Mœurs et coutumes des Mélanésiens/La chasse aux esprits dans les mers du Sud

III

LA CHASSE AUX ESPRITS
DANS LES MERS DU SUD

I

Ce fut par un après-midi clair, parfaitement calme, que j’entrevis pour la première fois le village d’Oburaku. Par l’entrée, ouverte vers l’Ouest, les rayons doux et chauds du soleil couchant se reflétaient sur les eaux, d’un vert de mousse, de la lagune. Tombant sur la plage, ils éclairaient la rangée de manguiers, jouaient sur ses feuilles brillantes, d’un vert métallique, donnaient à la vase, ordinairement sombre, qui recouvrait la plage, une coloration rouge pâle, imprimaient aux troncs gracieux des cocotiers des teintes douces et chaudes et illuminaient au-dessous de leurs cimes abondamment garnies le profond et mystérieux intérieur des bosquets.

Après avoir mis pied à terre, j’entrai dans le bosquet de palmiers et traversai le village, grand, mais dispersé, situé sur un tertre de corail et se composant de plusieurs groupes circulaires de maisons disséminées parmi les palmiers, les fruits à pain et les manguiers. J’étais impatient de trouver l’homme dont la rencontre avait été le seul et unique but de mon voyage. Sa cabane était située dans une clairière, en plein centre du village. L’emplacement de cette cabane suffisait déjà à faire ressortir son importance. Elle était insignifiante par elle-même, plutôt plus petite que les autres, sans sculptures ni ornements d’aucune sorte, sans rien qui pût avertir le non-initié qu’elle servait de demeure à l’homme peut-être le plus remarquable de tout l’archipel trobriandais. Cet homme savait ou devinait que c’était pour le rencontrer que j’avais fait tout ce chemin ; si bien qu’il était là, flânant devant sa porte, dans cette attitude détachée, calme et aisée, mélange d’assurance et de bonne éducation, que les Mélanésiens de marque adoptent en pareille occasion. De corpulence un peu massive, courtaud et ayant de gros traits, il était encore défiguré par la suie dont il était recouvert et par la petite toque qu’il portait sur la tête : il était en effet en deuil, ayant perdu sa femme.

Cependant la conscience de posséder des dons spéciaux qui lui ont valu gloire et succès, lui donnait de l’assurance et le laissait paraître plein de dignité méprisante, ce qui faisait un mélange bizarre avec la finesse attentive et le regard scrutateur, pénétrant de cet homme qui avait l’habitude de jouer sur les sentiments et les croyances des autres. C’était en effet un médium spirite ou, pour nous servir des termes des indigènes, un homme qui « a trouvé le chemin qui conduit à Tuma », c’est-à-dire dans l’autre monde.

Gloire ! Quelle chose éphémère, et étroitement circonscrite ! Si je dis au lecteur que je me trouvais en présence d’un homme aussi important que Tomwaya Lakwabulo, le célèbre spirite-voyant d’Oburaku, ce renseignement lui paraîtra dépourvu de toute signification. Et cependant, n’importe lequel des douze mille malheureux Mélanésiens aurait tressailli à ce moment-là, et ce fut également mon cas. Car j’étais alors un chasseur d’esprits, et j’avais devant moi un homme aussi familiarisé avec les esprits de ces îles de corail que Sir Oliver Lodge, ou Sir Arthur Conan Doyle le sont avec les nôtres.

La distance qui, en Mélanésie, sépare les hommes vivants des esprits est loin d’être aussi grande que celle que nos dogmes et nos philosophies frelatés à l’excès posent entre nous et le monde de nos esprits. Pour l’habitant des îles Trobriand, le monde des esprits est là, à la portée de la main. Il se trouve quelque part au-dessous de la petite île de Tuma, dont il tire son nom, à plusieurs milles au Nord de la plage de Kaybola où l’on pêche le meilleur poisson. Après la mort, chaque individu ou, plus exactement, sa partie spirituelle, se rend dans ce monde où il mène une existence heureuse, peu édifiante à la vérité, mais très semblable à l’existence terrestre. Dans certaines occasions, les esprits quittent facilement et naturellement ce monde des esprits, pour revenir sur la terre, visiter leurs villages, se mêler à leurs parents et amis, assister à des fêtes, distribuer des récompenses, ou faire des niches et dispenser des châtiments, selon leur humeur spirituelle et les mérites des vivants. Vous pourriez même les voir, si vous saviez comment il faut s’y prendre. Mais cela, très peu de gens le savent. Et ceux qui le savent sont capables de se transporter pour une brève visite dans le pays de la mort, et cela soit la nuit pendant le sommeil, soit au cours d’une brève transe. Parfois ils reçoivent eux-mêmes la visite d’un esprit, qui apparaît dans une vision, apporte des messages et prédit l’avenir. Ces dons sont ceux de petits médiums.

Les grands voyants, dont l’histoire tribale ne connaît qu’un très petit nombre, possèdent des pouvoirs surnaturels beaucoup plus vastes. Leurs visites au monde souterrain durent plus longtemps et ils les font, non d’une façon subreptice et en se dissimulant dans l’ombre, mais sous les yeux d’une communauté pleine d’admiration et à même de voir le médium tous les jours, pendant qu’il est dans sa transe et accomplit toutes sortes de choses mystérieuses et manifestement surnaturelles. En règle générale, il reçoit des esprits une invitation à venir les rejoindre pour quelque temps. « Ses parents arrivent et le frappent sur le corps ; les esprits le frappent sur la bouche : il doit aller à Tuma. Il se couche, il meurt. Vous regardez son corps, et vous croyez qu’il est mort. Il ne mange rien, il ne boit rien, il est endormi. Une lune passe, une autre lune passe, et il se réveille. » Tel était le récit réaliste que j’ai recueilli d’un témoin oculaire au sujet de l’homme que j’avais devant moi, à mon arrivée à Oburaku. Tomwaya Lakwabulo était en effet le seul spécimen véritable, encore vivant, du petit groupe de grands visionnaires. Je suis d’ailleurs persuadé qu’il sera également le dernier représentant de sa profession, les grossières superstitions que les blancs ont amenées dans leur village s’étant répandues dans toutes les îles.

