Mœurs et coutumes des Mélanésiens/Le mythe dans la psychologie primitive

II

LE MYTHE
DANS LA PSYCHOLOGIE PRIMITIVE

I

Le rôle du mythe dans la vie

Par l’examen d’une culture mélanésienne typique et par l’analyse des opinions, des traditions et du comportement de ces indigènes, je me propose de montrer à quel point la tradition sacrée et le mythe pénètrent toutes leurs occupations et avec quelle force ils s’imposent à leur conduite sociale et morale. En d’autres termes, le but de cet essai consiste à faire ressortir les rapports intimes qui existent entre le mot, le mythe, la légende sacrée d’une tribu, d’une part, ses actes rituels, ses actions morales, son organisation sociale, voire ses activités pratiques, de l’autre.

Afin de donner plus de relief à notre description des faits se rattachant à la vie mélanésienne, je la ferai précéder d’un bref résumé de l’état actuel de la science de la mythologie.

Il suffit d’un coup d’œil superficiel, pour constater la grande variété d’opinions et la non moins grande acrimonie des polémiques qui règnent dans la littérature relative au sujet qui nous intéresse. En ne considérant que les théories les plus récentes par lesquelles on s’est proposé d’expliquer la nature du mythe, de la légende et du conte populaire, nous devons accorder la première place, du moins en ce qui concerne ses origines et ses prétentions, à l’école dite de la « Natur-Mythologie », qui fleurit principalement en Allemagne. Les savants appartenant à cette école prétendent que l’homme primitif porte un intérêt des plus vifs aux phénomènes de la nature et que cet intérêt est principalement d’ordre théorique, contemplatif, poétique. Voulant interpréter et exprimer les phases de la lune ou le déplacement régulier, mais changeant, du soleil à travers le ciel, l’homme primitif imagine des rhapsodies constructives. Aux yeux des adeptes de cette école, tout mythe aurait pour noyau ou ultime réalité tel ou tel phénomène naturel, soigneusement incorporé dans un conte, souvent à un point tel qu’il s’en trouve complètement masqué et oblitéré. Ces savants ne sont pas toujours d’accord, lorsqu’il s’agit de déterminer le phénomène naturel qui est au fond de telle ou telle production mythologique. Il y a des mythologues lunaires, tellement « lunatisés » par leur idée qu’ils n’admettent pas qu’un autre phénomène, en dehors de ceux qui se rattachent au satellite nocturne de la terre, puisse faire l’objet d’une interprétation rhapsodique auprès des peuples sauvages. La « Société pour l’étude comparative des mythes », fondée à Berlin en 1906 et comptant parmi ses membres des savants aussi célèbres qu’Ehrenreich, Siecke, Winkler et beaucoup d’autres, poursuit ses recherches sous le signe de la lune. D’autres, comme Frobenius, estiment que c’est uniquement autour du soleil que l’homme primitif a tissé ses contes symboliques. Il y a encore l’école de l’interprétation météorologique, d’après laquelle ce seraient le vent, l’état de l’atmosphère et les nuances du ciel qui constitueraient l’essence des mythes. Parmi les adeptes de cette école, il faut citer des savants très connus de la vieille génération, tels que Max Müller et Kuhn. Beaucoup de ces mythologues spécialisés défendent ardemment le corps ou le principe céleste ; d’autres, faisant preuve de plus d’éclectisme, sont disposés à admettre que l’homme primitif a inventé sa mythologie en opérant un mélange dans lequel entrent, pour une part plus ou moins grande, tous les corps célestes.

J’ai essayé de résumer fidèlement et d’une façon plausible cette interprétation naturaliste des mythes, mais je suis obligé d’avouer qu’à mon avis cette théorie représente une des conceptions les plus extravagantes qui aient jamais été formulées par un anthropologue ou un humaniste, ce qui n’est pas peu dire. Elle a été réfutée d’une façon vraiment destructive par le grand psychologue Wundt et apparaît dépourvue de toute consistance lorsqu’on l’examine à la lumière de certains ouvrages de Frazer. L’étude à laquelle je me suis livré personnellement sur les mythes qui survivent encore parmi les sauvages m’autorise à dire que l’homme primitif ne s’intéresse que dans une mesure très relative au côté artistique ou scientifique de la nature ; le symbolisme ne joue qu’un rôle très limité dans ses idées et ses mythes ; en fait, le mythe est moins une rhapsodie imaginée par un homme désœuvré, laissant libre cours à sa fantaisie, qu’une force culturelle extrêmement importante et dont le poids se fait durement sentir. Ignorant la fonction culturelle du mythe, la théorie naturaliste attribue à l’homme primitif un grand nombre d’intérêts imaginaires et se rend coupable d’une grave confusion en mettant sur le même plan des genres aussi distincts et faciles à distinguer que le conte populaire, la légende, la « saga » et la légende sacrée, ou mythe.

En opposition avec cette théorie qui voit dans le mythe une expression symbolique et imaginaire des phénomènes de la nature, se trouve celle qui retrouve dans la légende sacrée des souvenirs historiques, se rattachant à des événements du passé. Cette manière de voir, qui a été défendue par l’ « École Historique » en Allemagne et en Amérique et qui est représentée en Angleterre par le docteur Rivers, ne couvre qu’une partie de la vérité. Il est hors de doute que l’ambiance historique et naturelle influe profondément sur les productions culturelles et qu’on doit en retrouver les traces, souvent profondes, dans le mythe. Mais, voir dans toute la mythologie une chronique pure et simple est aussi incorrect que d’y voir les méditations de naturalistes primitifs. À son tour, cette théorie dote l’homme primitif de penchants scientifiques et lui attribue un désir de connaissance qu’il n’a pas. Tout en étant quelque peu amateur du passé et amateur de la nature, le sauvage se trouve avant tout engagé dans un grand nombre d’occupations et dans une lutte contre d’innombrables difficultés, de sorte qu’on ne risque guère de se tromper, en affirmant que ses intérêts purement pratiques doivent primer tous les autres. Nous verrons plus tard que la mythologie, le savoir sacré de la tribu constituent un puissant moyen à la faveur duquel l’homme primitif arrive à opérer la jonction des deux fins qui caractérisent sa vie culturelle. Nous verrons, en outre, que les immenses services que le mythe rend à l’homme primitif ne sont possibles qu’à la faveur de l’intervention du rituel religieux, de certaines influences morales et de certains principes sociologiques. Or, comme la religion et la morale ne reposent que dans une mesure très limitée sur l’intérêt pour la science et pour l’histoire du passé, on peut dire que le mythe suppose une attitude mentale tout à fait différente.

Les rapports étroits existant entre la religion et le mythe ont échappé à beaucoup de savants, mais ont été entrevus par d’autres. Des psychologues comme Wundt, des sociologues comme Durkheim et MM. Hubert et Mauss, des anthropologistes, comme Crawley, des savants familiarisés avec l’antiquité classique, comme Miss Jane Harrison, n’ont pas manqué de saisir les liens intimes qui existent entre le mythe et la religion, entre la tradition sacrée et les normes de l’organisation sociale. Tous ces savants ont subi, dans une mesure plus ou moins grande, l’influence des travaux de M. James Frazer. Bien que le grand anthropologiste anglais et la plupart de ses partisans aient eu une claire vision de l’importance sociologique et rituelle du mythe, je n’hésite pas à soumettre aux lecteurs un certain nombre de faits qui nous permettront d’élucider et de formuler d’une façon plus précise les principes fondamentaux d’une théorie sociologique du mythe.

Il me serait facile de donner une extension beaucoup plus grande à cette revue des opinions, des divergences et des controverses qui règnent dans la science de la mythologie. Celle-ci constitue, en effet, le point de rencontre d’un grand nombre de disciplines spécialisées. En premier lieu, c’est l’humaniste classique qui prétend décider par ses propres moyens si Zeus personnifie la lune ou le soleil ou s’il représente une personnalité authentiquement historique ; si son épouse aux yeux bovins personnifie l’étoile du matin ou symbolise la vache ou le vent : la prolixité qui règne dans ce domaine est proverbiale. Ces questions sont ensuite ramenées sur la scène de la mythologie, pour subir une nouvelle discussion de la part de diverses tribus d’archéologues : chaldéenne et égyptienne, indienne et chinoise, péruvienne et autres. Croient également devoir intervenir dans la discussion l’historien et le sociologue, l’historien de la littérature, le philologue, le germaniste et le romaniste, le spécialiste des antiquités celtes et celui des antiquités slaves, chacune de ces branches étant représentée par une petite poignée de savants n’ayant foi qu’en leurs propres arguments. Mais la mythologie n’est pas à l’abri de l’intervention des logiciens et des psychologues, des métaphysiciens et des épistémologistes, sans parler des théosophes, des astrologues modernes, des partisans de la « Christian Science », qui croient également avoir leur mot à dire. Et, enfin, nous devons citer les psychanalystes, ces derniers venus, qui prétendent nous enseigner que le mythe ne représente pas autre chose qu’un rêve diurne de la race et qu’il n’est possible de l’expliquer qu’en tournant le dos aussi bien à la nature qu’à l’histoire et à la culture, pour descendre dans les marais du subconscient, au fond duquel se trouvent relégués tous les accessoires et symboles de l’exégèse psychanalytique courante. Il résulte de tout cela que lorsque le pauvre anthropologiste et folk-loriste se présente enfin à la fête, il trouve à peine quelques miettes à glaner.

Si j’ai réussi à donner une impression de chaos et de confusion, à inspirer un sentiment de méfiance à l’égard de l’incroyable controverse mythologique, j’ai atteint le but que je m’étais proposé. Ce but consiste à inviter les lecteurs à se détourner des travaux en chambre close auxquels se livrent les théoriciens, pour sortir à l’air libre qu’on respire sur le terrain des recherches anthropologiques et revivre avec moi en esprit les années que j’ai passées dans une tribu mélanésienne de la Nouvelle-Guinée. Pagayant sur la lagune, observant les indigènes pendant qu’ils s’adonnaient sous un soleil ardent à leurs travaux de jardinage, les suivant à travers les sentiers de la jungle, les plages tortueuses et les rochers, nous apprendrons à connaître leur vie. Et c’est en assistant à leurs cérémonies, dans la fraîcheur de la fin du jour ou les ombres du soir, en partageant leurs repas, qu’ils prennent autour du feu, que nous aurons l’occasion d’entendre leurs histoires.

C’est que l’anthropologiste (et on ne peut en dire autant de ceux qui participent aux controverses portant sur la mythologie) possède l’avantage unique de pouvoir se réfugier auprès du sauvage, toutes les fois où il sent que ses théories menacent de tourner court et que le flot de son éloquence démonstrative menace de s’épuiser. L’anthropologiste se trouve dans une situation telle que les résultats de ses recherches ne dépendent pas de quelques maigres restes culturels, de tablettes brisées, de textes effacés ou d’inscriptions fragmentaires. Il n’a pas besoin, pour combler d’immenses lacunes, de recourir à des commentaires volumineux, mais conjecturaux. Le faiseur de mythes est là, à sa portée. Il n’a pas seulement la possibilité d’enregistrer un texte, tel qu’il s’est conservé, avec tous ses détails et toutes ses variations, et de le soumettre à de multiples épreuves et vérifications : il trouve encore, pour le rétablir dans son sens intégral et authentique, une foule de commentateurs prêts à le seconder. Mais il y a plus : il a devant ses yeux, dans toute sa plénitude, la vie même d’où le mythe est né. Et, ainsi que nous le verrons plus loin, ce contexte fourni par la vie nous apprend autant sur le mythe que le récit lui-même.

Le mythe, tel qu’il existe dans une communauté sauvage, c’est-à-dire dans sa forme primitive, n’est pas seulement une histoire qu’on raconte, mais une réalité vécue. Il n’est pas une simple fiction du genre de celles qu’on trouve dans les romans modernes, mais une réalité vivante, parce qu’on croit que les événements sur lesquels il porte se sont produits dans un passé lointain et continuent à exercer leur influence sur le monde et les destinées humaines. Ces mythes sont pour le sauvage ce que sont, pour le chrétien profondément croyant, les mythes de la création, du péché originel, de la Rédemption par le sacrifice du Christ sur la croix. Tout comme nos histoires sacrées, les mythes des sauvages survivent dans leur rituel, dans leur morale, dominent leurs croyances et règlent leur conduite.

La limitation de l’étude des mythes au simple examen des textes a été fatale à la compréhension exacte de leur nature. Les mythes de l’antiquité classique, des anciens livres sacrés de l’Orient et d’autres sources analogues sont parvenus jusqu’à nous sans le contexte de la foi vivante, sans que nous soyons à même d’obtenir des commentaires de la part de vrais croyants, sans nous apporter en même temps une connaissance de l’organisation sociale, de la morale pratique et des coutumes populaires qui étaient leurs corollaires ou, tout au moins, sans ces amples informations que les recherches modernes de plein air permettent de recueillir. Il est certain, en outre, que dans leur forme actuelle, tous ces récits ne nous sont parvenus qu’après avoir subi des transformations considérables de la part de scribes, de commentateurs, de prêtres savants, de théologiens. Si en étudiant un mythe encore vivant, on veut saisir le secret de sa vie, il faut remonter à la mythologie primitive, c’est-à-dire à une époque où il n’a pas encore été momifié par la science des prêtres et enfermé dans le reposoir indestructible, mais incompatible avec la vie, des religions mortes.

Lorsqu’on l’étudie dans sa réalité vivante, le mythe, ainsi que nous le verrons, apparaît, non comme une production symbolique, mais comme une expression directe du sujet sur lequel il porte. Il n’a rien d’une explication destinée à satisfaire l’intérêt scientifique, mais constitue une résurrection narrative d’une réalité ancienne, destinée à satisfaire de profonds besoins religieux, des aspirations morales, à appuyer des exigences et des revendications sociales, voire à venir en aide à des nécessités pratiques. Dans la civilisation primitive, le mythe remplit une fonction indispensable : il exprime, rehausse et codifie les croyances ; il sauvegarde et favorise la morale ; il garantit l’efficacité du rituel et contient des règles pratiques pour la conduite de l’homme. Le mythe constitue donc un ingrédient vital de la civilisation humaine ; il n’est pas un conte oiseux, mais une force active d’un poids considérable ; et loin d’être une explication rationnelle ou une imagerie artistique, il représente une charte pragmatique de la foi et de la sagesse morale primitives.

J’essaierai de fournir la preuve de toutes ces propositions par l’étude de divers mythes ; mais pour que notre analyse soit vraiment probante, il me paraît nécessaire de donner d’abord une description non seulement du mythe, mais aussi du conte populaire, de la légende et des souvenirs des événements du passé.

Transportons-nous, en esprit, sur les rives d’une lagune trobriandaise[1] et mêlons-nous à la vie des indigènes, en assistant à leurs travaux et à leurs jeux, en écoutant leurs histoires. Le temps humide s’installe à la fin de novembre. Il n’y a plus alors grand’chose à faire dans les jardins, la saison de pêche n’est pas encore tout à fait commencée, les expéditions d’outre-mer sont suspendues jusqu’à nouvel ordre, tandis que les dispositions joyeuses, suscitées par les fêtes et les danses de la moisson, persistent toujours. La sociabilité est dans l’air, on dispose de tout son temps et l’humidité oblige souvent les gens à rester chez eux. Entrons au crépuscule dans un de leurs villages et asseyons-nous auprès du feu, dont la lumière flambante attire des gens dont le nombre augmente, à mesure que la soirée avance. Des conversations s’engagent. À un moment donné, on prie quelqu’un de l’assistance de raconter une histoire, car c’est la saison des contes de fées. S’il est bon conteur, il ne tardera pas à provoquer des rires, des ripostes, des interruptions et son récit finira par se développer en une véritable « performance ».

