Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-05

Université catholique d’Amérique (p. 59-72).

CHAPITRE V


ERIVAN ET L’ARARAT — NOTRE EXPULSION

LA VALLÉE DE L’ARAXE


L’hôtel de Londres. Utilité de bonnes recommandations. Origines d’Erivan : ses dates historiques ; sa position géographique ; rigueurs excessives de son climat ; ses monuments. La mosquée verte ; la Katil-Beïram ; prédication à la mosquée et procession aux flambeaux. La salle du Serdar. L’Ararat. Son ascension réputée impossible par les indigènes ; phénomènes volcaniques. Notre expulsion. Un H en est la cause. La vallée de l’Araxe ; l’irrigation ; la rareté des arbres ; la vigne et les vins d’Erivan. Les constructions de pisé. Trajet d’Erivan à Nakhitchévan. Scène comique avec le chef de police de Nakhitchévan.


Erivan, 13 et 14 Septembre.

L’« hôtel de Londres » est une carcasse d’hôtel où manquent les éléments les plus indispensables du confort. Les prix sont exagérés et les lits d’un aspect si douteux, que nous dressons nos lits de camp[1].

Rien ne vaut de bonnes recommandations en Russie ; celle du gouverneur nous fait bien recevoir du chef de district qui nous recommande au chef de police ; celui-ci ne sachant pas le français, vient nous rendre visite, amenant avec lui un Suisse employé du gouvernement russe, M. Tardant[2].

Les origines d’Erivan sont assez obscures. Comme elle est la ville principale du bassin de l’Araxe, les Arméniens la font naturellement remonter à Noé, et ne se privent guère de légendes fantaisistes à ce sujet. D’autres (Chardin ii, 168) en attribuent la fondation à Valarsès, fils de Tigrane, qui régna au IIe siècle de l’ère chrétienne et l’identifient avec Vagar-Chapat. Les historiens Sébéos et Jean Catholicos sont les premiers qui au VIIe et VIIIe siècles, mentionnent Erivan comme une forteresse et un gros bourg.

Erivan fut toujours un des enjeux principaux des guerres entre la Turquie et la Perse. Les Turcs la prirent en 1582 ; Shah-Abbas ne put la leur reprendre en 1605 qu’après un siège de 6 mois. Depuis Shah-Abbas la ville fut successivement occupée par l’un et l’autre des partis ennemis. Les rois de Géorgie l’assiégèrent plusieurs fois. Elle résista en 1804 aux Russes, commandés par le prince Tzitzianof. Après un second échec en 1808, les Russes finirent par s’en emparer en 1827. Paskievitch qui emporta la ville, reçut le titre d’Erivanski.

Cette ville située sur le Zengui à 1284 mètres d’altitude, et à peu de distance du confluent de cette rivière avec l’Araxe, est un point de croisement géographique très-important. La route de Géorgie en Perse rencontre ici la route naturelle de Turquie en Perse par la vallée de l’Araxe. Depuis la conquête russe, le transit turco-persan a, il est vrai, abandonné la voie de l’Araxe pour se reporter sur Bayazid.

Bien qu’Erivan soit située par 40° 10′ de latitude, trois degrés par conséquent au Sud de Marseille, son climat peut passer pour l’un des plus rigoureux que l’on connaisse. L’hiver y dure longtemps ; il neige quelquefois au mois d’Avril. En Janvier le thermomètre descend jusque 30° et 32° au dessous de zéro, tandis qu’en été des officiers russes ont observé dans le fort, à l’ombre 47° centigr. de chaleur !

En moyenne, les hivers sont ceux de Saint-Pétersbourg ; mais le mois à la moyenne la plus basse (‒15°) y est beaucoup plus froid que dans cette ville ou à Archangelsk. La différence entre les températures extrêmes que j’ai citées, atteint le chiffre fantastique de 79 degrés ; la différence entre les moyennes extrêmes de chaud et de froid est de 40°,4. Cette différence se retrouve à peine dans les régions polaires, ou à Iakoutsk dont la température est assez chaude en été, mais qui en hiver correspond presqu’au pôle du froid[3]. Les chaleurs de l’été sont un peu tempérées par une sorte de mistral qui souffle des montagnes pendant la nuit ; mais ces variations de température engendrent facilement des fièvres ; aussi les fonctionnaires européens désertent-ils Erivan en été, dès qu’ils en ont la possibilité.

