Éditions Édouard Garand (p. 15-17).

XI


Je trouvai Mandine un soir chez elle, seule.

Elle était pâle et semblait triste et abattue. Son mari, comme d’habitude, était sorti après le souper et ne reviendrait que tard.

En entrant je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil inquisiteur vers le salon, craignant y voir le jeune Lord écossais. Mandine s’aperçut de ma curiosité et, malgré la cordialité apparente de ma réception, je pus voir que mon indiscrétion l’avait froissée.

— Il n’y a personne au salon, dit-elle d’un ton un peu sec. Tu peux entrer sans façons.

J’avoue que je me sentais un peu embarrassé, ne sachant trop comment aborder le sujet délicat qui m’amenait chez elle plus ou moins à l’improviste.

— Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de te voir, continua Mandine, après quelques mots de ma part. Je crains bien que tu m’aies un peu oubliée depuis que je réside en ville et que tu ne vas plus passer tes vacances à M….

Je m’excusai en disant que je venais de passer mes examens ; que j’avais été bien occupé, mais que maintenant que j’allais entrer dans un bureau d’avocat pour faire ma cléricature, j’aurais plus de loisirs et je pourrais les visiter plus souvent, elle et Jules.

Je profitai de son allusion au village de M… pour lui demander des nouvelles de l’oncle et la tante Toine.

Ici encore ma cousine me parut froissée de ma question.

— Je n’ai pas de nouvelles récentes d’eux, me dit-elle, en feuilletant un livre qu’elle tenait sur ses genoux.

— Est-ce que tu ne leur écris pas de temps à autre ? lui demandais-je.

— Oui… oh ! oui… mais je n’ai pas écrit dernièrement… j’ai été occupée…

— Naturellement, je comprends. Cependant tante Toine doit être bien inquiète sur ton compte. Est-ce que tu n’iras pas la voir cette année ?

— Oh, j’aimerais bien y aller, mais papa me boude toujours, et il ne veut pas même entendre lire mes lettres, d’après ce que maman me dit. Alors, tu comprends que cela ne me tente pas beaucoup d’aller là, risquer de me faire fermer la porte au nez ! Maman m’a dit dans sa dernière lettre, qu’elle avait parlé de venir faire un tour à la ville… par affaire. Cela a causé une véritable tempête dans la maison. Depuis maman n’a plus parlé de ce voyage.

— Et tu as cessé d’écrire à ta mère ?

— Que veux-tu ! Je commence à être fatiguée de toujours lire que papa m’en veut à la mort et qu’il ne pardonne pas ni n’oublie. Il a même empêché maman d’aller porter ses lettres au bureau de poste de crainte qu’elle n’y glisse quelque argent pour moi. Il y va lui-même !… Et c’est bien cela qui me choque le plus et qui fait que je ne leur écris plus !… Ne plus rien m’envoyer !…

Je restai ébahi de cette confession de ma cousine, où elle exposait si cyniquement son égoïsme et son manque de gratitude et d’amour filial. Je compris que c’était surtout parce que les envois d’argent avaient cessé qu’elle était choquée.

— Et Jules, que dit-il de cela ?

— Oh, Jules !… Jules s’est abruti depuis quelque temps au point qu’il ne s’occupe plus de rien de ce qui me concerne. Il va à son bureau le matin, dîne au restaurant, et souvent ne vient pas souper à la maison. Quand il vient, il repart immédiatement après le souper pour aller passer la soirée et presque la nuit dehors, je ne sais où. Il arrive à des deux ou trois heures du matin, et il a de la peine à monter l’escalier tellement il est ivre !…

Il ne me parle que pour disputer et faire des reproches, se plaindre…

— De quoi se plaint-il ?

— Hé ! de tout et de rien en particulier.

— Alors, ma pauvre Mandine, ça va donc bien mal ici ? Y a-t-il longtemps que les choses sont ainsi ?

— Depuis quatre ou cinq mois. Depuis la réception chez Lady Laurier. Il dit que cet événement a été pour lui une cause de si fortes dépenses qu’il a été obligé de s’endetter à n’en jamais sortir. Pour remédier à cela, ou pour oublier plutôt, il s’est mis à boire !… Il ne me donne plus un sou ; nous sommes endettés partout. L’épicier, le boucher, le boulanger menacent d’arrêter notre crédit !…

Et maintenant que maman ne m’envoie plus d’argent, je suis dans un état désespéré. Si je n’avais pas de bons amis pour m’aider un peu, je ne sais plus ce que je deviendrais.