Je réfléchissais à tout cela, pendant que j’étais assis devant sa maison, en regardant devant moi et en gardant un lourd silence, ainsi que le prescrit l’étiquette mélanésienne en cas de rencontre de deux hommes importants. Il n’aurait pas été convenable d’entrer tout de suite en matière, de me mettre à le questionner séance tenante et de l’amener, sans préparation, à parler des esprits. Aussi, après avoir déposé mes cadeaux, suis-je allé surveiller l’installation de ma tente, prendre des dispositions pour mon approvisionnement et passer en revue mes futurs informateurs. Ainsi qu’il arrive toujours, il ne me fut pas difficile de trouver des gens prêts à causer dès les premiers jours. Je laissai donc l’homme, convaincu que c’est lui qui prendrait l’initiative de m’aborder. Je n’eus pas à attendre longtemps, car au bout de deux ou trois jours, il vint rejoindre le groupe de mes assistants, se livra à quelques plaisanteries, alla même jusqu’à me donner quelques renseignements généraux, sans entrer encore dans les détails de sa spécialité. J’ai toujours estimé qu’il était préférable de ne pas questionner directement un homme sur tel ou tel sujet donné, mais d’attendre qu’un incident l’amène à parler de ce qui m’intéressait.

II

Un soir, pendant que j’étais assis avec Tomwaya Lakwabulo et quelques indigènes devant la maison de celui-ci, un groupe de garçons du village entonna un de ces chants que, dans certaines occasions, ils chantent jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Quelqu’un des assistants fit alors cette remarque :

« C’est un chant que Tomwaya Lakwabulo a rapporté de Tuma. »

Un autre dit :

« Ce sont les esprits, qui le lui ont donné. Les esprits de ses parents. Il est d’usage, lorsqu’un homme va à Tuma, que les esprits lui donnent une danse. Il les regarde exécuter la danse ; ils lui montrent. Il danse avec eux. Peu à peu il se réveille et revient dans son village. Il nous montre la danse[1]. »

« Lorsque arrive la saison Milamala (la saison des visites des esprits), nous exécutons cette danse. Les esprits s’en réjouissent. Ils regardent, et cela leur fait plaisir. Ils nous donnent cette année-là de bonnes récoltes. »

Alors, à ma grande stupéfaction, Tomwaya Lakwabulo se mit à parler à son tour. Il dit :

« C’est Moluvaboda, le vieux chef de notre village, qui me donna ce chant ; il habite dans un grand village à Tuma ; près du village se trouve une plage magnifique, appelée plage de Bomatu. Ici ils dansent tous les après-midi ; les esprits des hommes d’Oburaku dansent ici ; c’est leur plage. C’est Moluvaboda qui, le premier, a trouvé ce chant ; il l’apprit aux esprits ; il me le donna à moi. »

« À Tuma nous sommes tous semblables aux chefs ; nous sommes beaux ; nous avons de riches jardins où nous ne faisons rien ; ce sont les femmes qui font tout ; nous avons des tas de parures et beaucoup de femmes, toutes aimables. Notre peau est fraîche, toujours enduite d’huile de noix de coco, nous perdons nos cheveux gris, nous perdons notre peau ridée, nous avons de nouvelles dents dans la bouche. Nous sommes tous semblables aux chefs. Comme les chefs, avec leurs parures rouges en coquillages, nous dansons sur la plage de Bomatu ; nous dansons sur la plage de sable de Bomatu, pendant que la mer vient briser ses vagues contre le rocher dentelé. »

En écoutant Tomwaya Lakwabulo, je commençais à comprendre le secret de son succès. Il possède un talent de narrateur incontestable. Il est peut-être un charlatan, mais il possède la sincérité du vrai artiste, la conviction d’un homme qui a un message à faire connaître.

Dans des sentences brèves, prononcées sur un ton presque inspiré et faites d’expressions exaltées, il réussissait à évoquer devant son assistance une vision. Il semblait entraîné lui-même vers une autre réalité qu’il rendait palpable et visible à ses auditeurs. Il est possible que ce Mélanésien de génie ait eu une vague conscience de la réalité des désirs et espoirs humains, de cette réalité qui fait que la croyance à la vie future présente une identité si frappante dans le monde entier.

III

Un autre soir nous étions assis sur la plage, abrités par un gros rocher de corail, devant un feu, afin de nous protéger contre les morsures aiguës de la mousson. Ses gémissements perçants semblaient pleins de voix, de bruits étranges, presque humains dans leur insistance mélodieuse, et annonçaient une tempête. Tomwaya Lakwabulo tendit l’oreille et sembla entendre quelque chose qui échappait à notre ouïe. Il dit :

« Ce sont les enfants de Tuma. Ils flottent tout autour de nous ; ils veulent entrer dans une femme pour naître de nouveau. » Et il se mit à nous raconter des histoires sur la réincarnation des esprits. Tout homme, pendant son existence à Tuma, est capable de rajeunir de temps à autre, lorsqu’il sent peser sur lui le fardeau de l’âge. C’est pourquoi les hommes de là-bas restent toujours jeunes. À chaque instant l’esprit se dépouille de sa peau et apparaît en état de parfaite jeunesse. « Les esprits se rendent à une source appelée « Eau qui lave » ; elle se trouve sur la plage. Ils y lavent leur peau avec de l’eau saumâtre. Ils redeviennent jeunes. »

Parfois, cependant, l’esprit va plus loin encore et devient un être diminué, un enfant prêt à entrer dans le corps d’une femme pour renaître au bout d’un certain temps.

Ces petits enfants descendent dans la mer et flottent autour de Tuma. Le visionnaire ajouta : « À Tuma, la nuit, j’entends leurs gémissements. Je demande : « Qu’est-ce ? » — « Oh, ce sont des enfants. Le courant les entraîne, ils arrivent. » Ils ont peur de traverser la mer pour venir jusqu’à Boyowa (îles Trobriand). Alors une femme, une parente de l’esprit, le prend et vient ici avec lui ; elle dit à sa fille : « Je vous ai apporté un enfant, l’esprit d’un Tel, votre oncle maternel. Peu à peu vous le mettrez au monde, et il reviendra à la vie. »

« Certains petits êtres (wayawaya) semblent flotter ; ils restent dans l’eau longtemps, longtemps ; ils nagent et s’en vont loin dans la mer, au large. » C’est ainsi que nous étions souvent assis, en train de causer, attendant le moment où nous nous trouverions dans l’état d’esprit exigé par les circonstances et propre à l’inspiration.