Ravagée dans les guerres successives qui ont ensanglanté l’Arménie, rebâtie à la hâte et parfois à quelque distance de son ancien emplacement, Erivan offre naturellement peu de monuments remarquables. Ceux qui subsistent sont dûs aux Persans.

La mosquée bleue[4] remarquable par les belles faïences qui en ornent la coupole, tombe en ruines. Une autre mosquée, la mosquée verte, est fort intéressante ; comme la plupart de ces édifices dans la Perse et aux Indes, elle n’a pas à proprement parler, de façade, mais ouvre sur la cour par de grandes baies en forme d’arcades. Cette cour plantée d’arbres, est entourée de cloîtres où des marchands ont installé leurs échoppes. De charmantes faïences vert-bleu recouvrent la coupole et le minaret.

Nous avons la chance de nous trouver à Erivan pendant le Katil-Beïram, la fête la plus solennelle des Musulmans Schiites. C’est aujourd’hui le sixième jour de la fête qui se célèbre pendant les dix premiers jours du mois de Moharrem.

Elle est destinée à commémorer le massacre de la famille de Hussein. Comme nous verrons le couronnement de la fête à Nakhitchévan, j’en parlerai plus longuement alors.

Le directeur de police avait mis à notre disposition son sous-chef, tatar musulman ; c’était une prévenance gracieuse qui devait en même temps nous permettre d’assister en toute sûreté aux cérémonies du jour, et de pénétrer plus avant dans la foule.

À une heure, nous étions à la mosquée verte ; le sous-chef de police nous attendait au portique. La cour est remplie d’une foule bigarrée traitant ses affaires, faisant ses achats aux échoppes du cloître en attendant l’ouverture de la cérémonie religieuse. Un marchand nous invite gracieusement à prendre place dans le compartiment du cloître où sont établies ses marchandises : il nous offre café, thé, cigarettes, et refuse de rien accepter de nous.

Pendant ce temps la foule se masse autour de la mosquée ; nous nous installons au milieu des fidèles à côté du sous-chef de police. Un Imâm s’assied, jambes croisées, sur une petite estrade servant de chaire et commence le récit des souffrances de Hussein. Il a le défaut de bien des prédicateurs qui est d’être fort long ; il prend à la création du monde, passe en revue les prophètes de l’Ancien Testament, parle avec beaucoup de respect de « Jésus, fils de Marie », tout en débitant les fables stupides dont Mahomet a travesti sa vie. Il aboutit enfin aux Musulmans. Arrivé à son sujet, il prend un ton à la fois langoureux et pathétique qui rappelle étonnamment les prédications italiennes. Aux endroits les plus touchants, il s’arrête sur un sanglot ; à ce signal toute l’assistance répond, gémissant et pleurant ; chacun arrache violemment sa coiffure et se frappe le front avec la paume de la main. Ces gémissements, ces battements de main que les plus fervents exécutent avec une vigueur extraordinaire, impressionnent profondément, mais cette impression a quelque chose de sinistre ; on sent qu’il n’y a qu’un pas de ces gémissements aux cris de mort contre les ennemis de l’Islam, les « chiens ». Nous sortons de là à moitié ahuris.

Le soir, les fanatiques qui devront représenter les « martyrs » à la grande procession, font une promenade aux flambeaux, armés de sabres et de gourdins. Ils agitent en mesure leurs flambeaux et leurs armes, criant en même temps à tue-tête : « Hussein, Ali, Hussein, Ali ». Les reflets rouges des torches, ici découpant les blanches silhouettes des maisons, là plongeant en lueurs étranges sous la verdure des arbres, puis éclairant en plein les figures hideuses de ces dévots forment un spectacle sauvage et fantastique, qui accentue encore la note sinistre de nos impressions de la mosquée.


LE MASSIF DE L’ARARAT
(1:400000)
Réduction de moitié de la carte d’État major russe au 1:200000 (5 verstes au pouce).

