Ma confession/Conclusion

Traduction par Zoria.
Albert Savine (p. 248-257).


Les pages précédentes ont été écrites par moi il y a trois ans.

Je revois maintenant cette partie imprimée et je reviens aujourd’hui au chemin que ma pensée a alors parcouru et à ces sentiments qui s’agitaient alors en moi si douloureusement.

Dans ces derniers temps j’eus un rêve.

Ce rêve m’exprima dans une image brève tout ce que j’ai ressenti et décrit ; c’est pourquoi je pense que cette description rafraîchira la mémoire de ceux qui m’ont compris, éclaircira et réunira en un tout ce que ces pages racontent d’une manière si longue.

Voici ce rêve :

« Je suis couché sur un lit, je ne m’y sens ni bien ni mal ; je suis couché sur le dos. Mais je commence à me demander si je suis bien couché ; et voilà que quelque chose me paraît incommode aux pieds : ou ma couche est trop courte, ou elle est inégale, je ne saurais le dire ; mais ce n’est pas bien ; je remue les pieds.

En même temps je commence à examiner sur quoi je suis couché, ce qui ne m’était jamais venu à l’esprit jusqu’alors.

En examinant mon lit, je vois que je suis couché sur des lisières en fines cordes tressées, qui sont assujetties aux côtés du lit. La plante de mes pieds pose sur une de ces lisières ; les jambes sur une autre ; et je sens qu’aux pieds il y a quelque chose d’incommode.

Je sais qu’on peut remuer ces lisières. Par un mouvement des pieds, je repousse la dernière lisière et il me semble que je vais être mieux ainsi. Mais je l’ai repoussée trop loin, je veux la ressaisir avec les pieds ; mais ce mouvement fait glisser de dessous mes pieds l’autre lisière et voilà que mes pieds restent suspendus.

Je fais un mouvement de tout mon corps pour en venir à bout, persuadé que je m’arrangerai tout de suite ; mais ce mouvement fait glisser et s’entremêler sous moi encore d’autres lisières, et je vois que l’affaire va de mal en pis, que mes membres inférieurs descendent et restent penchés, tandis que les pieds n’arrivent pas jusqu’à terre.

Je me soutiens par le haut du dos seulement et, outre son incommodité, cette position me devient pénible, Dieu sait pourquoi. Ce n’est qu’ici que je me demande ce qui avant ne m’était même pas venu à la tête. Je me demande : où suis-je, et sur quoi suis-je couché ? Et je commence à me retourner ; avant tout je regarde en bas, là où est penché mon corps et où je sens que je dois tomber tout de suite ; je regarde en bas et je ne puis en croire mes propres yeux. Ce n’est pas que je sois sur une hauteur pareille à la plus haute tour ou à la plus haute montagne du monde, mais je suis sur une hauteur comme je n’aurais jamais pu me l’imaginer.

Je ne puis même pas me rendre compte si véritablement je vois quelque chose en bas dans ce précipice sans fond sur lequel je suis suspendu et qui m’attire. Mon cœur se serre et la terreur m’envahit. C’est affreux de regarder en bas.

Je sens que si je regardais, je glisserais tout de suite de la dernière lisière et je périrais.

Je ne regarde pas.

Mais ne pas regarder est pire encore, puisque je pense à ce qui m’arrivera tout à l’heure quand j’aurai été arraché de la dernière lisière.

Et je sens que par suite de ma terreur je perds mon dernier appui et que je glisse lentement sur le dos toujours plus bas et plus bas.

Encore un moment et je serai précipité.

Et voilà qu’il me vient l’idée que cela ne peut pas être vrai.

C’est un rêve. Réveille-toi.

J’essaye de me réveiller et je ne le puis pas.

— Que faire, que faire ? me demandai-je en jetant un coup d’œil en haut.

Là-haut, c’est aussi l’abîme.

Je regarde cet abîme céleste et je m’efforce d’oublier l’abîme d’en bas ; et vraiment je l’oublie. L’infini d’en bas me repousse et me terrifie ; l’infini d’en haut m’attire et m’affermit.

Je suis suspendu au-dessus de l’abîme sur la dernière lisière qui n’ait pas encore glissé, je sens que je suis suspendu, mais en regardant en haut mon effroi disparaît.

Comme il arrive souvent dans les rêves, une voix me dit :

— Fais attention ! le voici !

Et je regarde toujours, pendant bien, bien longtemps, l’infini céleste et je sens qu’en me calmant je commence à me rappeler tout ce qui a été, et je me souviens comment tout est arrivé : comment j’ai remué des pieds, comment je fus suspendu, comment je fus terrifié et comment je me suis sauvé de l’effroi parce que j’ai regardé en haut.

Je me demande :

— Eh bien ! Maintenant est-ce toujours la même chose ? Ce n’est pas que je me retourne, mais je sens de tout mon corps ce point d’appui sur lequel je me tiens. Et voilà que je commence à voir, que je ne suis déjà plus suspendu et que je ne tombe pas, mais que je me tiens fermement.

Je me demande comment je me tiens, je tâtonne, je me retourne et je vois que sous moi, juste au milieu, se trouve une lisière et que, tout en regardant en haut, je suis couché sur elle dans l’équilibre le plus stable et que ce n’est qu’elle seule qui me tient.

Et, comme cela arrive dans le sommeil, tout le mécanisme, à l’aide duquel je me tiens, se représente à moi très naturellement, compréhensiblement et indubitablement, bien qu’en réalité ce mécanisme n’ait pas le moindre sens.

Je m’étonne même, tout en dormant, que je n’aie pas compris avant que, sur ma tête, il y avait une tour dont la solidité est incontestable, quoique cette tour n’ait pas de base. Puis de la tour une corde est tendue, Dieu sait comment, mais en tout cas d’une manière très ingénieuse et fort simple en même temps. Si l’on est couché sur cette corde par le milieu du corps, et si l’on regarde en haut, il ne paraît même pas qu’il puisse être question d’une chute.

Tout cela m’apparaît clairement et je suis content et tranquille.

Puis quelqu’un me dit :

— Prends garde ; rappelle-toi.

Et je me réveillai.

1882.


fin