Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/App-E

Université catholique d’Amérique (p. E-598).

APPENDICE E


QUELQUES RENSEIGNEMENTS PRATIQUES

Il existe l’un ou l’autre guide pour le Caucase : mais pour le reste de notre voyage on en est réduit à la très sèche et souvent fort inexacte nomenclature d’itinéraires publiée dans Murray’s Handbook Turkey in Asia, Constantinople, Cyprus. Cette nomenclature n’est d’ailleurs qu’un extrait des ouvrages des principaux explorateurs. Celui qui ne voudra pas prendre la peine de les collationner trouvera je l’espère dans mon récit de voyage la plupart des renseignements les plus intéressants.

Je donne ici sous le titre de « renseignements pratiques » quelques conseils que l’expérience m’a appris et qui peuvent singulièrement faciliter l’organisation d’une expédition. Ils ne s’appliquent directement qu’à notre itinéraire ; mais comme les conditions du voyage sont à peu près les mêmes dans toute l’Asie antérieure, ils pourront être susceptibles d’une certaine généralisation. Ces renseignements sont incomplets, comme est incomplète l’expérience qui me les a dictés.

Équipement. — La laine passe avec raison pour être par excellence l’étoffe de l’Orient. Les vêtements orientaux, très amples, supportent sans inconvénient le rétrécissement qu’un mauvais lavage leur fait subir. Il n’en est pas de même de nos habillements européens beaucoup plus ajustés.

Je ne conseillerais pas d’employer la laine comme linge de corps. Au bout de deux lavages il devient presqu’impossible de passer une chemise. Je préférerais des chemises en tussort (soie sauvage) et des caleçons en tricot de coton ou en toile.

Pour les habits je les prendrais d’une étoffe solide, mais de grosseur moyenne, en y joignant quelques amples gilets de tricot pour les temps froids. Un vêtement en velours à côtes m’a rendu beaucoup de services à partir du mois de Novembre. La couleur doit naturellement se tenir dans des tons peu salissants en évitant toutefois ceux qui auraient une trop grande puissance d’absorption calorifique.

Inutile de recommander de savantes combinaisons relativement aux poches : il est très utile de pouvoir les fermer avec un bouton, c’est une chance de moins d’être volé.

Les chaussures doivent être fortes, larges : je conseillerais une paires de fortes bottes imperméables ; une paire de bottines de chasse ; une paire de bottines légères. Des babouches se trouvent partout ; celles qu’on achète dans l’intérieur du pays ont toutefois souvent des formes un peu extraordinaires. Emporter pour l’entretien des chaussures de la graisse fine et, si on veut être élégant, du cirage.

Il est bon d’avoir quelques paires de chaussettes chaudes pour les trajets à cheval pendant les froids.

Je conseillerais une provision de gants en « peau de chien ». Les gants de fil ne valent rien : car les moustiques s’y posent sans qu’on s’en aperçoive et vous piquent au travers.

Passons à la coiffure. Les casques en liège sont commodes ; mais en Russie ils vous font prendre pour un Anglais, ce qui est une mauvaise note ; ailleurs ils attirent trop l’attention. Je préférerais l’immense casquette blanche universellement portée par les Russes ; elle est presque partout un porte-respect ; à l’entrée des pays kurdes je l’échangerais toutefois contre un fez, ou mieux encore contre un koullak kurde, bonnet de feutre auquel on peut adapter pour se préserver du soleil le keffiyeh arabe, mouchoir de soie plié en triangle et fixé à la tête par une corde.

Le lecteur doit savoir sans doute que la politesse orientale veut que l’on reste couvert. Ce serait donc une grossièreté insigne d’enlever sa coiffure en entrant dans un diwan ; on salue en se baissant à proportion du respect que l’on veut témoigner, tendant en même temps — également à proportion du respect — la main droite vers la terre, pour la porter ensuite au cœur, aux lèvres et au front. Dans les villes où les indigènes sont en rapport avec des Européens, ou, si l’on fait visite à de hauts fonctionnaires[1], frottés d’un vernis cosmopolite, on pourra sans grossièreté enlever sa coiffure si elle est de style européen ; mais je conseillerais plutôt de la garder.

Il est difficile de donner de conseil précis dans la question des paletots. En thèse générale, il faut en Orient se munir contre le froid. Je conseillerais beaucoup une bourka circassienne (cf. p. 216). J’ai acheté la mienne à Wladikavkaz.