À cette époque de l’année, on raconte généralement dans les villages des contes populaires d’un type spécial, appelés kukwanebu. Il existe une vague croyance, que personne d’ailleurs ne prend très au sérieux, que la récitation des contes exerce une influence favorable sur la récolte des produits récemment plantés dans les jardins. Pour obtenir cet effet, on doit toujours réciter à la fin une brève chanson, dans laquelle allusion est faite à quelques plantes sauvages très fertiles : c’est la kasiyena.

Chaque histoire est la propriété d’un membre de la communauté. Chaque histoire a beau « être connue de plusieurs autres membres », elle ne doit être récitée que par son « propriétaire » ; il peut cependant en faire cadeau à une autre personne, en la lui apprenant et en l’autorisant à la réciter après lui ou à sa place. Mais tous les « propriétaires » ne possèdent pas le talent de provoquer le fou rire, ce qui constitue le principal but de ces histoires. Un bon conteur doit savoir changer sa voix au cours d’un dialogue, chanter ses chansons avec un certain tempérament, gesticuler, bref il doit savoir jouer devant la galerie. Certains de ces contes sont de véritables histoires « de fumoir ». Quant aux autres, pour en donner une idée, j’en citerai quelques exemples.

Il s’agit d’une jeune fille en détresse et de son sauvetage héroïque. Deux femmes partent à la recherche d’œufs d’oiseaux. L’une découvre un nid sous un arbre, mais l’autre la met en garde : « Ce sont des œufs de serpent ; n’y touche pas ! » — « Oh, non ! ce sont des œufs d’oiseaux », répond-elle, et elle les emporte. Le serpent-mère revient et, trouvant son nid vide, il part à la recherche des œufs. Il entre dans le village le plus proche et entonne cette chanson : « J’ai marché en suivant toutes les sinuosités du chemin. — Il est permis de manger les œufs d’un oiseau ; mais il est défendu de toucher aux œufs d’une amie. »

Le voyage dure longtemps, car le serpent-mère va de village en village, chantant partout la même chanson. Il entre enfin dans le village habité par les deux femmes et, apercevant la coupable en train de faire cuire les œufs, il s’enroule autour d’elle et entre dans son corps. La victime s’affaisse, impuissante et souffrante. Un homme habitant un village voisin voit en rêve cette situation dramatique ; il accourt, retire le serpent, le coupe en pièces et épouse les deux femmes, remportant ainsi une double récompense pour sa prouesse.

Dans une autre histoire il est question d’une heureuse famille, se composant du père et de deux filles, qui quitte son pays pour se diriger vers les archipels de corail du nord, mais se trouve déviée vers le sud-ouest et emportée vers les pentes sauvages de l’île rocheuse de Gumasila. Le père s’étend sur une plate-forme et s’endort. Un ogre sort de la jungle, dévore le père, capture et enlève une des filles, l’autre ayant réussi à s’échapper. Cachée dans les bois, elle parvient à armer la captive d’une massue et lorsque l’ogre, s’étant couché, s’endort, elles le coupent en deux et s’enfuient.

Un femme habite, avec ses cinq enfants, le village d’Okopukopu, tout près d’une crique. Un « stingaree », de dimensions monstrueuses, débarque sur le rivage, se précipite à travers le village, pénètre dans la cabane et, aux sons d’une chanson, coupe un doigt de la femme. Un des fils essaie de tuer le monstre, mais n’y réussit pas. Le même processus se répète les jours suivants, jusqu’à ce qu’au cinquième jour le plus jeune fils de la femme réussisse à tuer le poisson géant.

Un pou et un papillon entreprennent un petit tour en avion, le pou en qualité de voyageur, le papillon en qualité d’aéroplane et de pilote à la fois. Au milieu du voyage, alors qu’ils volaient au-dessus de la mer, entre la baie Wawela et l’île Kitava, le pou émet un cri perçant qui fait chavirer le papillon ; le pou tombe et se noie.

Un homme, qui a pour belle-mère une cannibale, se montre assez insouciant pour s’en aller et laisser à ses soins ses trois enfants. Il va sans dire qu’elle essaie de les manger ; mais ils s’enfuient à temps, grimpent sur un palmier, lui tiennent tête (ici l’histoire devient un peu longue), jusqu’à ce que le père revienne et la tue. Il existe une autre histoire dans laquelle il est question d’une visite au soleil, une autre qui parle d’un ogre dévastateur de jardins, une autre encore dont le principal personnage est une femme tellement gloutonne qu’elle vole toute la nourriture des distributions funéraires, et ainsi de suite.

Ici, cependant, nous concentrons notre attention moins sur le texte des récits que sur leur portée sociologique. Certes, le texte est extrêmement important, mais, isolé du contexte, il est sans vie. Ainsi que nous l’avons dit, c’est de la manière dont l’histoire est racontée qu’elle tire son principal intérêt et son caractère propre. La nature de la procédure, la voix et la mimique, la stimulation émanant du conteur et les répliques de l’assistance ont, pour les indigènes, autant de signification que le texte lui-même. Il faut également que la scène se déroule en temps voulu, à telle heure de la journée, en telle saison, qu’elle ait pour fond de tableau les jardins dont la végétation commence à bourgeonner en attendant les travaux à venir, dans une atmosphère d’influence magique et de conte de fées. Nous devons également tenir compte du texte sociologique fourni par l’institution de la propriété privée, par le rôle culturel de la fiction amusante et de la fonction qu’elle remplit au point de vue de la sociabilité. Tous ces éléments sont pareillement importants et méritent une étude aussi attentive que le texte. Les histoires tirent leur vie de la vie des indigènes et n’existent pas seulement sur le papier ; et lorsqu’un érudit les note, sans être capable d’évoquer l’atmosphère dans laquelle elles s’épanouissent, il ne donne qu’une image déformée de la réalité.

Je passe maintenant à une autre catégorie d’histoires. Celles-ci ne comportent ni saison spéciale, ni moyen stéréotypé de les raconter ; elles n’ont pas le caractère d’une performance et ne visent à aucun effet magique. Et, cependant, ces histoires sont plus importantes que celles de la précédente catégorie, car on les croit vraies et les informations qu’elles contiennent sont plus précieuses et plus dignes de créance que celles qu’on trouve dans les kukwanebu. Lorsqu’un groupe s’en va faire une visite distante ou s’embarque pour une expédition, les plus jeunes membres qui s’intéressent vivement aux paysages, aux nouvelles communautés, aux peuples nouveaux, expriment leur admiration et se livrent à des enquêtes. Les plus âgés et les plus expérimentés leur fournissent des renseignements et des commentaires, souvent sous la forme d’un récit concret. Tel vieillard racontera ses expériences relatives à des batailles et à des expéditions, à des magies célèbres et à des exploits économiques extraordinaires. Il ajoutera souvent à son récit des réminiscences qui lui ont été transmises par son père, des contes et des légendes qu’il sait par ouï-dire et qui ont fait les délices d’un grand nombre de générations. C’est ainsi que persiste pendant des années le souvenir de grandes sécheresses et de famines meurtrières, associé à la description des souffrances, des luttes et des crimes de la population exaspérée.

On se raconte un grand nombre d’histoires où il est question de marins qui, ayant été détournés de leur route, ont débarqué parmi des tribus cannibales et hostiles. Quelques-unes de ces histoires sont chantées, d’autres se présentent sous la forme de légendes historiques. Les charmes, l’adresse et les exploits de danseurs célèbres forment un des sujets préférés des chants et des légendes. Il existe des récits relatifs à des îles volcaniques lointaines ; à des sources dans lesquelles un groupe de baigneurs imprudents a été jadis brûlé à mort ; à des contrées mystérieuses habitées par des hommes et des femmes totalement différents de ceux et de celles qu’on connaît ; à des étranges aventures qui sont arrivées à des marins dans des mers lointaines ; à des poissons monstrueux, à des rochers dansants, à des sorciers déguisés. D’autres histoires, quelques-unes récentes, quelques-unes anciennes, parlent de voyants et de gens ayant visité le pays des morts et énumèrent leurs exploits les plus fameux et les plus significatifs. D’autres enfin se rattachent à des phénomènes naturels et parlent d’un canoé pétrifié, d’un homme changé en rocher, d’une tache rouge que des gens ayant mangé trop de noix de bétel ont laissée sur un rocher de corail.

Nous avons ici une variété de contes qu’on peut diviser en : récits historiques, portant sur des faits dont le narrateur a été le témoin direct ou dont l’authenticité est garantie par quelqu’un qui en a gardé un souvenir vivant ; légendes, dans lesquelles la continuité du témoignage est rompue, mais dont les sujets font partie de la catégorie des faits ne dépassant pas l’expérience courante des membres de la tribu ; contes reçus par transmission orale et dans lesquels il est question de contrées lointaines et d’événements survenus à une époque sans rapport avec la culture actuelle. Pour les indigènes les limites qui séparent ces trois groupes sont très vagues ; ils les désignent tous par le même nom : libwogwo ; ils les considèrent tous comme vrais ; on ne les raconte pas à titre de performance ou d’amusement pendant une saison spéciale. Les sujets de tous ces contes présentent également une unité substantielle. Ce sont des sujets stimulants, se rattachant à des activités telles que l’activité économique, guerrière, les aventures, le succès dans la danse et dans les échanges cérémoniels. En outre, comme ils portent sur des exploits particulièrement grands accomplis dans tous ces domaines, ils servent à rehausser le crédit de tel ou tel individu et de ses descendants, ou celui d’une communauté tout entière. Aussi sont-ils maintenus par l’ambition de ceux dont ils glorifient les ancêtres. Les histoires contenant l’explication de certains caractères particuliers du paysage ont souvent un contexte sociologique, en ce sens qu’ils énumèrent les clans ou les familles dont les ancêtres y ont accompli tels ou tels exploits. Et lorsque ce n’est pas le cas, on se trouve en présence de commentaires isolés et fragmentaires portant sur telle ou telle particularité géographique, considérée comme une trace ou un témoignage d’un exploit donné.

Il est encore évident que lorsque nous étudions un de ces récits, en nous contentant d’une simple lecture, la signification du texte, le caractère sociologique du récit, l’attitude de l’indigène à l’égard de celui-ci et la nature de l’intérêt qu’il porte nous échappent en grande partie. Si ces histoires survivent dans le souvenir des hommes, c’est à cause de la manière dont elles sont racontées et, plus encore, grâce aux intérêts complexes qu’elles éveillent chez eux, le conteur les récitant avec orgueil ou regret, les auditeurs les écoutant avec une attention soutenue et impatiente et se sentant emportés par des espoirs et des ambitions. C’est ainsi que, si l’on veut dégager l’essence d’une histoire (et ceci est encore plus vrai d’une légende que d’un conte de fées), on ne doit pas se contenter d’une simple lecture, mais on se livrera à une étude combinée aussi bien de l’histoire que de son contexte, fourni par la vie sociale et culturelle des indigènes.

Mais c’est seulement à la suite d’une étude du troisième groupe (qui est en même temps le plus important) de contes, formé par les contes sacrés ou mythes, et de sa comparaison avec les légendes, que la nature de toutes ces productions du folk-lore mélanésien apparaît avec tout le relief possible. Les indigènes appellent les contes faisant partie de ce troisième groupe liliu, et je tiens à faire remarquer que je me borne à reproduire telles quelles la classification et la nomenclature employées par les indigènes eux-mêmes, avec quelques brefs commentaires concernant leur exactitude. Ce troisième groupe d’histoires diffère notablement des deux autres. Si celles du premier groupe sont racontées pour l’amusement de l’assistance et si celles du second ont un caractère plus sérieux et visent à satisfaire certaines ambitions sociales, celles du troisième sont considérées non seulement comme vraies, mais comme vénérables et sacrées et jouent, au point de vue culturel, un rôle fort important. Le conte populaire est, nous le savons déjà, une distraction saisonnière et un moyen d’entretenir la sociabilité. La légende, née du contact avec des réalités inaccoutumées, ouvre des perspectives sur le passé historique. Quant au mythe, il intervient lorsqu’un rite, une cérémonie ou une règle sociale ou morale demandent une justification, une garantie d’antiquité, de réalité, de sainteté.

Nous examinerons dans les chapitres suivants de cet Essai un certain nombre de mythes. Nous le ferons d’une façon détaillée, mais en attendant jetons un rapide coup d’œil sur les sujets de quelques mythes typiques. Prenons, par exemple, la fête annuelle du retour des morts. On prend, en prévision de cette fête, des dispositions compliquées et on se livre principalement à un énorme étalage de nourriture. À mesure qu’on approche de la fête, on commence à raconter des contes dans lesquels la mort est représentée comme un châtiment envoyé aux hommes et qui parlent de la manière dont ceux-ci ont perdu la faculté de rajeunissement perpétuel. On y raconte pourquoi les esprits doivent quitter le village, au lieu de rester auprès du feu et pourquoi ils reviennent une fois par an. En outre, pendant certaines saisons qui comportent des préparatifs en vue d’expéditions d’outre-mer, on répare les vieux canoés et on en construit de nouveaux, avec accompagnement de certains procédés magiques. Les incantations qui accompagnent la mise en pratique de ces procédés contiennent des allusions mythologiques, et les actes sacrés eux-mêmes impliquent certains éléments qui ne deviennent compréhensibles qu’après qu’on a entendu raconter l’histoire du canoé volant, décrire son rituel et sa magie. En ce qui concerne les échanges commerciaux cérémoniels, les règles qui y président, la magie qu’ils comportent et même les routes géographiques le long desquelles ils s’effectuent font l’objet d’une mythologie appropriée. Il n’existe pas de magie importante, de cérémonie, de rituel qui ne soient accompagnés d’une croyance ; et celle-ci se trouve explicitée dans des récits ayant pour base des antécédents concrets. L’association entre la croyance et ces antécédents est très étroite, le mythe étant considéré non seulement comme un commentaire de certaines données introduites du dehors, mais comme une garantie de ces données, comme une charte, souvent même comme un guide pratique des activités auxquelles il se rattache. D’autre part, les rites, les cérémonies, les coutumes et l’organisation sociale contiennent souvent des références directes au mythe et sont considérés comme des effets d’événements mythiques. Le fait culturel est un monument dans lequel le mythe se trouve incorporé ; et, d’autre part, on voit dans le mythe la véritable cause, la cause réelle des normes morales, du groupement social, des rites et des coutumes. C’est ainsi que les histoires dont nous nous occupons ici sont partie intégrante de la culture. Non seulement leur existence et leur influence sont indépendantes de l’acte même de leur récitation, non seulement elles tirent leur substance de la vie et des intérêts dont elle se compose, mais elles gouvernent et contrôlent plus d’un domaine de la culture et forment la charpente dogmatique de la civilisation primitive.

C’est là peut-être le point le plus important de la thèse que je défends ici. J’affirme ainsi qu’il existe une catégorie spéciale d’histoires, considérées comme sacrées, objectivées dans le rituel, la morale et l’organisation sociale et formant partie intégrante et active de la culture primitive. Ces histoires ne servent pas à satisfaire la simple curiosité, soit comme récits imaginaires, soit comme relations d’événements réels : les indigènes y voient le reflet d’une réalité primitive, plus grande et plus importante, qui détermine la vie, le sort et les activités de l’humanité actuelle et dont la connaissance procure à l’homme les mobiles qui doivent le guider dans ses actes rituels et ses actions morales, ainsi que des indications sur la manière dont il a à s’acquitter des uns et des autres.

Afin de faire ressortir ce point avec toute la clarté désirable, nous confronterons une fois de plus nos conclusions avec les opinions courantes de l’anthropologie moderne, non pour le simple plaisir de critiquer celles-ci, mais pour montrer sur quels points nos résultats se rattachent à l’état actuel des connaissances, ce que nous devons exactement aux travaux qui ont précédé les nôtres et pour marquer les points précis sur lesquels commencent les divergences.