Dans l’enceinte ruinée de la forteresse se trouve « l’endroit classique » d’Erivan, la salle des glaces ou salle du Serdar, reste des splendeurs du passé. C’est l’ancienne cour de justice des gouverneurs persans ; les murs sont ornés de peintures représentant les héros de l’Irân ; le plafond est composé de stalactites à miroirs, où les rayons du soleil, décomposés suivant les couleurs du spectre, donnent une gracieuse gamme de lumière. Cette ornementation a eu dans tout l’Orient une très grande vogue ; nous en avons vu les plus beaux types au Diwan-i-Khaz du palais des Grands Mogols à Dehli et au palais d’Amber.

Mais, la vraie beauté de cette salle est l’œuvre de la nature. Derrière un bassin de marbre s’ouvre une large baie à vitraux de couleur ; elle donne sur un paysage féerique. À nos pieds au fond d’un précipice de 30 à 40 mètres coule le Zengui, et devant nous, bornant une plaine de 30 verstes d’étendue, l’Ararat se dresse à l’horizon. Malgré la grande distance, l’on se croirait au pied même du colosse ; son admirable beauté vous fascine, et ce spectacle est la plus noble paraphrase des paroles du psalmiste : « Mirabilis in altis Dominas ! » On passerait là des heures dans une contemplation silencieuse sans jamais se lasser.

Bien que l’Ararat se rattache à une chaîne de montagnes dont plusieurs sommets s’élèvent à 2 500 et 2 600 mètres, il semble se dresser absolument isolé, tant ses proportions sont gigantesques. Son altitude est de 5 160 mètres au-dessus du niveau de la mer et de 4 350 mètres au-dessus du village d’Aralych, dans la plaine de l’Araxe. D’Aralych au sommet, la pente n’est interrompue par aucun contrefort ; c’est peut-être la pente la plus longue qui existe.

Le petit Ararat (3 960 mètres) est au Sud-Est du grand cône auquel il se relie par un col assez élevé.

La limite des neiges éternelles sur l’Ararat reste à une très grande hauteur ; en été, sur le grand Ararat, la neige ne descend guère au-dessous de 4 000 mètres d’altitude, tandis que le petit en est entièrement dégagé. Ce fait est dû à l’isolement du massif et à l’extrême chaleur estivale de la plaine de l’Araxe. La nature volcanique de la montagne y contribue sans doute aussi en favorisant l’absorption d’une très forte quantité de calorique.

Malgré la régularité de ses formes, la montagne est d’une ascension assez difficile, surtout vu la difficulté de se procurer des guides dans le pays. Les indigènes la tiennent pour absolument impossible ; l’arche de Noé devant se trouver parfaitement conservée au sommet de la montagne, un ange est préposé à sa garde et repousse tout mortel qui tenterait l’escalade. Cette croyance est si fortement ancrée dans les esprits que, lorsque Parrot eut heureusement fait l’ascension de l’Ararat en 1829, son récit ne put jamais trouver créance parmi les Arméniens.


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Depuis lors l’ascension a été plusieurs fois répétée ; mais on n’y croit guère, et aujourd’hui même on nous raconte avec un air d’incrédulité, que des Russes qui ont tenté il y a quelques jours cette périlleuse entreprise, prétendent avoir enfin réussi.

Quoique le grand cratère de l’Ararat soit éteint depuis longtemps, la nature volcanique de la montagne se manifeste parfois par des tremblements de terre. Le dernier en 1840 fut terrible ; il coïncida avec le réveil d’un ancien cratère latéral ; les désastres causés dans le pays par ce tremblement de terre et cette éruption furent immenses ; plusieurs milliers d’hommes périrent[5].



L’ancien nom arménien de l’Ararat est Massis ; les Turcs l’appellent Aghry-dagh ou le mont élevé ; et les Persans Koh-i-Nouh ou la montagne de Noé.

Les ruines de la citadelle d’Erivan sont sans intérêt ; ce ne sont que des amas de terre.

Quant au bazar, il est misérable.