Désirant être mieux renseigné sur les détails de ses voyages spirituels, je demandai :

« Quel chemin prenez-vous lorsque les esprits viennent frapper vos yeux ? »

« Mes yeux se retournent. Je ne vois ni terre, ni lagune. Je ne vois qu’un chemin. Je marche ; je marche longtemps ; je suis très fatigué. Je rencontre un baloma (esprit) ; il vient avec moi ; il me donne de la noix de bétel ; de la noix de bétel de Tuma ; de la noix de bétel des esprits. Je mâche, cela me fortifie ; je mâche tant que je peux ; la route devient droite ; je marche avec courage. »

« Que voyez-vous en arrivant à Tuma ? »

« Je vois tout d’abord le chef, Topileta. Il est assis dans sa maison. Il est assis sur la route, à l’entrée de Tuma. Je lui offre un cadeau : quelque ornement précieux que j’ai apporté avec moi, ou un morceau de tabac. Il le prend ; il me parle : « Tomwaya Lakwabulo, tu arrives, tu viens rejoindre ta femme. Ils vont danser usikesa ; ils la danseront sur la plage Bomatu. Tu iras danser avec eux. » Ainsi me parle Topileta. Je m’en vais, j’entre dans le village des esprits, je rencontre mes parents, je vois ma femme, je rencontre mon autre femme. Nous mettons nos parures, nous nous en allons danser. »

Mon informateur me parla encore du gardien de l’autre monde, me racontant comment il en surveille l’entrée ; comment il faut lui offrir des cadeaux ; comment il juge si celui qui demande à être admis est digne d’y être autorisé ; comment il montre le chemin à certains en leur permettant de passer le pont qui est en réalité un serpent enroulé ; comment les autres sont jetés, par-dessus un précipice, dans un bras de mer où ils deviennent moitié hommes, moitié requins, condamnés à rôder sans but à travers la grande profondeur. Je lui demandai ce qui le poussait à se rendre dans le pays des esprits.

« Mes amis du monde des esprits viennent me chercher. C’est souvent le vieux chef de village qui me donna la danse ou une de mes anciennes maîtresses, ou la femme que j’ai épousée à Tuma. »

Cette dernière personne serait, d’après mon ami, la plus belle fille de Tuma, bien que son appréciation puisse être partiale. Elle tomba amoureuse de lui subitement, gagna son amour par la magie et ils étaient très heureux dans le mariage. Ceci arriva lors que la femme temporelle de Tomwaya était encore en vie, mais elle ne se montra nullement jalouse et consentit même à ce que sa fille s’appelât Namyobé’i, du nom de l’amour spirituel de son mari.

Je voulus savoir sous quelle forme le médium se transportait dans le monde des esprits ou, pour m’exprimer en des termes plus sceptiques, comment il imaginait ou inventait cet événement. Je reçus la réponse suivante :

— Le yosewo, la partie de moi qui est inculte, reste ici ; mais moi-même, je pars. Moi, homme, je pars.

Le terme inculte (en jachère), emprunté à leur agriculture, représente, aux yeux des indigènes, tout ce qui est grossier, non essentiel, sans valeur, par opposition à ce qui se rattache au « jardin », qui est précieux et essentiel. Il se servit encore d’autres comparaisons, mais toujours pour faire comprendre que son esprit se détachait de son corps, s’en allait librement et se déplaçait sous une forme entièrement désincarnée.

Telles furent mes conversations habituelles avec le célèbre médium pendant les quelques mois que je passai à Oburaku. Je devins familier non seulement avec lui, mais avec les esprits, leur pays, leurs coutumes, avec leur humeur gaie et quelque peu irresponsable. Je pensai à un moment donné savoir tout ce qu’il était possible de savoir à ce sujet. Mon ami répétait volontiers ses histoires. À mes questions il donnait toujours les mêmes réponses stéréotypées. J’appris à connaître un grand nombre de trucs et de cabotinages auxquels le visionnaire avait recours dans ses récits et je le surpris plusieurs fois en flagrant délit de mystification. Désirant savoir, par exemple, comment il improvisait son « langage des esprits » dont il usait avec aisance en citant des conversations ayant lieu à Tuma, j’ai pris un simple vocabulaire. L’ayant consulté quelques semaines plus tard, je constatai qu’il ne se servait pas deux fois du même mot pour désigner la même chose. Il improvisait donc le « langage des esprits » chaque fois, selon l’inspiration du moment, et il le faisait d’ailleurs très habilement. Il va sans dire que je ne l’ai jamais « démasqué » et je ne lui ai jamais fait comprendre que je voyais clair dans ses ruses. À vrai dire, ses astucieuses inventions finirent par m’en imposer et, tout en étant inaccessible, en tant qu’anthropologiste, à l’illusion et aux faux-semblants, je dois reconnaître que le monde des esprits avait fini par prendre à mes yeux une étrange réalité.

Mais les événements ultérieurs devaient me montrer qu’une croyance, pour être bien comprise, devait être vécue dans ses manifestations actives, et non jugée d’après son simple énoncé verbal. Il me restait à recevoir la révélation anthropologique des esprits trobriandais. Mais cela n’est arrivé que plus tard, après que j’eus achevé la tâche et épuisé le temps que je m’étais assignés à Oburaku et l’eus quitté, comme je le pensais alors, pour tout de bon.

IV

À cette époque-là, je vivais bien loin, dans un des villages du district nord, fertile et très peuplé. Tout à coup, je reçus la nouvelle qu’un de mes vieux amis et informateur d’Oburaku, le chef Narubuta’u, était mourant. Je donnai immédiatement l’ordre de lever le camp et me dirigeai avec mes « boys », mes porteurs et les hommes attachés à mon camp, vers le sud, et cela malgré le temps pluvieux de la saison des moussons, et alors que le vent faisait rage.

Nous fîmes la première partie du chemin à pied, à travers la brousse détrempée. Les villages, balayés par le vent et la pluie, étaient déserts. Mais dans les maisons fermées les indigènes étaient en train d’écouter, comme ils le font toujours en cette saison, les interminables contes de fées, racontés ou chantés sur un ton plaintif. Comme, en cette saison de l’année, l’endroit vers lequel je me dirigeais était inaccessible par voie de terre, nous décidâmes de nous embarquer en partant d’un des villages côtiers du Nord. Étant donné le peu de profondeur de la lagune, l’embarquement n’était possible qu’à marée haute, de sorte que nous devions partir avant minuit. Je me disposai à passer une nuit aussi confortable que possible dans le canoë ; je me fis arranger un lit improvisé à l’aide de tentes pliées et le plaçai sur la plateforme des agrès extérieurs. Je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là, à cause de l’impatience que j’avais d’arriver le plus tôt possible et de la fraîcheur de la brise qui soufflait sur la lagune.

Je voulais arriver avant que le chef fût mort, et le glissement lent du canoë que les indigènes conduisaient prudemment à travers les eaux difficiles et vaseuses, en suivant les courants de la marée, me paraissait interminable. La rangée ombrageuse des manguiers que nous longions, sous un ciel bas, semblait suspendue entre deux grandes surfaces transparentes. De temps à autre, on voyait un poisson sauter et remuer l’eau ; ou bien un stingaree ou un requin s’enfuir d’un mouvement lent et paresseux, en voyant la masse des agrès à laquelle la nuit donnait des dimensions fantomatiques.