Comme on voyage presque toujours à cheval, le harnachement de la monture est une chose fort importante. Certains voyageurs recommandent la selle cosaque ; j’en ai donné un dessin p. 91. Je la trouve peu confortable : on est perché très haut au dessus de sa bête ; il faut porter les étriers courts : bref, pour ma part, je me suis très bien trouvé d’avoir emporté une selle d’ordonnance d’officier allemand (bocksattel). On y est assis très confortablement. Il faut seulement avoir soin d’intercaler toujours une couverture entre la selle et le cheval ; sans cette précaution les bêtes qui ne sont pas habituées à ce genre de selle, se blessent facilement.

Les orientaux employant tous le modèle cosaque, le cavalier a toujours les talons au ventre de sa bête et lui travaille constamment les flancs, presque sans s’en douter ; avec la selle allemande, on monte les étriers longs ; il faut par conséquent exécuter un mouvement complet pour donner du talon, ce qui ne laisse pas d’être à la longue ennuyeux et fatiguant. Aussi est-il bon d’avoir des éperons pour réveiller plus efficacement les bêtes.

Nos mors européens sont beaucoup trop anodins pour les chevaux d’Orient habitués à des mors barbares. Il est donc inutile d’en emporter ; mais des brides seront d’un grand secours : car les chevaux de caravane surtout n’ont la plupart du temps en fait de bride que d’ignobles cordes. Cet article de voyage est toutefois un de ceux qui exige le plus de surveillance : il est si facile à voler[2] !

Pour ce qui est des armes, je me contente de rappeler ce que j’en ai dit, p. 282, 283[3].

J’ajouterai que sur notre itinéraire les occasions de chasse sont rares à moins de s’arrêter longtemps et de faire de ce plaisir un des buts du voyage ; car en marche on ne peut s’écarter du bagage. Le gros gibier est rare ; le gibier de plume, le gibier d’eau surtout est parfois très abondant. Mais comme on ne trouve généralement pas de barque au bord des marais, la chasse en est presqu’impossible.

On aura donc surtout besoin de petit plomb. Dans les bazars on trouve toujours de la poudre et des espèces de chevrotines. Je ne saurais me prononcer sur la question de savoir s’il vaut mieux emporter une petite quantité de douilles en cuivre avec accessoires de rechange ou une provision de douilles en carton toutes chargées d’avance. J’estime que pour un voyage comme le nôtre 250 cartouches sont plus que suffisantes (200 à plomb, 50 à balle).

Je ne conseillerais sous aucun prétexte d’emmener un chien ; on ne peut le faire pénétrer dans les habitations que sa présence seule souillerait ; et la pauvre bête, obligée de rester à la porte, serait dès le second jour mise en pièces par les chiens indigènes. J’en arrive au contenant du bagage.

Il faut avant tout éviter toute forme de bagage excentrique et voyante ; les caisses doivent être légères.

Nous avions acheté au bazar du voyage à Paris des cantines d’officiers, fort légères et assez solides ; leur seul défaut était d’avoir de détestables serrures ; les ferrures des coins auraient aussi pu être plus fortes (Dimensions 0,67 × 0,26 × 0,32).

Je conseillerais à chaque voyageur deux de ces petites cantines où il caserait les objets les plus délicats.

Pour le reste du bagage, manteaux, chaussures, etc., rien ne vaut les kourdjines orientales ; une kourdjine se compose de deux grands sacs en tissu de tapis, reliés par une bande. On jette la kourdjine sur le dos du cheval et les sacs pendent de chaque côté. On ferme la kourdjine avec des coulants auxquels on peut au besoin adapter un cadenas.

Arrivons à la cuisine.

Nous avions une caisse « cuisine ». Elle contenait casseroles et autres ustensiles. Cette caisse nous a beaucoup gênés sans nous rendre aucun service.

J’ai dit p. 279 comment Guégou rejeta notre batterie de cuisine. Il se fit faire deux casseroles de cuivre, à poignée mobile, pouvant s’emboîter l’une dans l’autre. Il y joignit une petite caisse en tôle (environ 40 cent. sur 25) destinée à servir de fourneau ; le combustible était du charbon de bois dont il renouvelait la provision dans les villes où nous passions. — Le cuisinier oriental a ses traditions et il n’en démord pas. Je conseillerais donc d’emporter simplement quelques assiettes en étain, couverts, gobelets, gril[4]. On pourrait y joindre de solides bidons pour une provision d’huile et de vinaigre, une boîte à sel, etc.

Comme je l’ai dit, je conseillerais d’avoir trois outres. Deux grandes, l’une pour du vin, l’autre en cas de besoin pour l’eau ; et une petite pour l’eau-de-vie (ici un bidon ferait peut-être aussi bien l’affaire).