Nous faisons nos préparatifs pour l’excursion d’Etchmyadzine où Hyvernat espère faire quelques études intéressantes. Nous devons nous y rendre demain, et le sous-gouverneur nous promet encore les plus chaudes recommandations.


15 Septembre.

Ah vraiment ! l’amabilité russe ! nous en avons le fin mot maintenant ! Au lieu d’être à d’Etchmyadzine, nous roulons sur la route de Perse, sommés d’évacuer au plus vite le territoire russe !

Quel est donc ce mystère et d’où vient un tel changement ? la réponse est bien simple : c’est un H qui est la cause de tout !

Faisant viser son passeport à Rome[6], Hyvernat avait décliné son nom en le prononçant à la française, Iverna. La chancellerie de l’Ambassade, conformément à l’usage russe, inscrivit le nom sur le visa en se basant sur cette prononciation Üverna. D’un autre côté le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait reçu avis du passage prochain de M. l’abbé Hyvernat. Ne connaissant pas la prononciation exacte du nom, les employés l’avaient transcrit en Russe le mieux possible. Or, la langue russe n’a pas d’H ; elle remplace cette lettre par le G aspiré ; de plus, le T final se prononce, à moins d’indication contraire. De cette façon le nom d’Hyvernat, qui, transcrit phonétiquement donnait Üverna, devait dans une transcription grammaticale devenir G(h)yvernatte. Et c’est ce G(h)yvernatte qui était signalé comme un dangereux personnage, tandis que la police n’avait aucun ordre relativement à M. Üverna. Ainsi, sauf pour le prince Chervachidzé qui ne pouvait ignorer qui nous étions, M. Hyvernat avait passé partout pour un M. Üverna, chargé d’une mission scientifique par le gouvernement français ; il avait été partout — comme un personnage parfaitement inoffensif, reçu avec la plus grande amabilité, tandis que tous les employés se préparaient à lancer leurs foudres contre M. G(h)yvernatte. Nous qui ne savions rien de la chose, nous trouvions les Russes fort aimables et bien larges dans l’interprétation de la permission de « passer sans séjourner. »

Mais voici qu’hier à dix heures du soir, retentit dans l’hôtel de Londres un formidable bruit de sabres et d’éperons ; toute la haute administration d’Erivan arrive en grande pompe, et, fort poliment, de l’air le plus penaud du monde, le sous-gouverneur — celui-là même qui nous avait comblé d’amabilités — demande à parler à M. Üverna. M. Nathanaël et moi, nous sommes exclus du colloque. Le résultat de la conférence fut l’exhibition d’un ordre, nous enjoignant de quitter Erivan pour la frontière perse sous deux heures, par conséquent à minuit. Le sous-gouverneur, après quelque hésitation, croyait pouvoir prendre sur lui de nous accorder un sursis jusqu’au jour.

D’où nous venait cette mésaventure ? Le gouverneur Chalikof, après nous avoir donné ses lettres de recommandation, avait sans doute réfléchi : il venait de recevoir M. Üverna chargé d’une mission scientifique du gouvernement français ; un M. G(h)yvernatte, voyageant au même titre, devait prochainement passer au Caucase sans y séjourner. Les voyageurs de cette catégorie ne sont guère nombreux, et voici deux noms qui se ressemblent furieusement ; ne s’appliqueraient-ils pas tous deux au même personnage ? Vite le vieux Chalikof télégraphie, ordonnant une enquête immédiate, et, si vraiment Üverna et G(h)yvernatte sont le même individu, enjoignant de le fourrer à la porte dans les deux heures.


Arménienne de la Transcaucasie.

Nous tenions maintenant la véritable interprétation des mots : « passer sans séjourner. »

Aucune réclamation n’y fit ; ni l’exhibition des papiers mentionnant spécialement Etchmyadzine, ni l’offre de visiter le monastère sous la surveillance de deux policiers et avec la promesse formelle de ne parler à aucun moine ; non, G(h)yvernatte est un homme trop dangereux pour le Tzar ; il faut qu’il parte !

Qu’eût dit le vieux général s’il eût pu se douter que les deux compagnons du terrible G(h)yvernatte étaient tous deux prêtres !