Nous ne saurions mieux faire que de citer une opinion condensée et compétente et nous choisissons à cet effet la définition et l’analyse données par la regrettée Miss C. S. Burne et par le professeur J. L. Myres dans Notes and Queries on Anthropology. Le chapitre intitulé Stories, Saying and Songs nous avertit qu’il traite des « efforts intellectuels de peuples » chez lesquels « on constate les premières tentatives d’exercer la raison, l’imagination et la mémoire ». Nous nous demandons avec une certaine appréhension ce que deviennent l’émotion, l’intérêt, l’ambition, le rôle social de ces histoires et les rapports intimes par lesquels les plus sérieuses d’entre elles se rattachent aux valeurs culturelles. Après une brève classification des histoires d’après les critères en usage, on lit au sujet des contes sacrés : « Les mythes sont des histoires qui, quelque merveilleuses et improbables qu’elles paraissent, n’en sont pas moins racontées en toute bonne foi, le conteur se proposant (et étant persuadé qu’il le fait) d’expliquer par des moyens concrets et intelligibles certaines idées abstraites ou des conceptions aussi vagues et difficiles que la Création, la Mort, les distinctions existant entre les races ou les espèces animales, les différentes occupations des hommes et des femmes ; les origines des rites et des coutumes, les objets naturels frappants ou les monuments préhistoriques ; la signification des noms de personnes et de lieux. Ces histoires sont quelquefois qualifiées d’étiologiques, leur destination étant d’expliquer pourquoi telles ou telles choses existent, tels ou tels faits se produisent[2]. »

Nous avons ici un raccourci de tout ce que la science moderne a de meilleur à dire sur le sujet qui nous intéresse. Mais nos Mélanésiens souscriront-ils à cette manière de voir ? Certainement non. Loin d’eux le désir d’ « expliquer », de rendre « intelligibles » les faits et événements dont parlent leurs mythes et, moins qu’autre chose, ils cherchent à expliquer ou à rendre intelligible une idée abstraite. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’exemple de ce genre, tant en Mélanésie que dans n’importe quelle autre communauté primitive. Les quelques idées abstraites que possèdent les sauvages reçoivent leur commentaire concret dans le mot même qui les exprime. En décrivant l’être par les verbes rester couché, assis, debout, en exprimant la cause et l’effet par des mots signifiant « fondation » et « passé reposant sur cette fondation », en cherchant à définir l’espace par différents substantifs concrets, bref pour autant qu’il se rattache à la réalité concrète, le mot rend une idée abstraite suffisamment « intelligible ». De même, aucun Trobriandais ou autre indigène ne souscrirait à l’opinion d’après laquelle « Création, Mort, distinctions entre races et entre espèces animales, les différentes occupations des hommes et des femmes » seraient « des conceptions vagues et difficiles ». Rien n’est plus familier à l’indigène que les différentes occupations des hommes et des femmes, et elles n’exigent aucune explication. Mais, tout en étant familières, ces différences sont parfois ennuyeuses, désagréables ou, tout au moins, gênantes ; aussi éprouve-t-on le besoin de les justifier, d’obtenir la garantie de leur antiquité et de leur réalité, bref d’étayer leur validité. La mort, hélas, n’a rien de vague et d’abstrait par quoi elle échapperait à la compréhension humaine. Elle n’est que trop quotidiennement concrète et réelle, trop facile à comprendre pour quiconque a vu la mort frapper ses proches parents ou a eu l’occasion de se voir près de mourir lui-même. Si la mort était quelque chose de vague ou d’irréel, l’homme n’éprouverait pas le besoin d’en parler si souvent ; mais l’idée de la mort est enveloppée d’horreur, et l’homme cherche à en écarter la menace, avec le vague espoir, non de l’expliquer, mais de la supprimer, de la rendre irréelle, de la noyer dans la négation. Le mythe qui inculque la croyance à l’immortalité, à la jeunesse éternelle, à une vie d’au delà du tombeau, ne constitue pas une réaction intellectuelle à une énigme, mais exprime un acte de foi explicite, ayant sa source dans une réaction des plus profondément instinctives et émotionnelles à l’idée la plus formidable et la plus obsédante. Les histoires relatives aux « origines des rites et des coutumes » n’ont pas davantage pour but d’expliquer les uns et les autres. Loin d’expliquer quoi que ce soit, elles se bornent, toujours et dans tous les cas, à établir un précédent qui constitue un idéal et à garantir sa pérennité ; parfois elles contiennent des directives pratiques touchant à la manière de procéder.

Nous nous séparons ainsi sur tous les points de l’excellente, quoique concise, définition de la science de la mythologie moderne. Cette définition implique une catégorie de récits imaginaires, inexistants : de mythes étiologiques correspondant à un désir d’explication dont nous contestons l’existence, exprimant un « effort intellectuel » qui nous apparaît comme une conception illusoire et sans aucun rapport avec la culture et l’organisation des indigènes, c’est-à-dire avec tous leurs intérêts pragmatiques. Cette définition nous paraît fausse, parce qu’elle voit dans les mythes des histoires pures et simples, des produits d’un travail intellectuel, effectué par des gens oisifs et désintéressés, parce qu’elle les détache de leur contexte vivant et qu’elle les étudie tels qu’ils sont enregistrés sur le papier, et non d’après la fonction qu’ils remplissent dans la vie réelle. En adoptant cette définition, on renonce à la possibilité de comprendre la nature véritable du mythe et d’obtenir une classification satisfaisante des contes populaires. En fait, nous repoussons également la définition de la légende et celle du conte de fées que les auteurs en question proposent dans la suite de leur ouvrage.

Ce que nous reprochons surtout à leur manière de voir, c’est que, si elle venait à prévaloir, elle enlèverait toute efficacité au travail de plein air, car elle encouragerait les observateurs à se contenter des récits tels qu’ils sont enregistrés par écrit. Le texte épuise bien le côté rationnel d’une histoire ; mais les aspects fonctionnel, culturel et pragmatique de tout conte indigène ressortent surtout de la manière dont il est récité, de la voix, des gestes et de la mimique du conteur, ainsi que de ses rapports avec le contexte. Il est plus facile de transcrire une histoire que d’observer les liens diffus et complexes par lesquels elle se rattache à la vie ou d’étudier sa fonction en recherchant les vastes réalités sociales et culturelles dont elle fait partie. C’est bien pour cette raison que nous possédons tant de textes et savons si peu relativement à la véritable nature du mythe.

Aussi retournons-nous auprès des Trobriandais qui sont à même de nous fournir une leçon importante. Nous soumettons quelques-uns de leurs mythes à une analyse détaillée, dans l’espoir d’y trouver des arguments propres à apporter à nos conclusions une confirmation inductive, mais précise.

II

Les mythes relatifs aux origines

Commençons par le commencement des choses et examinons quelques-uns des mythes relatifs aux origines. Le monde, disent les indigènes, a reçu sa population primitive des sphères souterraines. L’humanité y avait mené une existence à tous égards semblable à celle de la vie actuelle sur la terre. Sous terre, les hommes étaient organisés en villages, clans et districts ; il existait parmi eux des distinctions de rang, ils possédaient des privilèges et des prérogatives, ils connaissaient la propriété et étaient initiés à la science magique. En possession de tout cela, ils ont émergé, établissant, en vertu de cet acte même, certains droits concernant la répartition des terres, des prérogatives économiques et des occupations magiques. Ils ont apporté avec eux toute leur culture, afin de la continuer sur la terre.

Il existe un certain nombre de lieux spéciaux, grottes, troncs d’arbres, amas de pierres, excroissances de corail, sources, entrées de criques, que les indigènes appellent « creux » ou « maisons ». C’est de ces « creux » que sont venus les premiers couples (une sœur, en tant que chef de famille, et son frère, en qualité de protecteur) ; ils ont pris possession des terres et ont donné aux communautés ainsi créées le caractère totémique, industriel, magique et sociologique, qu’elles présentent depuis.

Le problème du rang, qui joue un rôle très important dans leur sociologie, a été résolu à la suite de l’émergence qui a eu lieu au niveau d’un creux spécial, appelé Obukula, dans le voisinage du village de Laba’i. Cet événement est remarquable par le fait que, contrairement à la règle courante (un « creux » primitif, une lignée), le creux de Laba’i a servi de point d’émergence aux représentants des quatre principales classes, successivement. En outre, l’apparition de ces classes a été suivie d’un événement banal en apparence, mais fort important dans la réalité mythique. Le premier apparu fut Kaylavasi (iguane), l’animal du clan Lukulabuta qui, après s’être frayé un chemin jusqu’à la surface de la terre, à la manière des iguanes, grimpa sur un arbre et y resta en simple spectateur, observant les événements qui se succédaient. Peu de temps après vint le Chien, totem du clan Lukuba, qui avait primitivement le rang le plus élevé. En troisième lieu vint le Porc, représentant du clan Malasi qui détient actuellement le rang le plus élevé. En dernier lieu vint le totem Lukwasisiga, représenté, d’après certaines versions, par le Crocodile, d’après d’autres par le Serpent, d’après d’autres encore par l’Oppossum et parfois totalement ignoré. Le Chien et le Porc se mirent à courir, et le premier, ayant aperçu le fruit de la plante noku, le flaira et le mangea. Le Porc dit : « Tu as mangé noku, tu as mangé de la saleté ; tu es un mal élevé, un être vulgaire ; c’est moi qui serai le chef, le guya’u. » Et depuis lors les Tabalu, qui font partie du sous-clan le plus élevé du clan Malasi, ont toujours été les véritables chefs.

Pour comprendre ce mythe, il ne suffit pas de suivre le dialogue entre le Porc et le Chien qui peut apparaître insignifiant et banal. Quand on connaît la sociologie des indigènes et le rôle important qu’y joue le rang, quand on sait que la nourriture et les restrictions alimentaires (tabous de rang et de clan) constituent la principale indication de la nature sociale d’un homme et qu’on est familiarisé avec la psychologie de l’identification totémique, on comprend sans peine pourquoi l’incident que nous venons de relater et qui s’est produit à une époque où l’humanité était encore in statu nascendi, a fixé une fois pour toutes les rapports entre les deux clans rivaux. Pour bien comprendre ce mythe, il faut connaître à fond la sociologie des indigènes, leur religion, leurs coutumes, leurs préférences. C’est alors, et seulement alors, qu’on est à même de se rendre compte de ce que cette histoire signifie pour les indigènes et comment elle se rattache à leur vie. Si vous aviez l’occasion de vivre au milieu d’eux et d’apprendre leur langage, vous seriez frappé par la fréquence des discussions et des querelles au sujet de la supériorité relative des différents clans et des divers tabous alimentaires qui soulèvent très souvent des questions de casuistique très délicates. Et surtout, si vous vous trouviez en contact avec des communautés qui continuent à subir l’influence du clan Malasi, vous ne manqueriez pas de constater que le mythe dont il s’agit constitue toujours une force active.

Fait assez remarquable : le premier et le dernier des animaux émergés, l’iguane et le totem Lukwasisiga, se sont trouvés écartés dès le début ; on peut donc dire que le raisonnement impliqué dans le mythe ne respecte pas rigoureusement l’exactitude numérique et la logique des événements.

Si on entend souvent, dans la tribu, des allusions au principal mythe de Laba’i établissant la supériorité relative des quatre clans, les mythes locaux moins importants ne sont pas moins vivants et actifs, chacun dans sa communauté. Lorsque des membres d’une communauté arrivent dans un village éloigné, on ne leur raconte pas seulement les légendes historiques qui se rattachent à ce village, mais aussi et surtout on les initie à sa charte mythologique, à ses connaissances magiques, à la nature de ses occupations, au rang et à la place qu’il occupe dans l’organisation totémique. Toutes les fois que surgissent des différends portant sur les terres, des empiètements en matière de magie, de droits de pêche ou d’autres privilèges, on invoque le témoignage du mythe.

Je vais montrer par un exemple concret comment un mythe typique relatif à des origines locales est utilisé dans le cours normal de la vie indigène. Suivons un groupe de visiteurs arrivant dans un des villages trobriandais. Ils commencent par s’asseoir devant la maison du chef, sur la place centrale de la localité. Il arrive que le lieu des origines se trouve à proximité, marqué par une excroissance de corail ou par un amas de pierres. On ne manque pas alors de le montrer aux visiteurs, en mentionnant les noms de la sœur et du frère, qui ont été les premiers ancêtres, et en ajoutant peut-être que le frère avait bâti sa maison à l’endroit même où se trouve la demeure du chef. Les visiteurs savent, bien entendu, que la sœur avait habité une maison à part, dans le voisinage, car personne n’admet qu’elle ait pu demeurer sous le même toit que son frère.

À titre de renseignements supplémentaires, on leur dira que les ancêtres ont apporté avec eux les matières premières, les outils et les méthodes de l’industrie locale. Dans le village de Yalaka, par exemple, cette industrie consiste à faire cuire la terre glaise extraite des coquillages. À Okobobo, Obweria et Obowada les ancêtres ont apporté les procédés et les outils qu’exige le polissage des pierres dures. Les habitants de Bwoytalu ont également reçu des premiers ancêtres émergés du sous-sol les outils pour le découpage du bois et le harpon à manche pour la capture des requins. La plupart des communautés font ainsi remonter leurs monopoles économiques à des émergences autochtones. Dans les villages d’un rang supérieur on porte les insignes de la dignité héréditaire ; dans d’autres, certains animaux sont rattachés aux origines de sous-clans locaux. Quelques communautés ont inauguré leur carrière politique par une attitude d’hostilité réciproque. Le don le plus important que les ancêtres souterrains ont apporté au monde est toujours de nature magique ; mais nous aurons à revenir sur ce sujet et à le traiter avec tous les détails qu’il comporte.

Un Européen qui assisterait à cette scène trouverait que les renseignements fournis par les indigènes à leurs hôtes sont sans grand intérêt. En fait, ils pourraient même être pour lui une source de sérieux malentendus. C’est ainsi qu’en entendant parler de l’émergence simultanée de la sœur et du frère, il pourrait se demander s’il ne faut pas voir là une allusion mythologique à l’inceste ; et, sinon, il se demanderait comment a pu se constituer le premier couple conjugal et qui a été le mari de la sœur. Le soupçon relatif à l’inceste serait tout à fait erroné, et pareille supposition serait de nature à présenter sous un faux jour les rapports spécifiques entre frère et sœur, celui-là étant le protecteur indispensable, celle-ci, non moins indispensable, étant responsable de la continuité de la lignée. Seule une connaissance parfaite des idées et institutions caractéristiques des sociétés de lignée maternelle permet de saisir toute la signification qu’on doit attacher à la mention des deux noms ancestraux et de comprendre pourquoi les indigènes y attachent tant d’importance. Si l’Européen s’avisait de s’enquérir qui pouvait bien être l’époux de la sœur et comment celle-ci en est arrivée à avoir des enfants, il ne manquerait pas, une fois de plus, de se trouver en présence d’un ensemble d’idées tout à fait étrangères, telles que l’insignifiance du rôle sociologique du père, l’absence de toute notion en rapport avec la procréation physiologique, et le système bizarre et compliqué du mariage, qui est une institution à la fois matriarcale et patrilocale[3].

L’importance sociologique de ces récits sur les origines ne serait manifeste que pour un Européen au courant des idées juridiques des indigènes, relatives à la citoyenneté locale, aux droits territoriaux, aux terrains de pêche et aux occupations locales. C’est que, conformément aux principes légaux de la tribu, tous ces droits constituent autant de monopoles de la communauté locale, dont la jouissance n’est réservée qu’à ceux qui descendent en droite ligne de la première femme-ancêtre. En apprenant qu’en plus du principal lieu d’émergence, il existe dans le même village plusieurs autres « creux », l’Européen se sentirait tout à fait désorienté, jusqu’à ce qu’une étude attentive des détails concrets et des principes de la sociologie indigène lui permette de se faire une idée de ce que représente une communauté de village composée, c’est-à-dire une communauté née de l’émergence de plusieurs sous-clans.