Au-dessus de nous, on entendait les battements d’ailes et les voix aiguës des oiseaux de nuit et des renards volants qui, à notre approche, quittaient leurs abris dans les arbres. Le soleil allait se lever lorsque nous aperçûmes le village. Tout y était calme ; on n’entendait de temps à autre que l’aboiement d’un chien, et le tremblement de feux éloignés nous apprit qu’on veillait dans le village, comme on le fait toujours lorsqu’il y a un homme malade qu’il s’agit de protéger contre le coup final du sorcier qui apporte la mort.

L’aube était proche. La silhouette finement dentelée de la rive apparut avec cette précision étrange qui est caractéristique des aubes tropicales ; ce fut d’abord une surface d’un noir épais, puis d’un noir creux, remplie d’ombres traînantes. Tout à coup nous entendîmes un cri perçant qui, venant de l’obscurité, prit d’abord un diapason ample et vibrant pour adopter ensuite une cadence mélodieuse. Une autre voix se joignit bientôt à celle-ci, puis une autre et une autre encore, venant de tous les coins du village, jusqu’à ce qu’une véritable plainte chorale, vibrante et frissonnante, ait envahi l’aube, rempli la lagune encastrée, et envahi la rive opposée.

Le chef, Narubuta’u, était mort. Furieux d’avoir manqué l’occasion, j’adressai des reproches à mon équipage indigène. Cela stimula leur énergie et nous franchîmes le dernier quart de mille à grande vitesse. La lumière effleura subitement les bords de la zone obscure, répandit la pâleur grise du matin tropical sur l’eau vaseuse et le vert fané du feuillage. Dans le village les lamentations augmentaient d’ampleur et d’intensité dramatique, comme si la lumière du jour avait découvert toute la profondeur du désastre. La lamentation funèbre des indigènes, qui est déjà par elle-même une magnifique mélodie, produit, lorsqu’elle est chantée par toute une communauté, un effet singulièrement impressionnant. On dirait que le chant funèbre, si richement dramatique, surgissant du fond du cœur humain, a pour but de porter l’esprit du défunt vers le repos qui lui est assigné, de l’accompagner d’un dernier adieu, d’annoncer au monde tout entier la triste vérité qu’est la fragilité humaine. À la mort d’un homme important, en effet, la lamentation se répand de village en village, et bientôt toute la contrée retentit d’une expression de chagrin et de désespoir, expression qui ne manque pas de sincérité, malgré son caractère mi-hystérique, mi-histrionique : c’est l’expression de la solidarité humaine en face de la mort.

Il n’y avait pas longtemps que le chef était mort, lorsque je fis mon entrée dans la cabane, remplie d’hommes et de femmes qui étaient accourus de toutes parts dès que la nouvelle s’était répandue que le malade entrait en agonie. Pour les indigènes, la mort représente, non un fait physiologique, mais un départ progressif et involontaire de l’esprit qui hésite et peut être retenu par les prières et les désirs humains. Bien que la mort fût survenue peu de temps auparavant, les parents étaient déjà en train, selon la coutume, de caresser et de consoler le cadavre, de l’appeler, de le flatter, de le remuer. Il était recouvert d’un grand nombre de colliers, de ceintures, de bracelets, de grandes lames en pierre polie, tous objets de grande valeur, qu’on apporte toujours pour consoler le défunt et retenir son esprit. C’est comme si, en présence de ce qui représente la quintessence du pouvoir et de la richesse ici-bas, on pouvait de nouveau l’attirer sur la terre, le séduire par ce qu’elle offre de plus beau et de meilleur. On pense en outre que, pourvu de la substance spirituelle des objets précieux accumulés sur lui, il pourra faire dans l’autre monde une entrée digne de lui. Quelles que soient les sources et les racines de cette coutume, le contraste est impressionnant entre les objets grossiers, matériels qu’on impose avec tant de fureur à l’attention du mourant et l’ouverture solennelle d’une nouvelle perspective pour son esprit.

Alors que j’étais assis et que j’observais les modulations de l’affliction dramatisée, qui, au bout d’un certain moment, a commencé à prendre le caractère d’une lamentation et de pleurs résignés, et après que la plupart des gens se fussent retirés, quelques hommes seulement étant restés pour nettoyer, parer et préparer le cadavre, la réalité de la croyance indigène s’imposa à mon esprit avec une force irrésistible. Elle était là, tout autour de moi, dans toutes les idées et toutes les émotions de ces gens, inspirant chacune de leurs actions, présidant aux innombrables détails de la routine traditionnelle et sacrée de l’inhumation et du deuil. L’âme de cet homme avançait maintenant sur la route droite qui conduit à la demeure des esprits, à Tuma, à ce monde si proche, si petit, si semblable à celui qu’elle venait de quitter que le fossé séparant les deux semblait moins profond, moins infranchissable, et l’autre existence semblait entourée d’un mystère moins impénétrable que ce n’est le cas chez nous.

V

Toute la journée fut remplie de préparatifs en vue de la veillée funèbre. Le soir venu, tout le village se trouva transformé en un immense camp, car pendant la nuit tous les gens d’Oburaku, ainsi que de nombreux visiteurs venus d’autres communautés, devaient veiller le mort. Sur la place centrale du village on creusa une fosse de deux mètres environ de profondeur ; dans cette fosse on déposa le cadavre, entouré de plusieurs couches de nattes épaisses et raides. Au-dessus de la fosse on disposa une couche de troncs solides, arrangés de façon à pouvoir servir de lit à la veuve. Sur cette estrade, elle devait rester couchée toute la nuit, sous une natte pliée, et séparée du cadavre de son mari par une mince couche de bois et de nattes. C’est là qu’elle devait exprimer son deuil, en poussant des gémissements assez forts et perçants pour couvrir le bruit et le tapage faits par l’assemblée, laquelle est toujours fort nombreuse et bruyante. Près et autour de la veuve étaient assises, accroupies ou couchées ses parentes, choisies d’après leur position sociale et les liens qui les rattachaient au défunt. Autour de ce noyau central se trouvait un groupe d’hommes, également rangés d’après leur degré de parenté. En outre, sur toute la place étaient disséminés des groupes de gens venus d’autres villages, chaque communauté autour de son feu. Sur la périphérie de la place se tenaient des hommes ayant des devoirs spéciaux à remplir pendant la veillée, à apporter de la nourriture ou à surveiller les maisons vides.