Donc nous partons ce matin, accompagnés cette fois, honneur douteux, d’un postillon spécial, qui nous annonce solennellement à chaque relais au son d’un cor fêlé ; tout son soin est de faire accélérer les manœuvres pour nous mener plus vite à la frontière ; il est sans doute aussi chargé de nous surveiller.

D’Erivan à Djoulfa nous descendons constamment la vallée de l’Araxe. Les Arméniens donnent le nom d’Eraskh[7] à ce fleuve qui est par excellence le « fleuve arménien. »

Il prend sa source à une très faible distance d’Erzéroum. Son bras le plus important, le Pasin-sou[8], naît sur le flanc nord du Pasin. Bingöl-dagh[9], qui partage ainsi ses eaux entre l’Araxe et l’Euphrate ; un autre de ses bras a sa source sur le revers est du Palandeüken, à quelques heures à peine d’Erzéroum. Les deux bras se réunissent à Keüprü-keuï[10], et la rivière coule vers l’Est jusqu’à la hauteur d’Erivan. Avant d’y arriver, elle double de volume en recevant l’Arpa-tchaï[11], grosse rivière qui draine les hauteurs d’Alexandrapol et de Kars ; grâce à cet apport d’eau, l’Araxe peut fertiliser les plaines d’Erivan.

À hauteur de cette ville il se heurte au massif montagneux du Goktcha et du Karabagh[12], et change de direction pour décrire vers le Sud un immense arc de cercle, dont le sommet est à Ordoubad. Au-dessous d’Ordoubad, il perce la chaîne de Karabagh, se glissant dans d’étroits défilés et descendant de plus de 900 mètres sur un parcours de moins de 100 kilomètres.

À 780 kilomètres environ de sa source, l’Araxe rejoint la Koura[13]. Il est fort probable qu’à une époque relativement peu reculée il se déchargeait directement dans la Caspienne ; il tend[14] même, dit-on, à se rejeter vers la droite et à se séparer de nouveau de la Koura.

L’Araxe forme frontière entre la Russie et la Perse sur tout le parcours de son grand arc de cercle, c’est-à-dire de l’Ararat à son entrée dans le steppe de Moughân.

Sa vallée serait dans sa plus grande étendue très fertile, si elle était arrosée ; mais les travaux d’irrigation des grands siècles de l’Arménie sont à peu près ruinés ; les Arméniens semblent aussi mauvais cultivateurs que fins commerçants ; quant aux Tatars ils sont trop nonchalants pour rien entreprendre de difficile. Sans arrosage pourtant, tout périt dans ce climat ; là où les canaux peuvent amener l’eau, naissent de fertiles oasis ; ailleurs c’est le désert. Les Perses qui ont eu le plus grand rôle dans la construction de ces canaux, ont donné à la plupart d’entre eux un cours souterrain, afin d’éviter la trop forte évaporation de cette eau si précieuse.

Les arbres sont rares ; ils ne poussent guère qu’aux environs des villages, et tous sont plantés de main d’homme. Le peuplier pyramidal domine dans le paysage ; on le plante en rangs serrés pour qu’il puisse résister aux vents. Les abricotiers croissent dans les jardins, et les paysans cultivent le riz, la sésame, le ricin[15]. La culture du coton est assez répandue, mais la plante a un aspect misérable.

Les vignes produisent un vin doré excellent que l’on peut comparer au Madère ou au Xérès. Les crus les plus connus sont ceux d’Erivan et d’Etchmyadzine. Mais la vigne ne peut réussir qu’à condition d’être cachée sous terre pendant les froids ; durant les chaleurs de l’été, elle doit être arrosée comme tous les autres végétaux cultivés par l’homme.

À partir d’Erivan, toutes les constructions sont en pisé ; le peu de soin que l’on apporte à leur entretien, leur donne toujours un aspect ruiné. Comme il est facile de bâtir une masure en pisé, il semble que les habitants préfèrent laisser leur demeure tomber tranquillement en ruines pour en rebâtir ensuite une nouvelle, plutôt que de se donner la peine d’un entretien soigneux. C’est d’ailleurs là une note caractéristique de l’Oriental ; un travail quelque léger qu’il soit, lui pèse par sa continuité ; il préfère se reposer pendant un temps et laisser aller les choses, quitte à fournir ensuite rapidement une très forte somme de travail.