Il est donc évident que le mythe présente pour l’indigène plus de signification qu’on ne pourrait le croire, si l’on se contentait de la lecture du seul texte de l’histoire ; que celle-ci ne fait ressortir que les différences locales et concrètes vraiment importantes ; qu’elle tire sa signification véritable du substratum traditionnel de l’organisation sociale et que les indigènes apprennent tout cela, non en écoutant des histoires mythologiques fragmentaires, mais en évoluant dans la structure sociale de leur tribu. En d’autres termes, ce qui révèle à l’indigène toute la signification et toute la portée des mythes sur l’origine, c’est leur contexte social, c’est le fait de se familiariser peu à peu avec l’idée que tout ce qu’on lui recommande ou ordonne de faire a ses antécédents et ses modèles dans le passé.

Un observateur est donc obligé d’acquérir une connaissance complète de l’organisation sociale des indigènes, s’il veut se faire une idée exacte de son aspect traditionnel. Il ne lui sera alors pas difficile de comprendre les brèves histoires dans le genre de celles qui se rapportent aux origines locales. Il se rendra compte en même temps que chacune de ces histoires n’est qu’un fragment, et un fragment plutôt insignifiant, d’une histoire beaucoup plus vaste qu’il ne peut apprendre qu’en observant la vie des indigènes. Ce qui importe réellement dans cette histoire, c’est sa fonction sociale. Elle exprime, en y insistant avec force, le fait fondamental de l’unité locale et de l’unité de sang du groupe d’individus ayant des ancêtres communs. Si l’on ajoute à cela que tout indigène est convaincu que seules la descendance commune et l’émergence simultanée du sous-sol assurent des droits sur le territoire qu’on occupe, on peut dire que l’histoire concernant les origines contient la charte légale de la communauté. C’est ainsi qu’alors même que les habitants d’une communauté vaincue sont emmenés de leur pays par un voisin hostile, ils gardent toujours leurs droits sur leur territoire ; si bien qu’au bout d’un certain temps, après l’accomplissement de la cérémonie de la paix, ils sont autorisés à retourner chez eux, à reconstruire leurs villages et à se remettre à cultiver leurs jardins[4]. Le sentiment traditionnel d’un rapport réel et intime entre les hommes et leur pays ; le fait d’avoir toujours sous les yeux, au milieu de tous les événements de la vie journalière, l’endroit exact où ont émergé les ancêtres ; la continuité historique des privilèges, occupations et caractères distinctifs qu’on fait remonter aux commencements mythologiques des choses, constituent autant de facteurs qui contribuent à maintenir la cohésion, le patriotisme local, le sentiment d’union et de parenté dans la communauté. Mais bien que le récit relatif à l’émergence primitive porte à la fois sur les traditions historiques, les principes juridiques et les différentes coutumes, on ne doit pas oublier que le mythe original ne forme qu’une petite partie de tout l’ensemble d’idées traditionnelles. C’est ainsi que, d’une part, le mythe tire sa réalité de la fonction sociale qu’il remplit ; tandis que, d’autre part, dès que nous nous mettons à étudier la fonction sociale du mythe, pour le rétablir dans sa pleine signification, nous sommes amenés peu à peu à nous faire une image aussi complète et exacte que possible de l’organisation sociale des indigènes.

Un des phénomènes les plus intéressants, en matière de charte et de précédents traditionnels, consiste dans l’adaptation du mythe et du principe mythologique à des cas où la base même de cette mythologie se trouve gravement ébranlée. Tel est, par exemple, le cas où les revendications locales d’un clan autochtone, c’est-à-dire d’un clan ayant émergé sur le territoire même sur lequel il réside, sont étouffées par un clan immigré. Il se produit alors un conflit de principes, car il est évident que le principe d’après lequel la terre et l’autorité appartiennent à ceux qui sont nés dans le pays, au sens littéral du mot, est incompatible avec les prétentions de nouveaux arrivants. D’autre part, des autochtones d’un pays (et nous prenons le mot « autochtones » au sens littéral du mot et mythologique, tel que l’entendent les indigènes) sont incapables d’opposer une résistance aux membres d’un sous-clan de rang élevé qui ont pris la décision d’aller s’établir dans une nouvelle localité. Pour les cas de ce genre, on a créé une catégorie spéciale d’histoires mythologiques, faites pour justifier ces situations anormales et en rendre compte par des raisons ad hoc. La force des principes mythologiques et juridiques se manifeste dans le fait que les mythes justificatifs contiennent des points de vue et des faits antagonistes et irréconciliables, en cherchant toutefois à voiler ou à atténuer leur opposition à l’aide d’un incident manifestement inventé pour les besoins de la cause. L’étude des histoires de ce genre est extrêmement intéressante, et cela pour deux raisons : en premier lieu, elle nous permet de pénétrer assez profondément dans la psychologie des indigènes, pour autant qu’il s’agit de leur attachement à la tradition ; en deuxième lieu, elle nous incite à reconstituer l’histoire passée de la tribu. Disons seulement qu’on ne doit céder à cette dernière tentation qu’en s’entourant de beaucoup de précautions et dans un état d’esprit très sceptique.

On constate chez les Trobriandais que plus le rang d’un sous-clan totémique est élevé, plus grand est son pouvoir d’expansion. Citons des faits d’abord, et essayons de les interpréter ensuite. Le sous-clan du rang le plus élevé, celui de Tabalu, du clan Malasi, règne aujourd’hui sur un certain nombre de villages : Omarakana, qui est le village-capitale ; Kasanayi, village jumeau de la capitale ; Olivilevi, village fondé trois « règnes » auparavant, après une défaite subie par la capitale. Deux villages, Omlamwaluwa, aujourd’hui déchu, et Dayagila, qui ne sont plus gouvernés par les Tabalu, leur avaient appartenu jadis. On trouve le même sous-clan, portant le même nom et se réclamant de la même ascendance, mais n’observant pas tous les tabous de distinction et n’ayant pas le droit de porter tous les insignes, à la tête des villages d’Oyweyova, Gumilabala, Kavataria et Kadawaga, tous situés dans la partie occidentale de l’archipel, le dernier de ces villages sur la petite île Kayleula. Le village de Tukwa’ukwa n’est passé que récemment, depuis environ cinq « règnes », sous la souveraineté des Tabulu. Enfin, un sous-clan du même nom et se prétendant parent de l’autre, règne sur deux grandes et puissantes communautés du Sud : Sinaketa et Vakuta.

Le second fait important à mentionner à propos de ces villages et de leurs souverains, est que le clan souverain ne prétend pas avoir émergé localement dans l’une quelconque de ces communautés dans lesquelles ses membres possèdent en propriété des terres, exercent la magie locale et les prérogatives du pouvoir. Ils prétendent tous avoir émergé, accompagnés du porc ancestral, du creux historique d’Obukula, qui se trouve sur la rive nord-ouest de l’île, proche du village de Laba’i. C’est à partir de ce point que, selon la tradition, ils se seraient répandus à travers tout le district[5].

On trouve dans les traditions de ce clan certains faits historiques qu’il importe de bien démêler : la fondation du village Olivilevi trois « règnes » auparavant, l’établissement des Tabalu à Tukwa’ukwa cinq « règnes » auparavant, la mainmise sur Vakuta quelque sept ou huit « règnes » auparavant. Par « règne » il faut entendre la durée pendant laquelle un chef donné exerce le pouvoir. Comme aux îles Trobriand (et il en est sans doute dans la plupart des tribus soumises au régime de la lignée maternelle) l’homme a pour successeur son plus jeune frère, la durée moyenne d’un « règne » est nécessairement plus brève que celle d’une génération ; aussi un « règne » n’est-il pas une mesure de temps aussi précise qu’une « génération », d’autant que dans beaucoup de cas il n’y a guère de raisons pour qu’il soit plus court. Ces récits historiques particuliers, qui exposent en détail comment, quand et par qui l’établissement s’est effectué, forment de sobres recueils de faits. Et il est possible d’obtenir, d’informateurs indépendants les uns des autres, des récits détaillés sur la manière dont, au temps de leurs pères ou grands-pères respectifs, le chef Bugwabwaga, d’Omarakana, a été obligé, après une guerre malheureuse, de s’enfuir avec toute sa communauté loin dans le Sud, où il a édifié un village provisoire. Après un couple d’années, il revint pour accomplir la cérémonie de la paix et reconstruire Omarakana. Son plus jeune frère, cependant, ne revint pas avec lui, mais édifia un village permanent, Olivilevi, où il demeura. Ce récit, que tout indigène adulte un peu intelligent est prêt à confirmer dans tous ses détails, représente une constatation historique à l’authenticité de laquelle on peut se fier, dans la mesure tout au moins où les constatations de ce genre qu’on obtient dans les communautés primitives sont en général dignes de créance. Les données relatives à Tukwa’ukwa, Vakuta, etc., sont du même genre.

Ce qui élève cependant la véridicité de ces récits au-dessus de toute suspicion, c’est leur base sociologique. La fuite après une défaite est d’un usage courant chez ces tribus ; et la manière dont les autres villages deviennent des centres d’établissement de gens de rang élevé, c’est-à-dire les mariages entre femmes Tabalu et chefs d’autres villages, est également caractéristique de la vie sociale de nos sauvages. La technique de ce procédé est d’une importance considérable et mérite d’être décrite en détail. Le mariage est patrilocal chez les Trobriandais, c’est-à-dire que les femmes viennent se fixer dans les villages dont leurs maris sont originaires. Au point de vue économique, le mariage comporte un échange constant de denrées alimentaires fournies par la famille de la femme contre des objets précieux fournis par le mari. La nourriture est particulièrement abondante dans les plaines centrales de Kiriwina, gouvernées par les chefs du rang le plus élevé ayant leur résidence à Omarakana. Les précieux ornements en coquillages, convoités par les chefs, sont fabriqués dans les districts côtiers de l’ouest et du sud. Il en résulte qu’au point de vue économique, les femmes de rang élevé ont toujours cherché, et cherchent encore de nos jours, dans des villages tels que Gumilababa, Kavataria, Tukwa’ukwa, Sinaketa et Vakuta, à épouser des chefs influents.

Jusqu’ici tout se passe conformément à la lettre stricte de la loi tribale. Mais une femme Tabalu, établie dans le village de son mari, ne tarde pas à éclipser ce dernier par son rang et souvent par son influence. Si elle a un fils ou des fils, ils restent, jusqu’à leur puberté, membres légaux de la communauté de leur père. Il y sont même considérés comme les mâles les plus importants. Étant donné le régime en vigueur aux îles Trobriand, le père cherche toujours, par affection personnelle, à les retenir auprès de lui-même après leur puberté, et la communauté l’y encourage, car s’ils restent dans la communauté ils ne pourront que contribuer à rehausser son prestige. La majorité désire qu’ils restent ; et la minorité, qui se compose des héritiers légaux du chef, c’est-à-dire de ses frères et des fils de ses sœurs, n’ose pas s’y opposer. Aussi bien, si les fils de rang élevé n’ont aucune raison spéciale de retourner dans le village dont ils sont membres de droit, c’est-à-dire dans celui de leur mère, ils restent dans la communauté du père et y exercent le pouvoir souverain. S’ils ont des sœurs, celles-ci peuvent également rester, se marier dans le village et fonder ainsi une nouvelle dynastie. Peu à peu, ils s’approprient les privilèges, les dignités et les fonctions qui avaient jusqu’alors appartenu au chef local. Ils reçoivent le titre de « maîtres » du village et de ses terres, président tous les conseils, se prononcent dans toutes les affaires communales qui exigent une décision et assument surtout le contrôle des monopoles et de la magie locaux.

Tous les faits que je viens de citer sont d’observation purement empirique. Voyons maintenant les légendes qui s’y rattachent. D’après l’une d’elles, deux sœurs, Botabalu et Bonumakala, ont émergé du creux primitif, près de Laba’i. Elles se rendirent aussitôt dans le district central de Kiriwina et s’établirent toutes deux à Omarakana. Elles y furent saluées par la femme de l’endroit au nom de la magie locale et de tous les droits, ce qui équivalait à une sanction mythologique de leurs prétentions sur la capitale (c’est là un point sur lequel nous aurons encore à revenir). Au bout d’un certain temps, une querelle éclata entre les deux sœurs à propos de quelques feuilles de bananier, de celles qui fournissent les belles fibres servant à la confection des jupes. L’aînée des sœurs ordonna alors à la plus jeune de s’en aller, ce qui est considéré par les indigènes comme une grave injure. Elle dit : « Je resterai ici et observerai tous les tabous les plus rigoureux. Et toi, va-t’en manger du porc de la brousse, du poisson katakayluva. » Telle est la raison pour laquelle les chefs des districts côtiers, tout en étant en réalité de même rang, n’observent pas les mêmes tabous que les autres. Les indigènes des villages côtiers racontent la même histoire, à la variante près que c’est la plus jeune sœur qui ordonna à l’aînée de rester à Omarakana et d’observer tous les tabous, alors qu’elle s’en alla elle-même vers l’ouest.

D’après une version ayant cours à Sinaketa, il y avait trois femmes ancêtres du sous-clan Tabalu, la plus âgée étant restée à Kiriwina, la seconde s’étant fixée à Kuboma et la plus jeune s’étant rendue à Sinaketa où elle apporta les disques en coquillages Kaloma, inaugurant ainsi l’industrie locale.

Toutes ces observations se rapportent à un des sous-clans du clan Malasi. Les autres sous-clans de ce clan, dont je pourrais citer plusieurs douzaines, sont tous de bas rang ; ils sont tous d’origine locale, c’est-à-dire ne sont pas immigrés ; et quelques-uns d’entre eux, en particulier les gens du sous-clan Bwoytalu, forment ce qu’on peut appeler une classe de parias ou de gens particulièrement méprisés. Bien qu’ils portent tous le même nom générique, aient le même totem et puissent se placer, dans les cérémonies, à côté de gens appartenant aux rangs les plus élevés, ils sont considérés par les indigènes comme formant une classe tout à fait à part.

Avant d’aborder la ré-interprétation ou la reconstruction historique de ces faits, j’en citerai quelques autres se rapportant à d’autres clans. Le clan Lukuba est celui qui vient peut-être immédiatement après le clan Malasi, au point de vue de l’importance. Parmi les sous-clans dont il se compose, deux ou trois suivent immédiatement, dans l’ordre du rang, les Tabalu d’Omarakana. Les ancêtres de ces sous-clans s’appelaient Mwauri, Mulobwaima et Tudava ; ils ont émergé tous les trois du même creux principal, situé dans le voisinage de Laba’i, qui avait servi de point d’émergence aux quatre animaux totémiques. Ils se dirigèrent ensuite vers certains centres importants de Kiriwina et des îles voisines, Kitava et Vakuta. Ainsi que nous le savons déjà, d’après le mythe relatif à l’émergence, c’est ce clan qui, primitivement, possédait le rang le plus élevé, et cela jusqu’à ce que l’incident survenu entre le chien et le porc ait interverti l’ordre. En outre, la plupart des animaux ou personnalités mythologiques appartiennent au clan Lukuba. Le grand héros mythologique Tudava, qui a joué un rôle culturel de premier ordre et qui est considéré comme un ancêtre par le sous-clan du même nom, était un Lukuba. La plupart des héros mythiques ayant joué un rôle dans les relations inter-tribales et dans les formes cérémonielles du commerce appartenaient au même clan[6]. La plus grande partie de la magie économique de la tribu était également la propriété de ce clan. À Vakuta, où ils ont été récemment supplantés, sinon déplacés, par les Tabalu, ils n’en continuent pas moins à exercer un certain ascendant ; ils détiennent toujours le monopole de la magie et, s’appuyant sur la tradition mythologique, les Lukuba affirment toujours leur supériorité sur les usurpateurs. Il existe chez eux beaucoup moins de sous-clans de bas rang que chez les Malasi.

