtes pas pour donner cette maison aux étrangers, et je ne vois que Mandine qui…

— Parle pas de Mandine ! interrompit mon oncle, devenu blême, veux pas en entendre parler !

— Mais, mon oncle, fis-je sur un ton décidé, permettez-moi d’en dire un mot de Mandine ! C’est votre fille après tout — adoptive, si vous voulez — et vous lui devez protection justement parce que vous l’avez prise toute petite et inconsciente. Vous en êtes responsable aux yeux de la loi !

À ce mot de loi, l’oncle Toine releva la tête, qu’il tenait baissée depuis quelques minutes dans une attitude de lutte et d’entêtement.

— La loi… la loi !… a rien à faire avec ça !… Pas pour aller en loi avec Mandine, bégasse !…

— Je l’espère bien, mon oncle. Mais ce n’est pas seulement une question de loi ici : c’est, une question de devoir. Vous avez adopté cette enfant. Vous avez aussi accepté toutes les responsabilités que comporte cette adoption. Mandine a pu vous faire de la peine. Elle a pu manquer au respect qu’elle vous doit. Elle n’en est pas moins une enfant qui vous a été confiée et dont vous êtes tenu de rendre compte. Si elle est malheureuse, si elle est souffrante, si elle est dans le besoin, c’est à vous d’y remédier. La loi divine, comme la loi humaine, vous le commande, vous l’ordonne !…

À ma grande stupéfaction, je vis un éclair de satisfaction passer dans les yeux de l’oncle Toine.

— All’a du chagrin. Mandine ?…

— Oui, mon oncle, elle a de gros chagrins. Ça ne va pas du tout dans son ménage…

— Hé, hé !… Euh l’savait ben !…

— Malheureusement, les choses menacent d’aller plus mal encore… Son mari…

— Ah !… son gros m’sieu d’la Chambre !…

— Oui, son mari s’est mis à boire ou à se droguer, j’ai peur, et la pauvre Mandine, qui est presque abandonnée maintenant, pourrait bien se trouver tout-à-fait seule avant longtemps. Ainsi, mon oncle…

— Hé, hé, hé !… est bon pour elle… est bon pour elle… la fantasse !…

— Allons, mon oncle, ne dites pas cela. Mandine était jeune — presqu’une enfant. Si elle s’est trompée il faut pardonner à son jeune âge, n’est-ce pas, ma tante ?

— Ah ! la pauvre p’tite ! la pauvre p’tite ! gémit celle-ci. Et les larmes coulaient lentement le long de ses joues maigres et ridées.

— Est ta faute, dit mon oncle en s’adressant à sa femme. C’mariage, tu l’as voulu !…

Le bonhomme se leva brusquement de table où nous venions de terminer le repas, et, sans ajouter un mot, il sortit et se dirigea vers l’écurie pour faire « son train » du soir.

Restée seule, avec moi, ma tante donna un libre cours à sa douleur. Aux paroles d’espérance que je lui adressais, elle répondait, en secouant tristement la tête : « ah ! je l’connais trop bien… il ne pardonnera jamais ! »

— Mais, ma tante, lui dis-je finalement, si Mandine revenait demander pardon à son père et avouer qu’elle a eu tort de lui désobéir, la vanité, l’orgueil de mon oncle ne seraient-ils pas flattés de cet aveu et ne se laisserait-il pas attendrir ?

— Si elle revenait seule… peut-être. Avec son mari, ton oncle ne la recevrait pas, j’en suis sûre ! Et les larmes de la pauvre tante de couler, de couler !

Cependant, elle reprit un peu de courage quand je lui dis que je resterais quelques jours avec eux et que je reprendrais le sujet avec l’oncle Toine en une occasion peut-être un peu plus propice.

Elle eut même un regain de joie orgueilleuse quand je lui racontai les succès mondains que Mandine avait eus dans la haute société d’Ottawa. Alors, en m’écoutant, c’était : « la chère p’tite… la chère p’tite !… » qu’elle murmurait avec un accent de tendresse maternelle qui montrait l’étendue infinie de son amour, en dépit de tout, pour l’enfant légère et ingrate qui l’avait quittée si facilement et qui l’avait oubliée si vite.

Toutefois, quand je lui fis part de la commission que sa fille m’avait confiée pour elle, relativement à l’argent requis, ses larmes recommencèrent à couler de plus belle.

— Ah ! la pauvre enfant !… dit-elle, et ses épaules se soulevaient et s’abaissaient, secouées par la violence de son chagrin, elle sait pourtant bien que j’peux pus envoyer d’argent. Je n’ai pus rien ! Tout ce que j’avais mis de côté depuis des années a filé. J’ai vendu, j’ai trafiqué tout ce que j’ai pu. J’ai même triché ton oncle pour envoyer de l’argent à Mandine chaque fois qu’elle m’en a demandé. Maintenant, je n’peux pus… j’sais pus quoi faire !…

Et petit à petit, elle me raconta tous les moyens qu’elle avait pris, toutes les petites combinaisons, toutes les ruses que sa tendresse avait inventées pour détourner, au profit de son enfant, les quelques piastres qu’elle lui envoyait aussi souvent que possible, en cachette, sans jamais, cependant, pouvoir satisfaire aux besoins de celle-ci. Je compris que, probe et honnête jusqu’au scrupule, elle n’avait pas hésité à faire danser l’anse du panier de la famille pour faire face aux demandes sans cesse renouvelées de Mandine.

Je sus ainsi que les sommes d’argent envoyées par elle à sa fille représentaient un chiffre relativement considérable pour des gens dont le budget n’était ni chargé ni compliqué.

Alors, l’oncle Toine était devenu soupçonneux au point de prendre lui-même la gérance de ce budget. Ma tante ne touchait plus un sou depuis près de six mois. Sa dignité d’honnête ménagère était froissée de cette procédure, tandis que son anxiété maternelle, son inquiétude pour Mandine, était portée à un point où elle en devenait malade.

— J’peux pus rien faire pour elle, répétait-elle, toujours en pleurant.

Je commençai à craindre de sa part une de ces lamentations sans fin dont elle était coutumière, et je me hâtai, dans ma frayeur d’une telle possibilité, de la consoler et de la calmer, en lui disant que je me substituerais volontiers à elle en cette occasion et que j’enverrais de l’argent à Mandine, au nom de sa mère, le lendemain même.

Pour calmer ses scrupules, je dis à ma tante que cet argent pourrait m’être remboursé par elle plus tard, c’est-à-dire que je lui faisais un prêt tout simplement.

Cet arrangement eut l’effet voulu, et la pauvre vieille tante se mit, en silence, à vaquer à ses petits travaux de ménage.