J’étais assis avec plusieurs hommes sur une estrade qui dominait toute la scène. Je regardais les groupes mélangés de gens disséminés sur la vaste place dans les attitudes les plus variées, les énormes ombres des arbres se projetant en avant et en arrière, selon que les feux se ranimaient ou baissaient. Mais c’est le chœur de lamentations et de chants funèbres montant de tous les groupes qui formait le principal incident, la substance, pour ainsi dire, de cet événement nocturne. C’est que les gens d’autres villages, venus pour veiller, devaient exécuter un chant funèbre, que chaque communauté avait son chant et que toutes chantaient à la fois. Cette musique mélangée, vibrante et d’une ampleur fantastique, montait en vagues aériennes formant parfois des harmonies inattendues, parfois des désaccords aigus, presque à l’unisson avec les feux vacillants et les ombres qui dominaient toute la scène.

J’avais pris place dans le groupe dont faisait partie Tomwaya Lukwabulo, ayant entendu dire qu’on pouvait s’attendre de sa part, cette nuit-là, à de grandes choses. Il arrive souvent qu’immédiatement après la mort de quelqu’un l’esprit du défunt cherche à entrer en communication avec les vivants à travers un médium et à revenir à la vie avec l’aide du devin. L’homme qui venait de mourir était un grand ami de Tomwaya et tout le monde s’attendait à des événements intéressants. J’avais essayé d’échanger quelques paroles avec le médium qui était assis à mes côtés, mais il n’était pas disposé à causer ce soir-là. Il n’était pas lui-même ; il paraissait excité et murmurait des paroles ; tantôt il se contractait, tantôt il tombait dans une transe rigide ; ses yeux étaient brillants et fixes. Un groupe d’hommes assis en face de nous entonna l’un des chants que Tomwaya avait apportés du Pays des Morts.

Je voyais l’étrange excitation du visionnaire s’accentuer de plus en plus ; il se joignit au chœur des chanteurs, chantant d’abord faiblement, puis avec une vigueur croissante. Soudain il se redressa et, à pleine gorge, avec une voix puissante que je ne lui avais jamais connue, il continua le chant. Le silence se fit peu à peu parmi les indigènes assemblés. Les hommes qui étaient autour le regardaient comme galvanisés, immobilisés par son aspect. Les femmes elles-mêmes cessèrent de se lamenter, la voix perçante et aiguë de la veuve s’étant tue la dernière. La voix du médium avait une intonation épaisse, charnue, une sorte d’énergie violente et exubérante, de sorte qu’on avait l’impression qu’elle était produite par une autre force que sa volonté. Après quelque temps il s’arrêta de chanter et commença à parler. Il parla de la même voix, étrange, vibrante et puissante, qui ne ressemblait pas du tout à la sienne, et dans un langage qui n’était pas la langue indigène, mais devait être celle des esprits. Il s’arrêta, puis une réponse vint par sa bouche, énoncée d’une voix tout à fait différente. Parfois on aurait cru que plusieurs voix luttaient pour s’extérioriser, ses sentences devinrent plus brèves, de plus en plus saccadées, se terminant par des sons haletants, précipités, et finalement il se laissa tomber sur l’estrade, manifestement épuisé.

C’est à ce moment-là seulement que je me rendis compte que je venais d’assister à une de ces véritables transes spirites qui avaient fait la célébrité du visionnaire. C’est seulement ensuite que j’ai appris que l’esprit de l’homme décédé avait parlé par l’intermédiaire de Tomwaya, que tous les présents avaient sans hésitation et sans contestation reconnu sa voix : c’était la voix de l’esprit du défunt, un peu plus forte et quelque peu différente de la voix qu’il avait de son vivant, mais, au fond, la même.

VI

Après que le visionnaire se laissa choir à bout de forces, la veuve se mit à pousser des lamentations désespérées ; les autres femmes qui, pendant l’interlude dramatique que je viens de relater, s’étaient groupées autour d’elle, ne tardèrent pas à joindre leurs cris aux siens.

Les hommes n’eurent pas le temps de reprendre leur chant, lorsqu’un cri perçant, venant de l’endroit où se trouvait la tombe, suivi d’un bruit et d’un remue-ménage général, vint interrompre la cérémonie. Je me dirigeai vers cet endroit, pour voir ce dont il s’agissait, et trouvai la veuve, soutenue par plusieurs femmes, couchée sur le bord de la tombe. D’autres femmes étaient en train d’arranger les troncs qui s’étaient affaissés. Quelques-unes se mirent à expliquer d’une façon confuse qu’immédiatement après que l’esprit eut parlé, quelque chose avait remué dans la tombe. « Le cadavre fut secoué comme par un tremblement de terre », l’estrade s’inclina de côté et la veuve tomba.

Cette fois encore, ce fut grâce à des commentaires et à des interprétations ultérieurs que j’ai pu saisir toute l’importance dramatique et me rendre compte de la révélation spirite que cet incident signifiait pour les indigènes. Ils crurent tous que l’esprit, après s’être remis en contact avec le monde par le truchement de Tomwaya Lakwabulo, essaya de revenir à la vie et de rentrer dans le corps. Le violent effort qu’il fit secoua le cadavre et ébranla l’estrade qui était au-dessus de la tombe. Aux yeux des indigènes, ce fut là la suprême confirmation de la réalité du message spirite de Tomwaya. Que l’estrade, construite à la hâte, ait pu céder sous le poids des femmes en état d’agitation qui s’y pressaient, c’était là un problème de statique que je fus le seul à envisager.

Tout cela impressionna profondément les indigènes. Les gémissements et les chants cessèrent pendant quelque temps. Les conversations à voix basse, sérieuses et agitées, s’engagèrent à l’intérieur des groupes, des paroles furent échangées d’un groupe à l’autre, et toute l’assemblée communia dans la même émotion profonde. Puis, peu à peu, les lamentations recommencèrent et les hommes reprirent leurs sens et, en se maîtrisant davantage, parce que plus fatigués, recommencèrent le grand choral.

Mais il devait être interrompu une fois de plus. Nous entendîmes, venant d’un point éloigné du village, un cri aigu, puis un autre, puis d’autres encore, et dans le silence qui suivit nous perçûmes un bruit de pas se dirigeant vers nous et nous vîmes apparaître un groupe de jeunes filles qui se mirent à expliquer quelque chose avec excitation. La nièce et plusieurs autres jeunes filles s’étaient rendues dans la maison du défunt, pour chercher de l’eau ou des noix de coco vertes. Comme elles essayaient de délier la porte, elles entendirent des bruits, analogues à ceux que produisent des objets qui tombent, ainsi qu’un bruit étrange de lutte à l’intérieur de la cabane. Lorsqu’elles ouvrirent la porte, elle fut rejetée en arrière avec une telle violence qu’une des jeunes filles tomba, tandis que les autres furent repoussées et s’enfuirent en proie à la terreur.