Au sortir d’Erivan l’on traverse une plaine semée de cailloux à laquelle succède rapidement la région arrosée où, jusqu’au relais de Kamerlou[16] les villages se touchent presque. L’eau, extrêmement limoneuse, doit être un fertilisateur excellent. La chaleur est étouffante ; pour comble d’agrément de nombreuses files de chameaux soulèvent par leur marche pesante des nuages de poussière. De Kamerlou à Çadarak, où nous passons la nuit, le pays est presque désert ; c’est un steppe sans culture, couvert d’arbustes nains parmi lesquels domine le câprier.


16 Septembre.

Le vieux Chalikof nous avait annoncé une route « excellente » : cette route est une piste dans le steppe : océan de poussière ou de boue suivant la saison.

À 10 ou 12 verstes de Çadarak débouche la vallée de l’Arpatchaï[17]. De l’eau et une pente propice pour l’irrigation ont immédiatement fait surgir une oasis de villages étroitement groupés.

La distance entre le relais de Nourachen-Çyphla et Tatchark n’est que de trois verstes en été, car alors on peut franchir à gué l’Arpa-tchaï ; pendant la saison des pluies il faut aller chercher un gué praticable beaucoup plus haut dans la vallée, jusqu’à Tamzalü.

À Tatchark, arrêt forcé de trois heures ; M. Nathanaël veut utiliser ce temps pour aller chercher à une demi-heure de là, au petit village de Çyagout l’extrait de baptême d’un Lazariste originaire de cet endroit. Nous l’y accompagnons. Çyagout est un village chaldéen catholique, très pauvre, perdu dans un milieu tatar. Le village catholique le plus rapproché est en Perse, à plus de 8 jours de voyage. Le curé n’a plus vu de prêtre depuis deux ans ; aussi nous reçoit-il avec bonheur dans sa misérable chaumière. À peine y étions-nous depuis vingt minutes que voici arriver « par hasard » le chef de police. Il ne nous fit aucune question ; mais l’air servilement effrayé des pauvres habitants montrait évidemment que ce fonctionnaire venait espionner ; et je crains fort qu’il n’ait fait payer cher au curé notre visite, d’ailleurs parfaitement inoffensive et exempte de toute conspiration contre le gouvernement de sa « Sainte Majesté »[18].

Le désert recommence à peu de distance de Tatchark ; l’Ararat qui domine toujours le paysage s’éloigne peu à peu.

Tout le terrain est profondément bouleversé par l’action volcanique ; un piton rocheux, isolé dans une direction sud-est, attire notre attention ; il doit dominer Nakhitchévan.

La chaleur est tropicale ; heureusement à la tombée de la nuit la fraîcheur lui succède et rend ainsi plus supportable la longue étape qu’il faut faire pour aller coucher à Nakhitchévan.

À ce trajet de nuit il ne manque même pas le charme du danger, au moins du danger supposé. Au relais on nous avait signalé les dernières verstes avant Nakhitchévan comme très fréquentées par les maraudeurs. En conséquence, nos fusils chargés se montrent fort ostensiblement à droite et à gauche de la voiture, brillant au clair de lune ; mais les maraudeurs ne se présentent pas.

Arrivés au relais de Nakhitchévan, nous recevons naturellement la visite du chef de police — pour nous saluer uniquement — après une petite causerie, cet honorable fonctionnaire s’en va ; cinq minutes plus tard il revient et nous demande nos passeports. Nouvelle scène comique à propos de noms ! Cette fois-ci il trouve bien M. G(h)yvernatte et M. Muller ; mais il lui faut un M. Abate — où est M. Abate ?  ; naturellement ce personnage nous est parfaitement inconnu, et nous commençons une interminable discussion ; le chef de police réclamant M. Abate ; nous, défendant notre complète ignorance des faits et gestes de ce Monsieur. Tout d’un coup M. Nathanaël a un éclair de génie — parbleu, M. Abate n’est pas autre chose qu’une transformation du malencontreux titre d’Abbé ! et, Abate, G(h)yvernatte, Üverna, Hyvernat ne sont qu’un seul et même individu ! Mais ce n’est pas petite affaire d’expliquer la chose au pauvre chef de police ; en nous quittant, il est encore visiblement préoccupé de M. Abate. Quant à nous, nous passons une nuit excellente sur nos lits de camp, qui commencent à nous paraître bien supérieurs aux plus moelleuses couchettes de l’Europe[19].