— Des amis ? Tu veux dire les Dubois ?…

— Oh, non, pas eux… Je ne veux plus rien devoir à ces gens-là ! Non, j’ai un bon, un fidèle ami de qui je n’ai pas honte d’accepter un prêt de temps à autre…

En disant ces dernières paroles, ma cousine avait rougi légèrement. Elle s’arrêta tout-à-coup, craignant d’avoir été trop communicative. Comme je gardais le silence, et voyant mon air interrogateur, elle ajouta :

— C’est dans le besoin qu’on apprécie les amis !

J’hésitais à poursuivre mon interrogatoire, et pourtant j’étais décidé à faire mon devoir d’ami et de cousin. Mandine s’était tue et fixait des yeux une page du livre qu’elle tenait toujours ouvert sur ses genoux. Le souvenir de nos anciennes relations amicales et affectueuses vint à mon aide, et je lui dis brusquement :

— Cet ami, ma chère cousine, je crois le connaître…

— Oui, tu le connais. Tu l’as rencontré ici. C’est M. Lomer-Jackson, un parfait gentleman !

— Eh bien, Mandine, tu me pardonneras si je te parle franchement, en ami, en cousin qui t’aime bien et qui ne désire que ton bonheur. Je crois sincèrement que ce monsieur Jackson est la cause directe de tes difficultés avec Jules. Les roches parlent, tu sais. J’ai su que ton mari voyait d’un bien mauvais œil l’intimité qui s’est établie entre toi et ce lord écossais. Peux-tu le blâmer d’être jaloux… et de boire pour oublier ?

— Il n’a aucune raison d’être jaloux Lomer est un bon ami pour moi… mon seul ami !

— Es-tu bien sûre que ce soit un ami absolument… désintéressé ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, ce monsieur anglais, ou écossais, est-il bon et généreux au point de te rendre service… de te prêter de l’argent, par pure philanthropie, par simple altruisme ? N’a-t-il pas, au fond de son cœur, quelque but secret, quelque vague espoir d’une récompense… ici-bas ?

J’étais devenu un peu ironique, j’ai peur, et ma cousine, qui s’en aperçut sans doute, fut prise d’une colère plus ou moins sainte.

— Qu’est-ce que tu cherches à insinuer avec tes grands mots d’altruisme et de philanthropie, me dit-elle, le visage rouge et animé, Monsieur Lomer-Jackson est un gentleman qui s’intéresse à moi… qui me prend en pitié parce que je suis malheureuse, parce que je n’occupe pas la position sociale que je devrais occuper. Il dit que je devrais être dans un autre milieu, avec des gens susceptibles de m’apprécier. C’est un excellent cœur et un vrai gentleman ! Il est bien mieux que tous ceux que je connais !…

— Merci… pour tes connaissances.

— Oh ! je ne parle pas de toi !… tu n’es pas une connaissance… tu es un parent et…

— Oui, je ne compte pas, je le sais. Cependant, ma chère parente, tu me permettras bien, justement au nom de cette parenté… éloignée, de te demander quel résultat tu attends de cette protection désintéressée, et simplement amicale, d’un individu qui n’est ni compatriote ni concitoyen, et qui peut disparaître à un moment donné pour retourner dans son pays, avec les siens ?

— Ce que j’attends ? mais je n’attends pas autre chose que ce que sa bonté de cœur et sa générosité le poussent à faire pour m’obliger. Il me… considère et… il cherche à m’être utile, voilà tout.

— Oui, il te prête de l’argent. Mais à part cela, dans quel sens, de quelle manière sérieuse peut-il t’être utile ?

— Mais… il veut me faire connaître dans le monde… dans la société. Il parle de me présenter à Rideau Hall !…

— Ah oui ! chez le Gouverneur !… Et quand il aura fait cela, qu’est-ce que cela te rapportera, comme avantage positif, matériel ? Seras-tu plus riche, seras-tu plus heureuse ?