Il est certain que la tension nerveuse et l’atmosphère excitante de cette nuit expliquent en partie l’incident. Mais il se peut aussi que la cabane ait été occupée à ce moment-là par des locataires non autorisés. C’est qu’une veillée mortuaire constitue, par un des étranges caprices de la coutume, une occasion propice aux exploits amoureux. Les visiteuses inattendues ont pu se heurter à un épisode qui n’avait rien de spirituel et être effrayées par des faits qui n’avaient rien de surnaturel. Mais les indigènes étaient convaincus que tout cela était dû au Kousi, ou esprit secondaire, d’une nature plus grossière et plus matérielle qui, pendant quelques nuits après la mort de quelqu’un, joue aux gens toutes sortes de tours, en faisant tomber des objets, en poussant des cris ou, comme dans le cas dont il s’agit, en les attaquant directement.

Cette fois encore, Tomwaya Lakwabulo fut le héros de la situation, car il était le seul à connaître la magie capable de calmer un Kousi et de le transformer en un oiseau, au chant doux, appelé Kabwaku. Il se rendit aussitôt vers la maison hantée où je l’accompagnai avec plusieurs indigènes.

« Tomwaya Lakwabulo reste seul ici », me dit un indigène d’une voix tremblante. « Il va exécuter une magie. Sa magie est très forte. Nous retournerons sur le baku (place centrale) ; et peu à peu vous verrez, vous entendrez un oiseau Kabwaku qui viendra et chantera sur la place centrale. »

Et en effet, comme si cela s’était réellement produit en vertu d’une action magique, deux de ces oiseaux commencèrent peu de temps après à chanter et à se répondre l’un à l’autre, leurs appels mélodieux venant des sommets des palmiers qui surplombaient la veillée funèbre. Autant que je sache, ces oiseaux apparaissent régulièrement à cette heure de la nuit en remplissant les villages de leurs mélodies. C’est probablement ce qui explique la croyance, car c’est généralement pendant qu’ils veillent que les indigènes entendent les Kabwaku et sont effrayés par le Kousi. Mais cette fois, l’association s’était produite d’une façon si opportune qu’elle ne m’impressionna pas moins que les indigènes.

Assis sur quelques bûches un peu en dehors de la foule, écoutant les chuchotements inquiets autour de moi, fatigué par deux nuits sans sommeil et par une journée accablante, je me sentis peu à peu céder, comme dans un état de demi-rêve, à l’atmosphère mentale qui m’environnait et à ses suggestions. Je me sentis enserré dans l’horizon étroit et concret des croyances des indigènes ; l’esprit critique, froidement observateur de l’anthropologiste devint pendant quelque temps latent. Je me sentis vivre à l’unisson avec les incidents de cette nuit et, pendant un instant, je compris parfaitement pourquoi ces incidents constituaient, aux yeux des indigènes, une preuve irréfutable de l’existence des esprits et du monde des esprits.

VII

Un soir, peu de temps après ces événements, je parlais devant ma tente des incidents mémorables de cette nuit-là. Un homme s’approcha de nous et dit :

« Narubuta’u frappe les lèvres de Tomwaya pendant la veillée. Bientôt d’autres esprits viennent le frapper. Regarde ! Le voilà qui marche. » Et il indiqua une silhouette triste, hésitante, qui avançait lentement dans le crépuscule. « Il va vers la plage d’Oloulam ; il s’y rend à la nuit tombante ; il revient en pleine nuit. Il s’y rend, parce que les esprits l’appellent. Nous autres hommes, nous n’y allons jamais, car il pourrait nous arriver malheur. C’est l’endroit où les sorcières volantes se donnent rendez-vous. De là, elles s’envolent vers leurs assemblées, au-dessus de la mer. »

En effet, Tomwaya Lakwabulo marchait lentement, comme un aveugle qui cherche son chemin à tâtons, ou comme un homme en état de transe. Le jour suivant je l’ai rencontré et j’ai constaté qu’il avait l’aspect d’un homme apathique, épuisé, le regard fixe, les traits sans expression. Il n’était pas alors en état de transe, mais on m’assura que celle-ci ne tarderait pas à venir, puisque les esprits l’appelaient.

Le lendemain, alors que j’étais assis avec un groupe de pêcheurs réparant leurs filets, Namyobé’i, la fille de Tomwaya Lakwabulo, et Bo’usari, qui était peut-être la plus jolie jeune fille d’Oburaku, vinrent nous parler. Celle-ci dit, en s’adressant à moi :

— Votre ami est mort ce matin ; il est parti pour Tuma. Les baloma (esprits) ont frappé ses yeux.

— Quand ? demandai-je.

— Ils sont venus la nuit dernière ; ils s’assirent sur ses lèvres ; ils chantèrent.

— Quels esprits sont venus ?

— Celui de Narubuta’u, celui d’Inekoya, et celui du fils de Toburaku.

Le premier de ces esprits était pour ainsi dire l’esprit du jour, l’autre celui d’une parente du visionnaire et le troisième celui d’un jeune homme, fils d’un de ses amis, les deux derniers étant morts au cours de l’année dernière.

Ces nouvelles causèrent une certaine sensation dans les groupes avec lesquels j’étais assis.

— We-e-e-e ! Le veuf est parti pour Tuma ! Le visionnaire, qui portait le deuil de sa femme, ne pouvait pas être appelé par son nom ; le nom est en effet tabou pendant la période de deuil et les veufs et veuves ne peuvent être désignés que par leur situation sociale.

— Oui, oui, je vous l’ai dit qu’il partirait. L’esprit n’a-t-il pas parlé par sa bouche pendant la veillée ?

— Il était venu la nuit dernière après que le vent se fut subitement calmé. Le vent était très fort et venait du côté yavata (mousson). Puis il s’est calmé subitement. Je l’ai entendu. J’en ai parlé à ma femme. J’ai dit : « C’est le moment où les esprits viennent. Qui sait ? Ils viennent peut-être chercher le veuf. Il s’en ira à Tuma. » Et, maintenant, vous voyez tous que c’est arrivé. Je sais toujours quand les esprits doivent venir.

Namyobé’i, la fille du visionnaire, se mit alors à parler avec un orgueil évident et avec le sentiment de son importance, assumant le rôle de principal informateur.