Il n’y a pas grand’chose à dire touchant la mythologie et le rôle culturel et historique des Lukwasisiga, qui représentent la troisième grande division totémique. Le principal mythe relatif à l’émergence la laisse complètement de côté ou n’assigne aux animaux et personnages ancestraux des membres de cette tribu qu’un rôle tout à fait insignifiant. Ils ne possèdent aucune magie plus ou moins importante et ne sont l’objet d’aucune référence mythologique. Ils ne jouent un rôle tant soit peu important que dans le grand cycle Tudava qui rattache l’ogre Dokonikan au totem Lukwasisiga. À ce clan appartient le chef du village Kabwaku qui est en même temps le chef du district Tilataula. Ce district a toujours vécu en état d’hostilité latente avec le district Kiriwina proprement dit et les chefs de Tilataula étaient les rivaux politiques des Tabalu, gens du rang le plus élevé. De temps à autre, les deux districts se faisaient la guerre. Quel que fût le parti défait et obligé de fuir, la paix était toujours rétablie par une cérémonie de réconciliation, et la situation respective des deux provinces se trouvait ramenée à ce qu’elle était avant la guerre. Les chefs d’Omarakana étaient jaloux de la supériorité de leur rang et exerçaient une sorte de contrôle général sur la province hostile, même après une guerre dont celle-ci était sortie victorieuse. Les chefs de Kabwaku étaient, jusqu’à un certain point, obligés de se soumettre à leurs ordres ; c’est ainsi, par exemple, que jadis, lorsque devait avoir lieu une exécution capitale, le chef d’Omarakana chargeait toujours son ennemi potentiel de s’en acquitter. La supériorité réelle des chefs d’Omarakana était due à leur rang. Mais leur puissance et la crainte qu’ils inspiraient à tous les autres indigènes tenaient surtout au fait qu’ils détenaient l’importante magie du soleil et de la pluie. C’est ainsi que les membres d’un sous-clan du clan Lukwasisiga étaient les ennemis potentiels et les vassaux dociles des chefs du rang le plus élevé, mais dans la guerre ils étaient leurs égaux. Si en effet en temps de paix la suprématie des Tabalu était au-dessus de toute contestation, les Toliwaga, de Kabwaku, étaient considérés comme des guerriers intrépides et redoutables. D’une façon générale, les Lukwasisiga étaient considérés comme des rustauds (Kulita’odila). Un ou deux sous-clans de ce clan étaient d’un rang plus élevé et épousaient fréquemment des membres du clan Tabalu, d’Omarakana.

Le quatrième clan, celui des Lukulabuta, ne comprend que des sous-clans de bas rang. C’est le clan le moins nombreux et la seule magie qu’il possède se rattache à la sorcellerie.

En abordant l’interprétation historique de ces mythes, nous nous trouvons en présence, dès le début, d’une question fondamentale : devons-nous voir dans les sous-clans qui figurent dans les légendes et les mythes de simples ramifications locales d’une culture homogène, ou devons-nous leur attribuer une signification plus ambitieuse et les considérer comme des représentants de cultures différentes, c’est-à-dire comme autant d’unités déposées par différentes vagues de migration ? Si l’on admet la première de ces deux possibilités, les mythes, les données historiques et les faits sociologiques doivent être considérés comme se rapportant simplement à des mouvements et changements internes, sans grande importance, et il ne nous reste rien à ajouter à ce que nous avons déjà dit.

On peut cependant dire, à l’appui de l’autre hypothèse, que la principale légende relative à l’émergence situe les origines des quatre clans dans un endroit très suggestif. Laba’i est situé sur la rive nord-ouest, seul endroit accessible aux marins venant de la direction où règnent les moussons. En outre, les courants des migrations, l’expansion des influences culturelles et les voyages des héros civilisateurs s’effectuent toujours, d’après les mythes, du nord au sud et généralement, bien que d’une façon moins uniforme, de l’ouest à l’est. C’est la direction qui prévaut dans le grand cycle des histoires Tudava et dans la plupart des légendes Kula et que nous retrouvons dans les mythes relatifs aux migrations. On peut donc admettre, non sans apparence de raison, qu’une influence culturelle, dont on peut suivre le point de départ jusqu’à l’île Woodlark, à l’est, et à l’archipel d’Entrecasteaux, au sud, s’est étendue à notre archipel à partir de ses rives nord-ouest. Cette hypothèse trouve sa justification dans certains conflits dont parlent quelques mythes : le conflit entre le chien et le porc, celui entre Tudava et Dokonikan, celui entre le frère cannibale et le frère non cannibale. Si l’on accepte cette hypothèse pour ce qu’elle vaut, on obtient le schéma suivant. La couche la plus ancienne est représentée par les clans Lukwasisiga et Lukulabuta. Celui-ci aurait, d’après le mythe, émergé le premier, mais les deux sont relativement autochtones, en ce sens qu’ils ne sont pas des clans de marins, que leurs communautés sont situées dans l’intérieur et qu’ils ont pour principale occupation l’agriculture. L’attitude généralement hostile du principal sous-clan Lukwasisiga, Toliwaga, à l’égard de ceux qu’on peut certainement considérer comme les derniers immigrés, c’est-à-dire à l’égard des Tabalu, cadre également avec l’hypothèse que nous adoptons. Il est également probable que le monstre cannibale contre lequel Tudava, le héros innovateur et culturel, eut à combattre, faisait partie du clan Lukwasisiga.

C’est à dessein que j’insiste sur le fait que ce sont les sous-clans, et non les clans, qui doivent être considérés comme des unités de migration. Il est en effet évident que le grand clan, qui se compose d’un grand nombre de sous-clans, ne forme qu’une unité sociale lâche, que de profondes divergences culturelles tendent à dissocier. Le clan Malasi, par exemple, comprend aussi bien le clan le plus élevé, celui des Tabalu, que les clans les plus méprisés, tels que Wabu’a et Gumsosopa, de Bwoytalu. C’est encore à l’aide de l’hypothèse historique des unités migratrices qu’on pourra expliquer les rapports entre les sous-clans et le clan. À mon avis, les sous-clans les moins élevés seraient arrivés les premiers et j’estime que leur assimilation totémique constitue un effet secondaire d’un processus général de réorganisation sociologique qui s’effectua après l’arrivée des immigrés puissants et influents faisant partie des clans Tudava et Tabalu.

La reconstitution historique exige donc un certain nombre d’hypothèses auxiliaires dont chacune peut être considérée comme plausible, tout en restant arbitraire ; d’autre part, chaque nouvelle affirmation introduit un élément d’incertitude de plus. La reconstitution dans son ensemble est un jeu de l’esprit, attrayant et absorbant, qui souvent s’impose de lui-même à l’observateur de plein air, mais reste toujours en dehors du champ d’observation, sans exercer une influence aucune sur la nature des conclusions, à condition toutefois que l’observateur ne perde pas le pouvoir de contrôle sur ses facultés d’observation et sur son sens de la réalité. Le schéma que je viens de développer est un de ceux dans lesquels les faits en rapport avec la sociologie, les mythes et les coutumes des Trobriandais se laissent ranger tout naturellement. Et, cependant, je n’y attache pas une grande importance, persuadé que je suis que même une connaissance complète d’un district n’autorise pas l’ethnographe à se hasarder à autre chose qu’à des reconstitutions timides et réservées. Il se peut qu’en comparant entre eux un grand nombre de ces schémas on en arrive à prouver leur valeur ou à faire ressortir leur futilité. L’importance de ces schémas réside uniquement dans le fait qu’ils constituent des hypothèses de travail qui incitent avec plus de soin et de minutie à étudier des légendes aussi nombreuses que possible, se rattachant à toutes les traditions, à toutes les différences sociologiques.

Au point de vue de la théorie sociologique de ces légendes, la reconstitution historique est sans valeur. Quelle que soit la réalité cachée de leur passé non enregistré, les mythes servent à voiler certaines contradictions engendrées par les événements historiques, plutôt qu’à enregistrer fidèlement ces événements. Les mythes, considérés sous l’angle de l’expansion de puissants sous-clans, se montrent sur certains points fidèles à la vie, en ce qu’ils relatent les faits incompatibles les uns avec les autres. Les incidents à l’aide desquels on voile, pour ne pas dire on cache, ces incompatibilités, sont le plus souvent d’un caractère fictif. Nous avons déjà vu certains mythes varier selon la localité dans laquelle ils ont cours. Dans d’autres cas, les incidents servent à affirmer des revendications et des droits non existants.

L’application du point de vue historique à l’étude des mythes est donc intéressante, en ce qu’elle montre que le mythe, envisagé dans son ensemble, ne représente pas une histoire froide et dépourvue de passion, puisqu’il est toujours créé exprès, pour remplir une certaine fonction sociologique, pour glorifier un certain groupe ou pour justifier un état de choses anormal. Ces considérations nous montrent également que dans l’esprit de l’indigène l’histoire pure, la légende mi-historique et le mythe pur empiètent les uns sur les autres, forment une suite continue et remplissent en réalité la même fonction sociologique.

Ceci nous ramène une fois de plus à ce que nous avons dit au début, à savoir que le seul élément réellement important du mythe réside en ce qu’il se rapporte à une réalité vivante, à la fois rétrospective et actuelle. Pour l’indigène il n’est ni une histoire imaginaire ni un récit se rapportant à un passé mort, mais le tableau d’une réalité plus vaste, qui subsiste encore en partie. Elle subsiste, parce que tous les précédents dont l’indigène peut se réclamer, ses lois, sa morale, se trouvent formulés dans le mythe. Il est évident que le rôle fonctionnel du mythe s’exalte dans les cas de tension sociologique, lorsqu’éclatent des différends portant sur des questions de rang et de puissance, de préséance et de subordination, et certainement lorsque se produisent de profondes transformations historiques. Voilà ce qu’on peut affirmer comme un fait, bien qu’on soit toujours en droit de se demander jusqu’à quel point on peut conduire la reconstitution historique en partant du mythe.

Nous pouvons certainement écarter toutes les interprétations explicatives ou symboliques du mythe. Les personnages et les êtres qui y figurent sont tels qu’ils apparaissent extérieurement, et non des symboles de réalités cachées. Quant à la fonction explicative de ces mythes, elle ne répond à aucun problème, ne satisfait aucune curiosité, ne contient aucune théorie.

III

Les mythes sur la mort et le recommencement du cycle de la vie

Certaines versions des mythes sur les origines comparent l’existence souterraine de l’humanité à l’existence des esprits humains après la mort, dans le monde des esprits actuel. C’est ainsi qu’on opère un rapprochement mythologique entre le passé primitif et la destinée immédiate de chaque homme. Nous avons là un autre de ces liens par lesquels le mythe se rattache à la vie et qui aident si puissamment à comprendre sa psychologie et sa valeur culturelle.

Le parallèle entre l’existence originelle et l’existence spirituelle peut être poussé encore plus loin. Les esprits des défunts s’en vont après la mort à l’île Tuma. Ils y pénètrent sous terre par un creux spécial : processus inverse de celui de l’émergence originelle. Plus important encore est le fait qu’après une brève existence spirituelle à Tuma, dans le monde souterrain, l’individu devient vieux, ridé, ses cheveux blanchissent ; il doit alors se rajeunir en se dépouillant de sa peau. C’est ce que faisaient les êtres humains aux temps primitifs, lorsqu’ils vivaient sous terre. En venant au monde extérieur, ils n’avaient pas perdu tout de suite cette faculté ; hommes et femmes auraient pu vivre, en restant éternellement jeunes.

Ils ont cependant perdu cette faculté, à la suite d’un événement banal, mais important et fatal. Autrefois vivait dans le village Bwadela une vieille femme qui habitait avec sa fille et sa petite-fille : trois générations d’authentique descendance maternelle. La grand’mère et la petite-fille vinrent se baigner un jour dans la crique au moment de la marée haute. La jeune fille resta sur la plage, tandis que la grand-mère s’éloignait à quelque distance. Elle enleva sa peau qui, entraînée par le courant de la marée, flotta à travers la crique, jusqu’à ce qu’elle se trouvât immobilisée dans la brousse. Transformée en jeune fille, elle retourna auprès de sa petite-fille. Celle-ci ne la reconnut pas ; effrayée, elle lui ordonna de s’en aller. La vieille femme, mortifiée et furieuse, retourna à l’endroit où elle avait pris son bain, rechercha sa vieille peau, la remit et revint de nouveau auprès de sa petite-fille. Cette fois celle-ci la reconnut et la salua ainsi : « Une jeune fille est venue ici ; effrayée, je la chassai. » La grand’mère répondit : « Non, vous ne m’avez pas reconnue. Eh bien, vous deviendrez vieille, et moi, je vais mourir. » Elles revinrent à la maison où la fille était en train de préparer le repas. La vieille femme dit à sa fille : « J’étais allée me baigner ; le courant avait emporté ma peau ; votre fille ne m’a pas reconnue ; elle m’a chassée. Je ne me dépouillerai plus de ma peau. Nous deviendrons tous vieux. Nous mourrons tous. »

À partir de ce jour les hommes ont perdu la faculté de changer de peau et de rester jeunes. Les seuls animaux ayant gardé la faculté de changer de peau sont les animaux « d’en dessous » : serpents, crabes, iguanes, lézards. Et cela parce que les hommes ont autrefois également vécu sous terre. Ces animaux sont venus à la surface et continuent à pouvoir changer de peau. Si les hommes avaient commencé par vivre à la surface, les « animaux de surface », oiseaux, renards volants, insectes, seraient également capables de changer de peau et de recouvrer la jeunesse.

Ici se termine le mythe, tel qu’il est généralement raconté. Parfois les indigènes y ajoutent d’autres commentaires, en traçant des parallèles entre les esprits et l’humanité primitive ; parfois ils insistent sur les causes de la régénération des reptiles ; d’autres fois, ils se bornent à raconter, sans commentaires, l’incident de la peau perdue. En soi, cette histoire est banale et sans importance ; et telle elle est de nature à paraître à ceux qui ne se donnent pas la peine de l’étudier à la lumière des idées, des rites et des coutumes se rattachant à la mort et à la vie future. Il est évident que ce mythe ne fait que développer et dramatiser une croyance, d’après laquelle les hommes auraient jadis possédé la faculté de rajeunissement, qu’ils ont perdue dans la suite.

C’est ainsi que, comme conséquence d’un conflit entre une grand’mère et sa petite-fille, les êtres humains, sans exception aucune, se trouvent assujettis à la déchéance et à la débilité qu’amène la vieillesse. Ceci n’implique cependant pas toutes les incidences du sort inexorable échu aux hommes d’aujourd’hui, car la vieillesse, la déchéance physique et la débilité n’ont, aux yeux des indigènes, aucun rapport avec la mort. Pour bien comprendre tout le cycle de leurs croyances, il est nécessaire de connaître les facteurs de la maladie, de la déchéance et de la mort. L’indigène trobriandais garde une attitude franchement optimiste à l’égard de la santé et de la maladie. La force, la vigueur et l’intégrité corporelle constituent, à ses yeux, un état normal qui ne peut être affecté ou bouleversé que par un accident ou une cause surnaturelle. De petits accidents tels que fatigue, coup de soleil, indigestion ou refroidissement ne peuvent occasionner que des troubles peu graves et temporaires. Un coup de lance reçu au cours d’une bataille, le poison, la chute du haut d’un rocher ou d’un arbre peuvent mutiler ou tuer un homme. Quant à savoir si ces accidents et d’autres, tels que la noyade, l’attaque par un crocodile ou un requin, sont tout à fait exempts de sorcellerie, c’est là une question qui, pour les indigènes, reste toujours ouverte. Mais ce qui leur paraît tout à fait certain, c’est que toutes les maladies sérieuses, et surtout fatales, sont provoquées par la sorcellerie sous toutes ses formes. La plus courante est la sorcellerie ordinaire, pratiquée par des magiciens qui sont capables de produire, par leurs incantations et leurs rites, à peu près toutes les maladies enregistrées par la pathologie, à l’exception des maladies foudroyantes et épidémiques.