Il est bon d’emporter des prélarts pour protéger le bagage en cas de pluie ; mais — la remarque est moins inutile qu’elle ne paraît — il faut avoir soin de les avoir sous la main et non au fond du bagage, comme cela ne nous est que trop souvent arrivé lorsque plusieurs journées de beau temps nous avaient rendus imprudents !

Un nécessaire de couture et de sellerie, couteau, tire-bouchon, vrille, scie, poinçon, aiguille d’emballage, etc., est chose indispensable. Il faut viser à l’élémentaire et au pratique.

Il peut être très utile d’emporter une ou deux bonnes cordes de chanvre munies d’un anneau et porte-mousqueton.

Enfin, voici la dernière pièce du bagage, mais non la moins importante, le lit de camp !

Ici surtout, choisir un système simple ! Les montures de nos lits de camp étaient en frêne : le lit proprement dit portait sur deux X reliés par une barre démontable ; il se pliait en trois parties et se roulait. Une fois roulé, on le coulait dans un sac : la longueur du lit démonté était de 1 mètre, son poids de 9 kilos et demi. Nous avons été très satisfaits de ces couchettes achetées au bazar du voyage. À Van, nous nous sommes fait faire pour l’hiver de grosses couvertures piquées. Je conseillerais beaucoup l’habit de nuit que les Anglais emploient couramment aux Indes. — Notre nécessaire de toilette était complété par des cuvettes en tissu de caoutchouc qui se roulaient dans le bagage sans y tenir grand’place. Un bon tapis de feutre fait aussi bien dans le bagage.

Nous n’avons jamais eu à souffrir des moustiques : en tout cas nous n’étions pas préparés à leur résister et je ne saurais donner de conseils pratiques pour la confection d’un moustiquaire de voyage.

La pharmacie est naturellement un article très important et sa composition doit varier suivant les talents médicaux du voyageur. Tout Européen étant considéré comme médecin et se trouvant souvent obligé malgré lui de pratiquer, il faut emporter quelques remèdes d’emploi facile. Au demeurant, l’essentiel est de procurer un soulagement momentané aux solliciteurs, et il est bien rare que de la quinine, du bismuth, quelques préparations opiacées, ou, au contraire, des rafraîchissants ; dans d’autres cas quelques bons sinapismes — n’atteignent pas le but.

Si le cas proposé échappe complètement au diagnostic du médecin improvisé, il est très bon d’avoir quelques pilules, de mie de pain si l’on veut, soigneusement enveloppées dans du papier d’or ou d’étain — et dans ce cas il faut faire le charlatan.

Voici à titre de renseignement quelle était la composition de notre pharmacie de voyage :

   
Sulfate de quinine
200 gr. Un flacon collodion
Pastilles de saccharine
3 boîtes
Chlorate de potasse
50 gr.
Teinture d’opium
100 gr. Émétique
Pilules purgatives    
Teinture d’iode
50 gr.
Un flacon poudre laxative de réglisse    
Perchlorure de fer
25 »
Remède à la cocaïne
contre les maux de
dents
15 »
Sous-nitrate de bismuth
150 gr.»
Salicylate de soude
30 gr.»
Extrait de Saturne
150 gr.»
Bicarbonate de soude pour boisson
100 gr.»
Un flacon acide phénique    
Un rouleau Sparadrap américain     Pastilles de Santonine.
Une balance à main avec poids.
Antipyrine
50 gr.» Une trousse.
Iodoforme
25 gr.» Deux flacons gradués.
Gaze à pansement
2 paquets Un pinceau.
Ouate à pansement
1 paquets» Un verre à potion.
Quatre bandes à pansement     Un clysoir américain.
Un compte-gouttes.
Sinapismes Rigollot
2 boîtes Un rouleau taffetas anglais.
Laudanum et teinture de noix vomique
50 gr. Deux petites éponges fines.
Poudre insecticide avec soufflet.
Ammoniaque liquide
75 gr.» Lunettes noires.

Il est bon d’emporter de l’encre, car il est presqu’impossible de se servir de l’encre orientale pour l’écriture européenne. Nous avions deux excellents baromètres altimétriques compensés, de Naudet et Cie, Paris.

Il est fort à conseiller d’emporter comme appareil photographique l’appareil le plus dissimulé possible, car on peut, sous ce rapport, être exposé — notre histoire en fait foi — à beaucoup de désagréments.


Passeports.

Reste à parler de la question passeports.

Outre son passeport ordinaire, dûment visé, le voyageur a besoin pour parcourir les provinces de la Turquie d’un Teskéré (p. 190). Il n’est pas absolument prouvé que des lettres vizirielles facilitent le voyage : pour ma part, je les crois cependant utiles : en tous cas, si on en demande, ne faut-il à aucun prix reculer devant quelques journées de retard à Constantinople, dans le fallacieux espoir de se voir adresser plus tard les lettres vizirielles.