— Le veuf est maintenant dans sa cabane. Il ne mangera rien pendant la journée, peut-être pendant deux jours, peut-être pendant plusieurs jours, pendant un mois. Il ne mange pas, il ne marche pas, il ne boit pas. Il ne boit rien du tout, ajouta-t-elle en réponse à ma question. — Rien du tout, sauf lorsqu’ils lui donnent une noix de coco verte pour les esprits. Il reste dans la cabane, et ne fait rien. Son esprit est parti, son corps seul reste dans la cabane. Il est tout à fait mort ; il n’a besoin ni de boire ni de manger.

Et elle s’en alla, expliquant et répétant nombre de détails ; il va sans dire qu’en écoutant son récit, je ne pus faire exactement la démarcation entre ce qui était fait brut et ce qui était une de ces exagérations auxquelles l’imagination des indigènes est si prompte et qu’on retrouve dans leurs moyens d’expression linguistique. Mais il était évident que tous les autres auditeurs étaient prêts à confirmer d’un bout à l’autre le récit de Namyobé’i.

— Il est vraiment mort, répétaient-ils les uns après les autres, voulant dire par là que son corps était en pleine défaillance, qu’il ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour de lui, qu’il était frappé d’une suspension complète des fonctions physiologiques et qu’il n’avait pas besoin de s’alimenter.

— Son esprit est à Tuma. Il y est nourri ; il y est maintenu en vie grâce à la nourriture des baloma (esprits) et à leur eau.

— Lorsqu’il reviendra de Tuma, il sera petit, maigre, très laid. Ses os seront saillants comme ceux d’un cadavre. Il ne pourra ni marcher, ni parler.

Je puis ajouter que je soupçonnais fortement le médium de ne s’être pas imposé un jeûne aussi absolu qu’on le croyait. Je fis cadeau à sa fille de plusieurs boîtes de conserve de bœuf, et j’ai des raisons de croire qu’une bonne partie de cette viande disparut dans l’intérieur spiritualisé du médium.

— Nous allons tous le voir pendant la nuit. Tous les gens du village s’assemblent autour de sa maison. Nous entendons alors les esprits qui chantent. Ce n’est pas un esprit qui chante, ni deux, mais tout Tuma vient et chante : nous entendons leurs chants, et nous nous mettons à chanter avec eux.

Cette façon de parler exagérée est l’effet aussi bien de la grammaire que de l’imagination sans frein, et je me rendais parfaitement compte que celui qui me parlait voulait tout simplement me persuader que la manifestation vocale spirituelle était le fait non d’un seul ou de deux participants, mais de plusieurs.

— Plus tard, la nuit venue, vous pourrez y aller vous-même et vous entendrez. Vous verrez beaucoup de gens de ce village et des villages voisins : Wawela, Sinaketa, Luba ; ils viendront tous ici. Ils apporteront des cadeaux au veuf. Le vieillard, Tuburaku, lui donnera un paquet de noix de bétel, afin qu’il puisse le remettre à son fils à Tuma. Nous lui offrons un cadeau, et nous lui disons : « Ceci est pour l’esprit de Narubuta’u ou pour un autre homme ».

— Une nuit, les esprits apportent certains objets dans la maison du veuf. Nous sommes assis, nous attendons, nous écoutons, nous chantons. Tout à coup nous voyons apparaître de la nourriture, des noix de bétel ou du tabac, parfois une petite parure. Ils apparaissent tout seuls ; ce sont les esprits qui les laissent tomber.

VIII

J’écoutais tout cela avec un vif plaisir, avec le plaisir que seul l’explorateur est capable d’éprouver lorsqu’on lui fait la description d’un domaine nouveau et mystérieux dans lequel il est sur le point d’entrer. Abstraction faite de ce qu’il peut y avoir de vrai dans la description de ces phénomènes psychiques, les détails racontés à leur propos constituent un document ethnographique inappréciable ; de plus, j’ai l’homme là, sous la main, en état de transe et m’offrant une excellente occasion d’observation directe. Je me levai et, ayant appelé Namyobé’i, je me dirigeai vers la maison du visionnaire.

J’essayai d’entrer sans bruit, afin de le surprendre au cas où il trichait ou simulait. Je le trouvai étendu sur une couche, les yeux fermés, dormant d’un sommeil lourd et non reposant, ou en état de transe véritable. Malgré que nous ayons parlé en sa présence et que je lui aie même adressé la parole directement, il ne répondait pas et n’ouvrait pas les yeux, mais restait couché, geignant et remuant d’une façon lourde et maladroite. De temps à autre il murmurait quelques paroles, dans un langage bizarre qui était présumé être celui des esprits ; et il remuait de nouveau, en faisant des gestes étranges, forcés, comme s’il se trouvait sous l’influence d’une force extraordinaire.

Je restai longtemps assis, à l’observer, mais il n’arriva rien et Namyobé’i m’assura que son père resterait dans cet état jusqu’à la nuit.

— Maintenant les baloma (esprits) dorment. Lorsqu’il fait jour ici, il fait nuit là-bas. Ils dorment et son esprit est également endormi. Il rêve à Tuma et il parle à travers ses rêves.

Je connaissais déjà la croyance à l’opposition entre le jour et la nuit dans les deux mondes. Je savais également ce que les indigènes croyaient au sujet de la nature de la transe que j’avais pour la première fois devant les yeux. Ils croient ainsi que l’esprit du médium est parti et que son corps seul reste. Mais bien que son esprit se trouve à plusieurs milles de là, tout ce qui lui arrive se manifeste d’une certaine façon dans le corps. Et non seulement cela, mais tout ce qui arrive autour de l’esprit, surtout les voix des autres âmes et leurs mouvements, trouvent leur expression par la bouche du médium et par les mouvements de son corps. La manifestation la plus frappante consiste dans la soudaine apparition d’objets matériels dans la maison du visionnaire. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes ces inconsistances ne s’expliquent ni par une « logique sauvage », différente de la nôtre, ni par la structure de l’ « esprit primitif ». Les adeptes de l’occultisme et du spiritisme qui existent parmi nous professent des croyances exactement identiques et se rendent coupables des mêmes inconsistances.

Le soir venu, les indigènes arrivèrent soit individuellement, soit par groupes, et s’installèrent pour ce qui promettait d’être une longue veillée ; car chaque groupe avait allumé son propre feu et avait apporté des rafraîchissements. La porte de la cabane était ouverte, et un petit feu brûlait près du lit sur lequel on ne distinguait que vaguement la forme du médium qui y était étendu.