La source de la sorcellerie est toujours rattachée à quelque influence venue du sud. On prétend que la sorcellerie a pris naissance en deux points de l’archipel trobriandais ou, plutôt, qu’elle a fait sa première apparition en ces points où elle aurait été importée de l’archipel d’Entrecasteaux. Un de ces points est la grotte de Lawaywo, qui se trouve entre les villages Ba’u et Bwaytalu, l’autre étant l’île méridionale Vakuta. Ces deux districts sont toujours considérés comme les plus redoutables centres de sorcellerie.

Le district Bwoytalu occupe dans l’île une situation sociale tout à fait basse, étant habité par les meilleurs sculpteurs sur bois, les plus experts tresseurs de fibres, les uns et les autres étant mangeurs d’abominations telles que le stingaree et le porc de la brousse. Ces indigènes ont pratiqué pendant longtemps l’endogamie et représentent probablement la couche la plus ancienne de la culture indigène dans l’île. C’est un crabe qui, du sud, leur a apporté la sorcellerie. D’après certaines descriptions, cet animal aurait émergé d’un creux qui se trouve dans la grotte Lawaywo, d’après d’autres il se serait laissé tomber en cet endroit, après avoir traversé les airs. Au moment de son arrivée, un homme et un chien se trouvaient là. Le crabe était rouge, à cause de la sorcellerie dont il était chargé. Le chien l’ayant aperçu essaya de le mordre. Mais le crabe le tua, après quoi il fit subir le même sort à l’homme. Mais en regardant ce dernier, le crabe devint triste, « son ventre se mit en mouvement », et il rappela l’homme à la vie. Celui-ci offrit à son meurtrier et sauveur une belle récompense, une pokala, et pria le crustacé de lui donner la magie. C’est ce qu’il fit. L’homme se servit immédiatement de sa sorcellerie pour tuer le crabe, son bienfaiteur. Il tua ensuite, conformément à une règle observée et censée être observée jusqu’à présent, un proche parent maternel. Après quoi il se trouva en pleine possession de la sorcellerie. Aujourd’hui les crabes sont noirs, parce que dépouillés de la sorcellerie ; ils sont cependant lents à mourir, car ils ont été jadis les maîtres de la vie et de la mort.

On raconte un mythe analogue dans l’île méridionale de Vakuta. Un être malfaisant, ayant l’aspect humain, mais non la nature humaine, s’introduisit dans une pièce de bambou quelque part sur la rive nord de l’île Normanby. La pièce de bambou fut entraînée vers le nord et accosta près du promontoire de Yayvau ou Vakuta. Un homme du village voisin, appelé Kwadagila, entendit une voix dans le bambou et l’ouvrit. Le démon en sortit et lui apprit la sorcellerie. Tel serait, d’après les informateurs originaires du sud, le véritable point de départ de la magie noire. Elle parvint dans le district Ba’u, à Bwoytalu, à partir de Vakuta, et non directement à partir des archipels du Sud. D’après une autre version de la tradition Vakuta, le tauva’u serait arrivé à Vakuta, non dans un bambou, mais dans un appareil plus vaste. À Sewatupa, située sur la rive nord de l’île Normanby, se trouvait un grand arbre qui servait de refuge à un grand nombre d’êtres malfaisants. Quand il fut abattu, il s’écroula en se couchant en travers de la mer, de telle sorte qu’alors que sa base restait à l’île Normanby, son tronc et ses branches étaient étendus à la surface de la mer, tandis que son sommet touchait Vakuta. C’est pourquoi la sorcellerie est, dans l’archipel du Sud, le plus souvent rampante ; la mer qu’occupe le milieu de l’arbre, est pleine de poissons qui vivent dans ses branches ; et c’est de la plage méridionale de Vakuta que la sorcellerie parvint aux îles Trobriand, car le sommet de l’arbre renfermait trois êtres malfaisants, deux mâles et une femme, qui apprirent un peu de magie aux habitants de l’île.

Ces histoires mythologiques ne nous font connaître qu’un des anneaux de la chaîne de croyances qui encercle la destinée finale des êtres humains. Il n’est possible de comprendre les incidents mythiques et se rendre compte de leur importance qu’en les rattachant à l’ensemble des croyances relatives à la puissance et à la nature de la sorcellerie, ainsi qu’aux sentiments et appréhensions que celle-ci fait naître. Les histoires explicites qui racontent l’apparition de la sorcellerie sont loin de donner une énumération complète ou une explication suffisante de tous les dangers surnaturels. Les maladies rapides et soudaines sont provoquées, d’après la croyance des indigènes, non par des sorciers mâles, mais par des sorcières volantes qui agissent différemment et sont d’une essence beaucoup plus surnaturelle. Il m’a été impossible de mettre la main sur un mythe relatif à cette variété de sorcellerie. D’autre part, le caractère et la manière de procéder de ces sorcières font l’objet d’un cycle de croyances qui forment ce qu’on peut appeler un mythe permanent et courant. J’ai exposé ces croyances dans Argonauts of the Western Pacific[7] et n’y reviendrai pas ici. Mais il importe d’insister sur le fait que l’auréole de surnaturel qui entoure les femmes qu’on croit être sorcières engendre un flot continu d’histoires, qu’on peut considérer comme des mythes « mineurs », ayant leurs origines dans la forte croyance aux pouvoirs surnaturels. On raconte aussi des histoires analogues au sujet des sorciers-hommes, les bwaga’u.

Les épidémies, enfin, sont attribuées à l’action directe d’esprits malfaisants, appelés tauva’u, qui, ainsi que nous l’avons vu, sont considérés par la mythologie comme la source de toute sorcellerie. Ces êtres malfaisants ont leur demeure permanente dans le Sud. Ils se rendent, à l’occasion, aux îles Trobriand où, invisibles aux êtres humains ordinaires, ils se promènent la nuit à travers les villages en faisant résonner leurs gourdes en argile et leurs massues en bois. Dès qu’ils entendent ces bruits, les habitants sont pris de frayeur, car ceux que les sorciers frappent avec leurs armes de bois meurent, et leur invasion est toujours considérée comme un présage de morts en masse. C’est une maladie épidémique, appelée Leria, qui envahit alors le village. Les esprits malfaisants se transforment parfois en reptiles et deviennent alors visibles aux yeux humains. Il n’est pas facile de distinguer un tel reptile d’un reptile ordinaire, mais il importe de le faire, car un tauva’u, injurié ou maltraité, se venge par la mort.

Autour de ce mythe permanent, de ce récit domestique relatif à un événement, non situé dans le passé, mais se produisant tous les jours, se groupent d’innombrables histoires concrètes. Quelques-uns des faits racontés dans ces histoires se sont même produits pendant mon séjour aux îles Trobriand. Il y régnait une grave dysenterie, consécutive probablement à la grippe espagnole de 1918. Beaucoup d’indigènes prétendaient avoir entendu des tauva’u. On avait vu à Wavela un lézard géant ; l’homme qui le tua mourut aussitôt après, et l’épidémie éclata dans le village. Pendant que j’étais à Oburaku, l’épidémie sévissant dans le village, l’équipage du bateau qui me transportait disait avoir vu un tauva’u, sous la forme d’un grand serpent multicolore, perché sur un manguier, qui disparut mystérieusement à notre approche. Si je n’ai pas vu moi-même le miracle, ç’a été à cause de ma myopie ou parce que je ne savais pas comment il fallait regarder pour apercevoir un tauva’u. On peut obtenir une foule de ces histoires des indigènes de toutes les localités. On doit disposer un reptile de ce genre sur une plate-forme élevée et placer devant lui des objets précieux, et des indigènes m’ont assuré avoir vu procéder de la sorte, et cela plus d’une fois, bien que je n’en aie jamais été témoin moi-même. On prétend en outre que certaines sorcières ont entretenu des rapports avec des tauva’u, et on me l’a affirmé positivement au sujet d’une sorcière encore vivante.

Cette croyance nous montre comment des mythes « mineurs » naissent continuellement d’une grande histoire schématique. C’est ainsi qu’en ce qui concerne toutes les causes de la maladie et de la mort, la croyance, ainsi que les récits explicites qui l’expriment en partie et les petits événements surnaturels concrets que les indigènes enregistrent tous les jours, forment un tout organique. Il est évident que ces croyances ne constituent ni une théorie ni une explication. D’une part, elles expriment tout l’ensemble des pratiques culturelles, car, en ce qui concerne la sorcellerie, on ne croit pas seulement qu’elle est pratiquée, mais elle est réellement pratiquée, du moins par les hommes ; d’autre part, cet ensemble dont nous nous occupons exprime la réaction pragmatique de l’homme à la maladie et à la mort, c’est-à-dire ses émotions et pressentiments, et il influe sur sa conduite en conséquence. Par sa nature, le mythe nous apparaît ainsi comme quelque chose de très éloigné d’une explication rationnelle.

Nous connaissons maintenant toutes les idées des indigènes concernant les causes pour lesquelles l’homme a perdu, dans le passé, la faculté de rajeunissement et qui, de nos jours, abrègent son existence. Le rapport entre ces deux faits n’est, soit dit en passant, qu’indirect. Les indigènes croient que, tout en pouvant atteindre l’enfant, les jeunes gens et les hommes à la fleur de l’âge, aussi bien que les hommes âgés, la sorcellerie, sous toutes ses formes, frappe le plus facilement les vieillards. C’est ainsi que la perte de la faculté de rajeunissement a, tout au moins, préparé le terrain à la sorcellerie.

Mais bien que le moment vînt où les hommes commencèrent à vieillir et à mourir, à devenir ainsi des esprits, ils n’en restèrent pas moins dans les villages avec les survivants ; et aujourd’hui encore, ils se tiennent autour des habitations, lorsqu’ils reviennent dans le village natal pendant la fête annuelle de milamala. Un jour, l’esprit d’une vieille femme qui vivait dans la maison des siens se glissa, le long du parquet, sous la plate-forme supportant le lit. Sa fille, qui distribuait la nourriture aux membres de sa famille, versa sur elle un peu du bouillon qui remplissait la coupe en coquille de noix de coco et la brûla. L’esprit adressa des reproches et des réprimandes à sa fille. Celle-ci répondit : « Je te croyais partie ; je croyais que tu ne revenais qu’une fois par an, pendant la fête milamala. » L’esprit se sentit offensé. Il répliqua : « Je m’en irai à Tuma et j’y vivrai sous terre. » Elle prit alors une noix de coco, la coupa en deux, garda la moitié qui a trois yeux et donna l’autre à sa fille. « Je te donne la moitié qui est aveugle ; aussi ne me verras-tu plus. Je garde celle qui a les yeux, ce qui me permettra de te voir quand je reviendrai. » C’est pourquoi les esprits sont invisibles, tout en pouvant eux-mêmes voir les êtres humains.

Ce mythe contient une allusion à la fête saisonnière de milamala, au cours de laquelle les esprits reviennent dans leurs villages respectifs pour assister aux réjouissances festivales. Il existe un mythe plus explicite, qui expose la manière dont la fête de milamala a été instituée. Une femme de Kitava mourut, laissant une fille enceinte. Celle-ci donna le jour à un garçon, mais n’eut pas assez de lait pour le nourrir. Ayant appris qu’un homme d’une île voisine allait mourir, elle le pria de se charger d’un message pour sa mère, retirée dans le royaume des esprits, message dans lequel elle priait la défunte d’envoyer de la nourriture à son petit-fils. La femme-esprit remplit son panier de nourriture et se dirigea vers le village en se lamentant : « Pour qui est cette nourriture que je porte ? Pour mon petit-fils auquel je vais la donner ; je marche pour lui donner cette nourriture. » Elle arriva sur la plage de Bomagema, dans l’île de Kitava, et déposa la nourriture. Elle parla à sa fille : « J’apporte de la nourriture ; l’homme m’a dit d’en apporter. Mais je suis faible ; je crains que les gens ne me prennent pour une sorcière. » Elle fit alors rôtir un des ignames et le donna à son petit-fils, après quoi elle se rendit dans la brousse et planta un jardin pour sa fille. Mais lorsqu’elle revint, elle fit peur à sa fille, tellement elle ressemblait à une sorcière. Aussi la fille ordonna-t-elle à sa mère de s’en aller, en disant : « Retourne à Tuma, au pays des esprits ; les gens diraient que tu es une sorcière. » La mère-esprit se plaignit : « Pourquoi me chasses-tu ? Je croyais pouvoir rester avec toi et planter des jardins pour mon petit-fils. » La fille se contenta de répondre : « Va-t’en, retourne à Tuma ! » La vieille femme prit alors une noix de coco, la coupa en deux, donna la moitié aveugle à sa fille et garda la moitié voyante pour elle. Elle lui dit qu’une fois par an elle et d’autres esprits reviendraient pour les fêtes de milamala et resteraient invisibles aux gens des villages, tout en étant capables de les voir. C’est ainsi que la fête annuelle devint ce qu’elle est.

Pour comprendre ces histoires mythologiques, il est indispensable de les confronter avec les croyances des indigènes relatives au monde des esprits, avec les pratiques auxquelles ils se livrent pendant la saison de milamala et avec la conception concernant les rapports entre le monde des vivants et le monde des morts, telle qu’elle s’exprime dans les formes indigènes du spiritisme[8]. Après la mort, chaque esprit se rend dans le monde souterrain de Tuma. À l’entrée, il passe devant Topileta, le gardien du monde des esprits. Le nouvel arrivant lui fait cadeau de quelques objets précieux, qui constituent la partie spirituelle des objets dont il était orné au moment de la mort. En arrivant parmi les esprits, il est accueilli par ses amis et parents, morts avant lui, et leur communique des nouvelles du monde d’au-dessus. Il inaugure alors sa vie d’esprit, qui ressemble à l’existence terrestre, bien qu’à sa description se mêlent parfois des désirs et des espoirs qui en font une sorte de vrai Paradis. Mais les indigènes mêmes qui le décrivent ainsi ne manifestent aucune impatience d’y parvenir.

La communication entre esprits et vivants s’effectue de plusieurs manières. Beaucoup de gens ont vu les esprits de leurs parents et amis décédés, surtout dans l’île de Tuma ou dans son voisinage. En outre, il a existé depuis un temps immémorial, et il existe toujours, des hommes et des femmes qui, en état de transe ou pendant le sommeil, font de longues expéditions dans le monde souterrain. Ils participent à la vie des esprits, leur apportent et emportent du monde souterrain toutes sortes de nouvelles, d’informations et de messages importants. Ils sont, surtout, toujours disposés à emporter, de la part des vivants, des cadeaux en nourriture et en objets précieux, destinés aux esprits. Ces gens attestent aux autres hommes et femmes la réalité du monde des esprits. Ils apportent également une grande consolation aux survivants qui sont toujours impatients de recevoir des nouvelles de leurs défunts.