  1. 10 roubles 50 par chambre et au restaurant, 30 kopeks par portion ! 1 kopek = 0r,0405. Le rouble vaut 100 kopeks. Le rouble papier subit une dépréciation d’environ 16 %.
  2. M. Tardant a, paraît-il, été délégué de la Croix-rouge pendant la campagne de Skobelef en Turkestan, et a combattu à la prise de Goektépé.
  3. Tchihatcheff, Asie mineure, ii, 266. E. Reclus, Géogr. vi, 259.
  4. Dubois de Montp. atlas, 3e série, pl. xxiiixxiv.
  5. En été 1890, me trouvant en Amérique, j’ai entendu parler de nouveaux phénomènes volcaniques, mais je n’ai pu avoir aucun détail précis.

    Pendant ce séjour en Amérique, j’ai vu en Californie le mont Shasta, de toutes les montagnes peut-être celle qui rappelle le plus l’Ararat ; mais quelle différence toutefois ! et où trouver comme premier plan la vallée de l’Araxe avec ses larges horizons ?

  6. En visant le passeport, l’Ambassadeur avait recommandé à mon ami de quitter l’habit ecclésiastique pour pénétrer en Russie.
  7. De Erasd, descendant d’Arménaz, premier roi d’Arménie (roi fabuleux dont le règne est placé aux environs de l’an 2000 avant J.-Chr.) Arménaz était donné pour fils de Togarmah.
  8. L’eau du Pasin.
  9. La montagne des mille lacs.
  10. Le pont-village.
  11. La rivière de l’orge.
  12. Litt. la vigne noire.
  13. Dans le petit Caucase presque toutes les rivières ont, sur les hauts plateaux, un cours assez tranquille, et ne se transforment en torrents que sur les pentes toujours assez brusques qui séparent les plateaux de la plaine inférieure. Comme je l’ai déjà dit, on peut écrire indifféremment Kour ou Koura.
  14. Hypothèse de Bær de Saint-Pétersbourg (Cf. Buchan-Telfer, I, 254).
  15. Le ricin qui atteint de belles dimensions, fournit dans ces pays l’huile à brûler. J’ai lu, dans E. Reclus si je ne me trompe, la description d’un très bel arbre l’ölbond qui doit être assez fréquent dans le bassin de l’Araxe ; c’est une sorte d’ormeau greffé. Je pense que les renseignements de Reclus doivent être exacts, mais je n’ai aucun souvenir positif d’avoir vu cet arbre.
  16. À quelques verstes au Sud de Kamerlou se trouve le couvent de Kor-Virab, sur les ruines de l’ancienne Artaxata ; mais nous ne pouvons songer à nous arrêter : la Russie est en danger !
  17. Ne pas confondre avec l’Arpa-tchaï venant d’Alexandrapol.
  18. Mes craintes n’étaient que trop justifiées. Au printemps 1891 je recevais une lettre de Perse m’annonçant l’expulsion du curé. Le tout-puissant Empereur de Russie ne peut laisser vivre en paix quelques pauvres Chaldéens ! Il leur enlève d’abord leur pasteur : après quelque temps il les sommera de choisir entre l’apostasie ou une persécution sans merci ! Les Russes avec une hypocrisie éhontée, justifient leurs persécutions en accusant les Catholiques d’être fauteurs de troubles ! Je me demande quel trouble peut susciter ce pauvre noyau de quelques centaines de Chaldéens ignorants et misérables, vivant sans cesse dans la crainte de leurs voisins tatars aussi bien que dans celle du gouvernement !
  19. Voir aux « Renseignements pratiques » la description de ces lits de camp.