Au bout de quelque temps il commença à remuer et à murmurer à voix basse. De temps à autre il esquissait un geste plus brusque ou prononçait une parole à voix haute. Les indigènes qui étaient autour de moi tendaient les oreilles, mais étaient loin de garder un silence respectueux. Nous dûmes attendre pas mal de temps, avant que le médium, qui devenait de plus en plus agité, se fût mis à chanter. Il était évident que cette fois il n’agissait pas en qualité de truchement « contrôlé », mais chantait de sa propre voix, d’une façon douce et mélodieuse. C’était le chant Usikesa, qu’il avait apporté de Tuma et dont les paroles étaient celles du langage ordinaire des vivants. De temps à autre il cessait de chanter et prononçait des sentences dans le langage des esprits. Pendant ces pauses, quelques-uns de l’assistance lui offraient des cadeaux dont la partie spirituelle était destinée aux amis et parents défunts. Le feu dans la cabane finit par s’éteindre, le visionnaire se tut et les gens se dispersèrent. Rien de bien remarquable n’arriva cette nuit-là.

IX

Le soir suivant une foule encore plus nombreuse s’était réunie, bien que le temps ait été orageux et frais. Les gens étaient assis autour de feux, et les groupes étaient plus animés. Le médium se mit à chanter d’une voix plus forte. Il était évidemment plus excité et plus inspiré que la nuit précédente. Il chantait, étendu sur sa couche, mais par ses gestes et ses mouvements il donnait l’impression d’exécuter une danse. S’il avait été endormi, on aurait pu croire qu’il rêvait d’une danse tribale à laquelle il prenait part. Sa manière de chanter était impressionnante, presque contagieuse, et au bout d’un certain temps ceux qui étaient réunis autour de la cabane se mirent, à leur tour, à chanter le célèbre chant Usikesa.

« Les baloma (esprits) ne viendront pas, si nous ne chantons pas, me dit-on. Ils aiment entendre Usikesa. Ils nous l’ont donné pour que nous le chantions. »

Les autres ayant commencé à chanter, Tomwaya Lakwabulo éleva sa voix et domina bientôt toutes les autres ; mais peu à peu sa voix changea et on aurait dit qu’elle avait été remplacée par une autre, puis par une troisième. En écoutant le chœur qui retentissait tout autour et le vent qui soufflait à travers les feuilles des palmiers, on avait l’impression que les voix dans la cabane se sont multipliées, qu’on entendait un mélange de voix et d’échos, qu’un chœur de l’intérieur répondait à celui du dehors. Les indigènes semblaient avoir noté ce fait, mais leur attention se trouvait de plus en plus tournée vers ce qui se passait dans la cabane.

— Entendez-vous les baloma chanter dans la maison ? C’est la voix de Narubuta’u dont l’esprit est assis sur les lèvres du veuf et chante.

L’excitation s’étant calmée pendant un instant, un homme se pencha, s’approcha de la porte dans une attitude accroupie, comme celle qu’on garde en présence des chefs. Il déposa un petit paquet de noix de bétel sur le seuil élevé de la cabane et dit d’une voix forte :

« Narubuta’u, tes noix de bétel. Mâche-les. »

C’était un don destiné aux esprits et il a été enlevé du seuil par la fille du visionnaire qui était restée à l’intérieur pendant la séance. D’autres hommes et des femmes survinrent, apportant qui un peu de tabac, qui quelques bananes ou deux ou trois noix de coco, chacun appelant l’esprit auquel le cadeau était destiné. Les groupes se rassirent ensuite autour du feu et causèrent pendant quelque temps ; après quoi le chant fut repris par le visionnaire et le chœur à la fois. Le feu dans la cabane s’éteignit presque complètement. Il était près de minuit lorsque, pendant une pause du chant, le médium prononça subitement, d’une voix claire, les paroles suivantes :

Toyodala, Kam bu’a (Toyodala, ceci est ta noix de bétel). Et, en effet, à la lumière du feu qui brûlait devant la cabane, nous pûmes voir un petit paquet de noix de bétel dorées déposé sur le lit opposé à celui sur lequel était couché le visionnaire. Il y eut un silence, suivi d’un chuchotement, et ensuite d’un gémissement qui se transmettait d’un groupe à l’autre, comme en réponse au don spirituel de la part de celui à qui il avait été offert. C’est la fille du visionnaire qui avait fourni ce gage de l’existence du monde souterrain.

Telles étaient donc ces fameuses matérialisations !

La phase la plus importante fut celle du réveil progressif du médium, après une transe qui dura plus d’une semaine. Pendant qu’il était plongé à fond dans cet état, il n’avait pas transmis un seul message véritable du monde des esprits. Mais au cours de la sixième ou septième nuit, après une séance de chant très intense, le visionnaire se leva de son lit et se mit à parler. Il ne parla pas de sa propre voix et, d’après ce qu’on m’a assuré, ce n’était pas la voix d’un homme décédé récemment qui parla par sa bouche, mais l’esprit d’un homme mort depuis longtemps. C’étaient principalement des messages du chef récemment décédé, Narubuta’u. Ils contenaient des instructions sur la manière de disposer d’une certaine propriété ; le désir que le canoé restât à Oburaku et l’espoir que la distribution festivale de nourriture en son honneur serait magnifique. Les dispositions semblaient raisonnables et sages et je ne trouvai pas qu’elles fussent à l’avantage personnel du visionnaire lui-même.

En sortant de sa transe, Tomwaya Lakwabulo était vraiment émacié ; il avait l’air épuisé et donnait l’impression d’avoir le cerveau vide. Ce n’est que peu à peu qu’il revint à son état normal.

Dans toute cette affaire, quelle fut la part respective de la naïve croyance, de l’illusion voulue et de la tricherie délibérée ? Tomwaya était-il avant tout un artiste ou un prophète ? Était-il poussé principalement par la vanité, par la cupidité ou par le besoin de puissance et d’influence ? Il y avait de tout cela en lui et dans ce qu’il faisait, mais il n’est pas facile d’établir la proportion relative de chacun de ces éléments.

Il n’était certainement pas plus fourbe que nos célèbres et distingués spirites. Et, après tout, il ne donnait à son public que ce dont il avait un besoin pressant. Sa mission, ses exploits et ses aspirations, quelque décevants qu’ils aient pu être, répondaient à une nécessité incontestable. Il ne faisait que renforcer en chacun une croyance existante, née d’un désir passionné et de l’espoir. Il ne donnait que ce qu’on lui demandait et recevait en retour ce qui lui était dû. Il tenait sa mission et son pouvoir du monde des esprits, mais des esprits des vivants, et non de ceux des morts.


  1. Les conversations que je reproduis ici sont empruntées à mes notes prises sur place ; la plupart ont été enregistrées dans le langage vernaculaire et direct. Comme j’attachais une grande importance à ce que me disait le grand visionnaire, j’ai transcrit la plupart de ces informations verbatim.