Pendant la fête annuelle de milamala, les esprits reviennent de Tuma dans leurs villages. On érige une plate-forme spéciale, élevée, sur laquelle ils puissent s’asseoir et du haut de laquelle ils puissent suivre les jeux et amusements de leurs frères. On étale de la nourriture en grandes quantités, afin de réjouir leurs cœurs, ainsi que ceux des citoyens vivants de la communauté. Pendant la journée, des objets précieux sont exposés sur des nattes, placés devant la cabane du chef et celles de gens importants et riches. On observe dans le village un certain nombre de tabous, afin d’épargner toute injure aux esprits invisibles. On ne doit pas verser des liquides chauds qui pourraient brûler les esprits, comme a été brûlée la vieille femme dont parle le mythe. Nul indigène ne doit se tenir assis, couper du bois à l’intérieur du village, jouer avec des lances ou des bâtons, lancer des projectiles, afin de ne pas blesser un Baloma, un esprit. Les esprits, de leur côté, manifestent leur présence par des signes favorables ou défavorables, expriment leur satisfaction ou leur mécontentement. Les odeurs désagréables leur causent un léger ennui ; tandis que le mauvais temps, les accidents et les dommages à la propriété les mettent sérieusement de mauvaise humeur. Dans des occasions pareilles, de même que lorsqu’un médium important entre en état de transe ou que quelqu’un est en train de mourir, le monde des esprits apparaît aux indigènes très proche et réel. Il est évident que le mythe s’intègre dans ces croyances dont il constitue un élément inséparable. Il existe un parallélisme direct et étroit entre, d’une part, les rapports entre l’homme et l’esprit, tels que les expriment les croyances et expériences religieuses de nos jours, et, d’autre part, les divers incidents dont il est question dans le mythe. Sous ce rapport encore, le mythe peut être considéré comme l’arrière-plan le plus lointain d’une perspective qui s’étend, sans interruption, des préoccupations, craintes et chagrins personnels de l’individu à l’époque reculée à laquelle, d’après ce qu’on imagine, un fait pareil s’était produit pour la première fois, en passant par une phase intermédiaire, qui est celle de la fixation coutumière de la croyance, à la faveur d’un certain nombre de cas concrets racontés d’après l’expérience et les souvenirs personnels de générations passées.

J’ai présenté les faits et raconté les mythes d’une manière qui implique l’existence d’un schéma de croyances vaste et cohérent. Il va sans dire qu’un tel schéma n’existe pas, sous une forme explicite, dans le folk-lore indigène. Mais il correspond à une réalité culturelle définie, toutes les manifestations concrètes des croyances et des sentiments des indigènes, ainsi que de leurs pressentiments concernant la mort et la vie d’au-delà, se tenant et formant un grand ensemble organique. Les diverses histoires et idées que nous venons d’esquisser empiètent les unes sur les autres, et les indigènes insistent spontanément sur leur parallélisme et sur les liens qui les rattachent les unes aux autres. En fait, mythes, croyances religieuses et expériences concernant les esprits et le surnaturel font partie d’un seul et même sujet ; et l’attitude pragmatique correspondante trouve son expression dans des tentatives pour entrer en communion avec le monde souterrain. Les mythes sont partie d’un tout organique ; ils représentent un développement explicite, sous forme de récits, de certains points cruciaux des croyances indigènes. En examinant les sujets ainsi incorporés dans les histoires, on constate qu’ils se rapportent tous à ce qu’on pourrait appeler des vérités particulièrement désagréables et négatives : la perte de la faculté de rajeunissement, l’apparition de la maladie, la mort par suite de manœuvres de sorcellerie, la disparition du contact permanent entre les esprits et les vivants et, finalement, le rétablissement partiel des communications des uns avec les autres. On constate également que les mythes appartenant à ce cycle ont un caractère plus dramatique et forment un exposé plus conséquent, bien que plus complexe, du sujet auquel ils se rapportent, que ne le font les mythes relatifs aux origines. Je n’insisterai pas sur ce point, me contentant de dire qu’à mon avis cette particularité des mythes dont nous nous occupons ici tient à ce que les problèmes sur lesquels ils portent sont d’ordre plus métaphysique, ou, plus exactement, que traitant des destinées humaines ils font davantage appel au côté émotionnel des indigènes que les mythes relatifs à de simples faits sociologiques ou à des chartes sociales.

Quoi qu’il en soit, il apparaît avec évidence que si les mythes abordent ces sujets, ce n’est pas simplement pour satisfaire la curiosité ou pour des raisons plus problématiques encore, mais précisément à cause des réactions émotionnelles qu’ils provoquent et de leur importance pragmatique. Nous venons de dire que les idées développées dans ces mythes sont d’un caractère particulièrement pénible. Dans l’histoire relative à l’institution du milamala et au retour périodique des esprits, il s’agit de la conduite cérémonielle des hommes et de l’attitude qu’ils doivent, à cette occasion, observer à l’égard des esprits. Les sujets développés dans ces mythes sont suffisamment clairs en eux-mêmes ; nul besoin de les « expliquer », et le mythe ne s’en soucie nullement. Il se contente de transformer un pressentiment auquel se rattache une forte réaction émotionnelle qu’éveille, même chez l’indigène, l’idée d’une fatalité inévitable et inflexible. Le mythe représente, avant tout, une réalisation claire de cette idée. Mais, en second lieu, il ramène à la mesure d’une réalité banale et domestique une vague, mais profonde, appréhension. Le don tant regretté de la jeunesse éternelle et la faculté de rajeunissement qui préserve de la déchéance et de la vieillesse ont été perdus à la suite d’un accident qu’un enfant ou une femme auraient pu prévenir. La séparation d’avec ceux qu’on aime, due à la mort, est attribuée au maniement maladroit d’une noix de coco et à une petite altercation. La maladie, à son tour, est connue comme ayant sa source dans un petit animal et comme ayant fait son apparition à la suite d’une rencontre fortuite entre un homme, un chien et un crabe. On attache une grande importance aux erreurs humaines, aux fautes, à la malchance. D’autre part, le sort, la destinée, l’inévitable, sont ramenés aux proportions d’une méprise humaine.

Pour bien comprendre ce fait, il importe de ne pas perdre de vue que dans son attitude émotionnelle à l’égard de la mort, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle de gens qu’il aime, l’indigène n’est pas guidé uniquement par ses croyances et ses idées mythologiques. Sa peur intense de la mort, son ardent désir de la retarder le plus possible et le profond chagrin qu’il éprouve en voyant partir tel ou tel de ses parents démentent la croyance optimiste à la facilité du passage dans l’au-delà qui caractérise les coutumes, les idées et les rites des indigènes. Après la mort d’un être cher ou au moment où il y a menace de mort, l’indigène sent vaguement sa foi s’ébranler. Au cours de longues conversations avec des indigènes qui étaient sérieusement malades, et plus particulièrement avec mon ami, le tuberculeux Bagido’u, j’ai pu me rendre compte qu’ils éprouvaient tous, à moitié exprimé et grossièrement formulé, un sentiment de tristesse mélancolique devant la caducité de la vie et de toutes les bonnes choses qui s’y rattachent, une terreur à la pensée de la fin inévitable et ne cessaient de se demander s’il ne serait pas possible de reculer cette fin indéfiniment ou, tout au moins, de la retarder quelque peu. Mais, une fois de plus, ces gens s’abandonnent à l’espoir que leur insufflent leurs croyances et sont prêts à combler, par la chaude et vivante texture de leurs mythes, histoires et croyances relatifs au monde des esprits, le grand vide émotionnel qu’ils sentent s’étendre autour d’eux.

IV

Mythes relatifs à la magie

Nous allons examiner plus en détail une autre catégorie d’histoires mythologiques, celles notamment qui se rapportent à la magie. À beaucoup d’égards, la magie constitue l’aspect le plus important et le plus mystérieux de l’attitude pragmatique de l’homme primitif devant la réalité. C’est là un des problèmes qui intéressent aujourd’hui vivement les anthropologistes et donnent lieu à des controverses fort animées. La base de son étude a été jetée par Sir James Frazer qui a édifié sur cette base le magnifique édifice représenté par sa célèbre théorie de la magie.

La magie joue, dans le Nord-Ouest de la Mélanésie, un rôle tellement important qu’un observateur même superficiel ne peut manquer de le constater. Son incidence, cependant, n’apparaît pas d’une manière assez claire, à première vue. Bien que la magie semble éclore et s’épanouir partout, il est pourtant des activités fort importantes, voire vitales, d’où elle est absente.

Aucun indigène ne plantera un jardin de taros ou d’ignames, sans faire intervenir la magie. Mais certains travaux importants, tels que la cueillette des noix de coco, la culture des bananiers, des manguiers et des fruits à pain, se font sans l’intervention de la magie. La pêche qui, dans l’ordre de l’importance, vient après l’agriculture, comporte, dans certaines de ses modalités, une magie très développée. C’est ainsi que la dangereuse pêche aux requins, la poursuite de l’incertain kalala ou du to’ulam sont, pour ainsi dire, noyées dans la magie. La pêche à l’aide de poisons, non moins vitale, mais facile et sûre, se fait sans magie. La construction d’un canoé, entreprise présentant des difficultés techniques, exigeant un travail organisé et s’effectuant en vue d’une occupation toujours dangereuse, comporte un rituel complexe et considéré comme absolument indispensable. Par contre, la construction d’une maison, qui présente des difficultés techniques tout aussi grandes, mais ne comporte ni danger, ni aléas, ni une coopération aussi complexe que la construction d’un canoé, se fait sans magie aucune. La sculpture sur bois, qui est une industrie de la plus grande importance, apparaît dans certaines communautés comme un métier très généralisé, qu’on apprend dès l’enfance et que tout le monde est capable d’exercer. Aussi dans ces communautés aucune magie n’est associée à l’industrie en question. Par contre, la sculpture artistique sur ivoire et sur des essences de bois durs, qui exige une habileté technique et artistique spéciale, inaccessible à tout le monde, comporte une magie qui est considérée comme la principale source de l’habileté et de l’inspiration. En ce qui concerne le commerce, il existe une forme d’échange cérémonielle, connue sous le nom de kula ; elle est entourée d’un important rituel magique, tandis que certaines formes de troc, moins importantes, d’un caractère purement commercial, ne comportent aucune magie. La guerre et l’amour, ainsi que les manifestations du sort et de la nature, telles que la maladie, le vent, le beau et le mauvais temps, sont, d’après les indigènes, régis entièrement par des forces magiques.

Cette rapide revue nous semble déjà autoriser une généralisation importante qui nous servira de point de départ. Nous trouvons la magie toutes les fois que la chance et l’accident, la lutte affective entre l’espoir et la crainte jouent un rôle prédominant. La magie est absente de toutes les occupations auxquelles on peut se livrer avec confiance et dans un sentiment de sécurité et qui se prêtent au contrôle des méthodes rationnelles et des procédés technologiques. En outre, on trouve la magie dans les occupations où le facteur danger joue un rôle considérable. Celles, au contraire, qui sont assez sûres pour rendre inutiles la prévision et l’appréhension, sont exercées sans magie. Tel est le facteur psychologique. Mais la magie remplit encore une autre fonction sociologique, très importante. Ainsi que j’ai essayé de le montrer ailleurs, elle constitue un élément actif dans l’organisation du travail et dans son arrangement systématique. Elle constitue également le principal moyen de contrôle dans l’exécution des jeux. C’est ainsi que la fonction culturelle intégrale de la magie consiste à combler les lacunes et à pallier aux insuffisances de certaines activités très importantes, mais qui échappent encore en partie à la maîtrise de l’homme. Elle s’acquitte de cette fonction, en inculquant à l’homme primitif une ferme croyance en son aptitude à réussir ; elle lui fournit également, toutes les fois que ses moyens ordinaires échouent, certaines techniques mentales et pragmatiques. Elle met ainsi l’homme à même de s’acquitter avec confiance de ses tâches les plus vitales et de garder sa lucidité d’esprit dans des circonstances où, sans l’aide de la magie, l’homme se sentirait démoralisé, désespéré, anxieux, en proie à la peur et à la haine, à l’amour non partagé, à la haine impuissante.

La magie est donc parente de la science, en ce sens qu’elle poursuit un but défini et intimement associé aux instincts, besoins et occupations humains. L’art de la magie vise à réaliser des fins pratiques ; comme n’importe quel art ou métier, elle est régie par la théorie et par un système de principes qui indiquent la manière dont l’acte doit être accompli, pour être efficace. Il existe, on le voit, entre la magie et la science un grand nombre d’analogies et nous pouvons, avec Sir James Frazer, dire de la magie qu’elle est une pseudo-science.

Examinons de plus près la nature de l’art magique. La magie, sous toutes ses formes, se compose de trois éléments essentiels. L’accomplissement des rites magiques comporte toujours certains mots, parlés ou chantés, certaines actions cérémonielles et l’intervention constante d’un ministre officiant. En analysant la nature de la magie, nous devons donc distinguer ces trois éléments : la formule, le rite et la fonction de l’officiant. Je dirai tout de suite que dans la partie de la Mélanésie dont je m’occupe ici, l’incantation constitue l’élément le plus important de la magie. Pour les indigènes, la connaissance de la magie se réduit à celle de l’incantation ; dans tout acte de sorcellerie le rituel a pour centre l’énoncé de l’incantation. Le rite et la compétence de l’officiant sont des facteurs qui assurent la préservation et l’efficacité de l’incantation. C’est là un fait très important au point de vue qui nous occupe ici, car l’incantation magique présente des rapports étroits avec le savoir traditionnel, et surtout avec la mythologie[9].

Dans toute forme de magie on trouve une histoire destinée à rendre compte de son existence. Cette histoire raconte quand et où telle ou telle formule magique a été révélée à l’homme, comment elle est devenue la propriété d’un groupe local, comment elle a passé d’un groupe à un autre. Mais une telle histoire n’est pas celle des origines de la magie. La magie n’a pas d’ « origine » ; elle n’a jamais été créée ou inventée. Tout simplement, la magie, sous toutes ses formes, a toujours existé, depuis le commencement du monde, à titre de complément essentiel de toutes les choses et de tous les procédés qui sont d’un intérêt vital pour l’homme, mais échappent à ses efforts normaux et rationnels. L’incantation, le rite et l’objet auquel ils se rapportent sont inséparables dans le temps.

C’est ainsi que l’essence de la magie est en fonction de son intégrité traditionnelle. La magie n’est efficace que pour autant qu’elle a été transmise sans perte et sans altération d’une génération à l’autre, et cela depuis les temps les plus sauvages, jusqu’à ce qu’elle parvînt à l’officiant actuel. La magie a donc besoin d’une sorte de pedigree, d’un passeport traditionnel, dans son voyage à travers le temps. C’est à quoi pourvoit le mythe sur la magie. Un exemple concret montrera le mieux la manière dont le mythe confère à l’exécution de la magie valeur et validité et se confond avec la croyance à l’efficacité de la magie.

L’amour et l’attraction qu’exercent les uns sur les autres les représentants des deux sexes jouent, nous le savons déjà, un rôle important dans la vie de ces Mélanésiens. Comme tant d’autres races des mers du Sud, ils se conduisent d’une façon très libre et indépendante, surtout avant le mariage. L’adultère est cependant considéré comme une offense punissable, et les rapports sexuels entre membres du même clan totémique sont rigoureusement interdits. Mais l’inceste sous toutes ses formes constitue, aux yeux des indigènes, le plus grave des crimes. La simple idée de la possibilité de rapports entre frère et sœur leur inspire la plus violente horreur. Le frère et la sœur qu’unissent les liens les plus intimes dans cette société matriarcale ne doivent jamais converser librement entre eux, jamais plaisanter ensemble ou se sourire l’un à l’autre, et toute allusion à l’un d’eux en présence de l’autre est considérée comme étant de très mauvais goût. Mais en dehors du clan la liberté est grande, et la poursuite de l’amour assume des formes intéressantes, et même attrayantes.

L’attraction sexuelle et le pouvoir de séduction résident, croit-on, dans la magie de l’amour. Les indigènes rattachent cette magie à un événement dramatique du passé qui est raconté dans un mythe étrange et tragique que je ne puis mentionner que brièvement ici[10]. Un frère et une sœur vivaient dans un village avec leur mère, et la jeune fille aspira accidentellement une forte décoction d’amour que son frère avait préparée pour une autre. Folle de passion, elle le poursuivit et le séduisit sur une plage solitaire. Pleins de honte et de remords, ils renoncèrent à la nourriture et à la boisson et moururent ensemble dans une grotte. Une plante aromatique poussa sur leurs cadavres enlacés, et cette herbe forme l’ingrédient le plus puissant parmi les substances qui entrent dans la composition du philtre de l’amour.