— Oui, je serai plus heureuse. Je serai parmi le beau monde. Je serai considérée, je serai appréciée !…

— Tu me fais penser à une parole de l’oncle Toine, lui dis-je après un assez long silence. Tu te rappelles, ma chère cousine, ce qu’il disait en parlant des gens qui aspirent aux grandeurs : « Al’ veulent pèter plus haut !… »

— Oui, oui, je sais… Mais je ne m’occupe pas de ce que toi, ou papa, ou le monde pouvez dire ou penser. Je veux arriver à quelque chose, à être quelqu’un dans le monde. Je sens que je suis née pour briller, et je ne puis me résoudre à rester dans l’ombre quand je vois des chances d’en sortir et que je rencontre des gens pour m’y aider. Mes amies, entre autres, les Dubois, sont jalouses de moi et je crois que tu l’es aussi !…

En disant ces mots, ma cousine baissa la tête sur le livre qu’elle tenait toujours et fondit en larmes.

Je restai tout interloqué et penaud du résultat inattendu de mon interrogatoire, et je m’aperçus que je ne gagnerais rien à discuter plus longtemps avec Mandine. Elle était évidemment affolée de son Jackson, et il faudrait qu’un événement grave intervint pour la désillusionner.

— Ma chère cousine, lui dis-je, en me levant et m’approchant d’elle, je suis bien chagrin de te voir dans un état d’esprit aussi fâcheux. Je ne suis pas jaloux de toi. Les Dubois non plus. Pour être jaloux de quelqu’un il faut avoir à envier soit leur richesse, soit leur bonheur. Tu m’as bien l’air de n’avoir ni l’un ni l’autre en ce moment…

— Je pourrais être heureuse… dans le monde, et vous essayez de m’en empêcher !

— Mais non, ma chère. Je t’assure qu’il n’y a rien au monde que me ferait plus plaisir que de te voir heureuse. Tu m’accusais en arrivant de t’avoir oubliée. Tant que je t’ai crue contente et heureuse, je t’ai peut-être négligée, ainsi que Jules, mais maintenant que les choses vont mal pour vous deux, je t’assure que mon ancienne affection pour toi se réveille et que je t’aime tout comme dans le temps où nous passions de belles journées et de si douces soirées ensemble à M…

En parlant du temps passé, je sentais mon cœur battre plus fort, et je crois que ma cousine comprit que j’étais sincère en lui disant que je l’aimais toujours… En femme qu’elle était, sa vanité fut peut-être flattée de cette preuve de son pouvoir sur un homme. Elle sourit un peu et ses larmes se séchèrent.

— Je sais que tu as un bon cœur, dit-elle, et je te demande pardon de ce que je t’ai dit tout à l’heure. Que veux-tu ? c’est si triste de se sentir abandonnée de son mari et de sa famille ! Cela rend injuste peut-être.

— Oui, c’est injuste de douter de l’affection des siens. Restons bons amis, si tu veux, et tâchons d’arranger les choses pour que tu reprennes tes belles couleurs et ta gaieté d’antan.

— J’ai l’intention d’aller à M… dans quelque temps, continuai-je, pour une affaire de ma succession qui me réclame. J’irai voir l’oncle Toine et je verrai de quoi il retourne quant à ce qui te concerne. Veux-tu me promettre d’être bonne fille pendant mon absence et ne pas perdre courage ? Je vais voir Jules avant mon départ et vais le sermonner d’importance. De ton côté, essaie de le garder à la maison le soir. Les Dubois sont bien disposés à votre égard tous deux, quoique tu en penses. Essaie de renouer vos bonnes relations. Visitez-les tous deux, quand même ce ne serait que dans l’espoir d’occuper Jules le soir et le tirer de son abrutissement. Veux-tu promettre.

— Tu ne réussiras pas avec Jules, mais si tu peux faire quelque chose à M… j’en serai bien heureuse. Tu pars bientôt ?

— Dans une semaine à peu près.

— Reviens me voir avant de partir. J’aurai quelque commission à te donner pour maman.

— Bien, c’est entendu. Alors, au revoir et bon courage !

— Au revoir et merci. Tu ne m’embrasses pas ?…

— De grand cœur, certes, ma cousine !

Très ému, je pris la jolie main qu’elle me tendait et, l’attirant près de moi, je lui mis un long et tendre… bien tendre baiser sur les lèvres.

Je partis, oubliant qu’elle ne m’avait rien promis.