On peut dire que, dans une mesure plus grande que les autres mythes des sauvages, le mythe de l’amour justifie les prétentions sociologiques de celui qui le détient, façonne le rituel et garantit la vérité de la croyance par les nombreux exemples qui en fournissent la miraculeuse confirmation.

Notre découverte de la fonction sociologique du mythe confirme pleinement la brillante théorie sur les origines du pouvoir et de la royauté que Sir James Frazer a formulée dans les premières parties du Rameau d’Or. D’après Sir James, la suprématie sociale est primitivement un effet de la magie. En montrant que l’efficacité de la magie est associée à des revendications locales, à des affiliations sociologiques et à la descendance directe, nous avons forgé un nouvel anneau de la chaîne des causes qui maintiennent des liens permanents entre la tradition, la magie et le pouvoir social.

V

Conclusion

Nous avons essayé de montrer dans cet essai que le mythe est avant tout une force culturelle. Mais il n’est pas que cela. Il est également, et de toute évidence, un récit et, comme tel, il présente un aspect littéraire, aspect sur lequel la plupart des savants on peut-être trop insisté, mais qui cependant ne doit pas être négligé. Le mythe contient en germe la poésie épique, le roman, la tragédie dans lesquels le génie créateur des peuples, ainsi que l’art civilisé et conscient, l’ont longuement utilisé. Nous avons vu que certains mythes n’étaient que des exposés secs et succincts, à peine cohérents et dépourvus de tout incident dramatique ; par contre, d’autres, comme le mythe de l’amour et celui relatif à la magie des canoés et des voyages maritimes, sont des histoires éminemment dramatiques. Si la place me le permettait, je pourrais reproduire ici une légende longue et compliquée sur le héros Tudava qui tue un ogre, venge sa mère et accomplit un certain nombre d’autres tâches culturelles[11]. C’est l’étude d’histoires de ce genre qui pourrait faire comprendre pourquoi le mythe, dans certaines de ses formes, appelle tout naturellement une élaboration littéraire subséquente, tandis que d’autres sont condamnées à rester stériles au point de vue artistique. Les questions de préséance sociologique, de légalité de titres, les revendications de parenté familiale et l’affirmation de droits locaux n’ont que des rapports éloignés avec le domaine des émotions humaines et manquent pour cette raison de ce qui confère à une œuvre une valeur littéraire. En revanche, la croyance, magique ou religieuse, est étroitement associée aux désirs les plus profonds de l’homme, à ses craintes et espoirs, à ses passions et sentiments. Des mythes comme ceux relatifs à l’amour et à la mort, des histoires où il est question de la perte de l’immortalité, de la disparition de l’âge d’or et de l’expulsion du Paradis ou des mythes concernant la sorcellerie et l’inceste portent sur les éléments mêmes qui entrent dans les formes artistiques de la tragédie, de la poésie lyrique, du roman. Notre théorie, celle de la fonction culturelle du mythe, qui insiste sur les liens intimes qui le rattachent à la croyance et fait ressortir les rapports étroits qui existent entre le rituel et la tradition, est également de nature à faire entrevoir les possibilités littéraires des histoires dont se nourrissent les sauvages. Tout tentant que soit ce sujet, il bous est malheureusement impossible de le traiter ici.

Nous avons fait ressortir plus haut (chap. I) l’inconsistance et l’insuffisance de deux théories, assez en faveur aujourd’hui, concernant la nature et l’origine des mythes : celle d’après laquelle le mythe serait une description rhapsodique des phénomènes de la nature, et la théorie d’Andrew Lang, qui voit, surtout dans le mythe un effort d’explication, une sorte de science primitive. Il semble ressortir de ce que nous avons dit, dans les chapitres qui précèdent, que ni l’une ni l’autre de ces attitudes ne jouent un rôle considérable dans les civilisations primitives ; que ni l’une ni l’autre ne sont de nature à nous fournir une explication des histoires sacrées des peuples primitifs, de leur contexte sociologique, de leur fonction culturelle. Mais dès l’instant où l’on admet que le mythe sert principalement à établir une charte sociologique, à justifier rétrospectivement un certain code de conduite morale, à attester la réalité du miracle primitif et suprême de la magie, il devient évident qu’on doit trouver dans les légendes sacrées aussi bien un effort d’explication que des manifestations d’un certain intérêt pour la nature. Un antécédent rend en effet compte des cas subséquents, bien que, dans l’esprit des primitifs, cela se fasse à la faveur d’un ordre d’idées totalement différentes des rapports scientifiques de cause à effet, de mobile à conséquence. Quant à l’intérêt pour la nature, il existe incontestablement : il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler l’importance qui s’attache à la mythologie de la magie, ainsi que les liens de dépendance étroite qui existent entre la magie et les occupations économiques de l’homme. Mais du fait que la mythologie s’intéresse à la nature, on aurait tort de conclure qu’elle ne représente qu’une rhapsodie désintéressée et contemplative, inspirée par les phénomènes de la nature. Deux facteurs en effet s’interposent entre le mythe et la nature : l’intérêt pragmatique de l’homme pour certains aspects du monde extérieur et le besoin qu’il éprouve de posséder un moyen lui permettant d’exercer sur certains phénomènes un contrôle supplémentaire, rationnel et empirique : ce moyen lui est fourni par la magie.

Je rappellerai une fois de plus que je me suis occupé dans ce livre des mythes des peuples sauvages, et non de ceux des peuples civilisés. J’estime que l’étude de la mythologie, telle qu’elle existe et fonctionne dans les sociétés primitives, doit précéder celle des mythologies qui caractérisent les civilisations plus avancées et qu’avant de tirer des conclusions des matériaux relatifs à celles-ci, on fera bien de se référer aux données établies par l’anthropologie. Quelques-uns de ces matériaux ne nous sont parvenus qu’à l’état de textes littéraires isolés, sans leur contexte social, sans aucune indication quant à leurs rapports avec la vie réelle. Tel est le cas de la mythologie des peuples de l’antiquité classique et de celle des civilisations orientales disparues. C’est pourquoi le savant qui étudie l’antiquité classique a beaucoup à apprendre de l’anthropologie.

Quant aux mythologies des grandes civilisations encore existantes, telles que les civilisations de la Chine, du Japon, de l’Inde et, last but not least, la nôtre, leur étude ne peut que gagner à une confrontation, à une comparaison avec le folk-lore primitif. Et, à son tour, l’étude des grandes civilisations peut fournir des données permettant de mieux comprendre la mythologie des sauvages, d’obtenir une explication plus adéquate de certains de ses aspects. C’est là une question qui dépasse le cadre de cet ouvrage, mais je tiens à insister sur le fait que l’anthropologie doit être considérée non seulement comme une étude des coutumes des sauvages à la lumière de notre mentalité et de notre culture, mais aussi comme une étude de notre propre mentalité à travers la lointaine perspective s’étendant à l’âge de pierre. En séjournant mentalement pendant quelque temps au milieu d’un peuple appartenant à une culture plus souple que la nôtre, nous acquérons la possibilité de nous voir nous-mêmes à distance et d’appliquer à nos propres institutions, coutumes et croyances, des critères nouveaux, différents de ceux dont nous avions l’habitude d’user. Et l’anthropologie aurait déjà le droit de prétendre au rang d’une grande science, si elle réussissait seulement à nous inculquer ces nouveaux critères, à changer notre sens des proportions, à affiner notre humour.

Après avoir terminé la revue des faits et des conclusions qui s’en dégagent, je résumerai brièvement les uns et les autres. J’ai essayé de montrer que les histoires dont se compose le folk-lore d’une communauté indigène sont inséparables du contexte culturel de la vie tribale, qu’elles vivent elles-mêmes de cette vie, au lieu d’être des récits purs et simples. Je veux dire par là que les idées, émotions et désirs associés à une histoire donnée sont évoqués, non seulement au moment même où cette histoire est racontée, mais aussi par certaines coutumes et règles morales ou par certains rites qui forment pour ainsi dire sa contre-partie, la réalisation effective du sujet sur lequel elle porte. À ce point de vue, on constate une grande différence entre les diverses catégories d’histoires. Alors que dans le simple conte du coin du feu le contexte sociologique se trouve réduit au minimum, la légende pénètre déjà davantage dans la vie tribale de la communauté, et le mythe joue un rôle tout à fait important. Le mythe, qui postule une réalité primitive se perpétuant jusqu’à nos jours et constitue une justification par des précédents, fournit un modèle rétrospectif de valeurs morales, d’ordre sociologique et de croyances magiques. Il n’est donc ni un simple récit, ni une tentative d’explication scientifique, sous la forme la plus primitive, ni une œuvre d’art ou un document historique. Il remplit une fonction sui generis, qui se rattache étroitement à la nature de la tradition, à la continuité de la culture, aux rapports entre la vieillesse et la jeunesse, à l’attitude humaine à l’égard du passé. Bref, la fonction du mythe consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus surnaturel.

Le mythe constitue donc un ingrédient indispensable de toute civilisation. Il est, nous l’avons vu, en voie de régénération constante ; tout changement historique fait naître une nouvelle mythologie qui, toutefois, ne se rattache qu’indirectement au fait historique. Le mythe est un sous-produit constant d’une foi vivante, ayant besoin de miracles, d’un état sociologique qui a besoin de précédents et d’un code moral qui exige une sanction.

Notre tentative de donner une nouvelle définition du mythe est peut-être trop ambitieuse. Nos conclusions impliquent une nouvelle méthode pour l’étude du folk-lore, car nous avons montré l’impossibilité qu’il y a à séparer le mythe du rituel, de la sociologie, voire de la culture matérielle. Contes populaires, légendes et mythes doivent cesser de mener une existence plate sur le papier, pour être intégrés dans la réalité à trois dimensions de la vie pleine et entière. Pour ce qui est des recherches anthropologiques de plein air, nous préconisons une nouvelle méthode de réunion de matériaux. L’anthropologiste doit renoncer à sa confortable chaise-longue sur la vérandah d’une maison de missionnaires, d’une station gouvernementale ou d’un bungalow de planteur où, armé d’un crayon et d’un carnet et avalant de temps à autre des gorgées de whisky-and-soda, il interrogeait les informateurs, enregistrait des histoires et remplissait des feuilles de papier avec des textes de folk-lore sauvage. Il faut qu’il aille dans les villages, pour voir les indigènes travailler dans les jardins, sur la plage, dans la brousse ; il doit les accompagner vers des bancs de sable éloignés et chez des tribus étrangères et les observer pendant qu’ils se livrent à la pêche, au commerce, aux expéditions cérémonielles outre-mer. Ses informations doivent découler de ses observations directes de la vie indigène, et non être arrachées par bribes à des informateurs plus ou moins récalcitrants. Le travail de plein air, de première ou de seconde main, peut être accompli même parmi des sauvages vivant dans des habitations lacustres, non loin de tribus qui pratiquent encore le cannibalisme et la chasse aux têtes. L’anthropologie de plein air, qui n’a rien à voir avec la prise de notes d’après des récits de vive voix, est un travail dur, mais combien attachant ! Seule une anthropologie ainsi comprise est à même de nous donner une vue d’ensemble et à la fois adéquate de l’homme et de la culture primitifs. Elle nous montre qu’en ce qui concerne le mythe, loin d’être un vain jeu d’esprit, il constitue un élément vital des rapports pratiques qui existent entre l’homme et le milieu.

En formulant ce nouveau programme de travail anthropologique, je n’entends nullement m’en attribuer le mérite. Celui-ci, comme pour tant d’autres choses, revient à Sir James Frazer. Le Rameau d’Or contient la théorie de la fonction rituelle et sociologique du mythe, théorie à laquelle je n’ai pu apporter qu’une maigre contribution, en montrant, par une documentation de plein air, qu’elle répond à la réalité des faits. Cette théorie est impliquée dans les études auxquelles Frazer s’est livré sur la magie, ainsi que dans son exposé magistral de la grande importance des rites agricoles et dans la manière dont il a fait ressortir la place centrale des cultes de la végétation et de la fécondité dans ses ouvrages : Adonis, Attis, Osiris et Spirits of the Corn and of Wild. Dans ces ouvrages, comme dans beaucoup d’autres, Sir James Frazer a insisté sur les liens intimes qui existent, dans la vie primitive, entre la parole et l’acte ; il a montré que les paroles d’une histoire ou d’une incantation et les actes d’un rituel et d’une cérémonie ne sont que deux aspects de la croyance primitive. La profonde question philosophique, formulée par Faust, quant à la primauté de la parole ou de l’acte, nous apparaît oiseuse. Les débuts de l’homme coïncident avec les débuts de la pensée articulée et de la pensée traduite en action. Sans paroles, soit qu’elles forment la charpente d’une simple conversation rationnelle, soit qu’elles servent à lancer une incantation ou à adresser une prière à des divinités supérieures, l’homme n’aurait jamais été capable de s’embarquer pour la grande Odyssée des aventures et des exploits culturels.


  1. Les îles Trobriand forment un archipel de corail, situé au nord-est de la Nouvelle-Guinée. Les indigènes de ces îles appartiennent à la race papou-mélanésienne et offrent, par leur apparence physique, leur structure mentale et leur organisation sociale, une combinaison de caractères océaniques et de quelques traits caractéristiques de la culture papoue, plus arriérée, qu’on trouve dans la partie continentale de la Nouvelle-Guinée. On trouvera une description complète des races du nord de la Nouvelle-Guinée, dont les Trobriandais ne forment qu’une subdivision, dans le traité de C. G. Seligman, Melanesians of British New Guinea (Cambridge, 1910). L’auteur de cet ouvrage fait ressortir les rapports qui existent entre les Trobriandais et les autres races et civilisations disséminées dans la Nouvelle-Guinée et alentour. Voir aussi notre ouvrage : La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie ; édition française, Payot, Paris.
  2. Notes and Queries on Anthropology, pp. 210 et 211.
  3. On trouvera un exposé complet de la psychologie et de la sociologie de la parenté et de la descendance dans mes articles : The Psychology of Sex and the Foundations of Kinship in Primitive Societies, Psycho-Analysis and Anthropology, Complex and myth in Mother-Right, parus dans la revue de psychologie « Psyche », octobre 1923, avril 1924 et janvier 1925. Le premier de ces articles a été repris plus tard dans mon ouvrage The father in Primitive Psychology (« Psyche Miniature », 1926).
  4. Voir l’exposé de ces faits dans mon article : War and Weapons among the Trobriand Islanders, « Man », janv. 1918 ; et l’ouvrage du professeur Seligman : Melanesians, pp. 663-668.
  5. Les lecteurs désireux d’avoir une image concrète de ces détails géographiques et historiques feront bien de consulter la carte de la page 51 de notre ouvrage : Argonauts of the Western Pacific.
  6. Cf. Argonauts of the Western Pacific, p. 321.
  7. Chap. X, passim, et plus particulièrement pp. 236-248 ; voir également pp. 320, 321, 393.
  8. Nous avons déjà exposé ces faits dans un article, intitulé Baloma ; Spirits of the Dead in the Trobriand Islands (« Journal of the Royal Anthropological Institute », 1916).
  9. Voir Argonauts of the Western Pacific, pp. 329, 401 et suiv. ; et pp. 69-78 de Magic, Science and Religion, dans Science, Religion and Reality, par plusieurs auteurs (1925).
  10. Voir un exposé complet de ce mythe dans notre ouvrage Sex and Repression in Primitive Society, 1926 (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives ; la traduction de cet ouvrage forme le premier Essai du présent livre).
  11. On trouvera la description de l’un des principaux épisodes du mythe de Tudava pages 209-210 de notre article Complex and Myth in Mother-Right (« Psyche », Vol. V, Janv. 1925).