Le passeport joue en Russie un rôle encore plus important qu’en Turquie (p. 3, 96.)

Quant au padarojni, voir p. 21.


Moyens de transport.

Chemin de fer de Batoûm à Kouthaïs, Tiflis et Akstafa. Kaliaçka ou perekladnoï de Tiflis à Wladikavkaz.

De Tiflis à Djoulfa, kaliaçka ou perekladnoï — si l’on prend une kaliaçka, il faut toutefois payer une indemnité de retour de Djoulfa à Nakhitchévan.

Tout le reste du voyage ne peut se faire qu’à cheval.

La taxe du voyage en Tchapar dans l’Aderbeidjân est de 1 krân par cheval et par farsak.

De Djoulfa à Khoï, nous avons payé pour 8 chevaux de caravane 34 roubles — prix d’apothicaire. (Comme je l’ai dit, il vaut mieux aller directement de Nakhitchévan à Khoï.)

Dans notre premier projet, nous devions aller de Khosrâva à Ourmiah, Bachekaleh et Van, puis revenir à Khosrâva par Kotour. Guégou nous avait demandé, comme cuisinier et guide, 66 krâns pour cette excursion.

De Van à Môsoul, voir p. 281. En congédiant nos katerdjis à Djézireh nous avons donné à la bande deux livres turques de bakschîch.

Les zabtiés sont presqu’indispensables en voyage : ce sont eux qui vous procurent d’autorité le gîte de nuit ; en cas d’attaque de brigands, ils ne seraient, il est vrai, probablement d’aucune utilité ; mais ils servent généralement à écarter les brigands. Le pillage de la caravane d’un voyageur européen pourrait avoir pour les zabtiés de fâcheuses conséquences ; comme ils sont en général plus ou moins de compte à demi avec les brigands, ils ferment les yeux sur le pillage des caravanes marchandes et demandent en retour à leurs amis de laisser passer tranquillement les voyageurs qu’ils accompagnent.

La question de l’argent. — (Nous avions emporté des billets circulaires de la Société Générale). Avec une bonne lettre de crédit il est assez facile de se procurer de l’argent au Caucase[5] : mais les jours de fête étant nombreux, pour éviter des retards, la première chose à faire en arrivant dans une ville est d’aller à la banque.

En Perse les missionnaires nous ont négocié nos billets. Si l’on n’a pas recours à eux il est indispensable d’échanger ses billets contre des traites indigènes, dans une grande ville comme Tebriz.

À Van nous avons eu toute facilité (p. 280).

Généralement, en dehors des grandes villes le numéraire est fort rare et il est souvent très difficile de se faire changer des pièces d’or, voire même de simples medjidiés. Il faut par conséquent emporter sa provision de monnaie — et de petite monnaie — d’une ville à l’autre.

Époque du voyage. — On donne comme meilleure époque du voyage au Caucase le mois d’Août pour les parties montagneuses, et pour les itinéraires de plus facile accès les mois de Septembre-Octobre.

Toutefois l’important est de commencer son voyage de façon à éviter autant que possible l’hiver. Cette saison est désagréable sur les hauts plateaux à cause des neiges. Dans les « pays chauds » elle l’est encore davantage à cause des pluies ; de plus les maisons y sont si mal disposées pour l’hiver qu’on y gèle à plaisir.

Hygiène. — Je réduirai la question d’hygiène générale à deux points :

1o Être suffisamment couvert et suffisamment muni de vêtements supplémentaires, pour éviter les refroidissements qui amènent presqu’infailliblement les fièvres. Si l’on couche en plein air, se couvrir soigneusement et protéger en particulier les yeux.

2o Se défier de l’eau partout où l’on ne peut la puiser près de sa source. Il est très utile d’avoir un samovar afin de pouvoir faire du thé. Pour nous, partout où nous nous défiions de l’eau, nous ne prenions pas d’autre boisson que le thé ; au demeurant le thé chaud désaltère, moins agréablement peut-être, mais plus sûrement que l’eau fraîche.

Je m’abstiens de donner d’autres conseils d’hygiène, car dans cette matière le tempérament personnel joue un rôle prépondérant et personne ne doit entreprendre un voyage d’Orient sans se bien connaître.


  1. La visite au gouverneur d’une ville est une corvée à laquelle je crois très prudent de se soumettre régulièrement et sans retard (v. p. 116).
  2. Quant aux conducteurs de caravanes persanes (tchervadars), les arguments frappants ne sont parfois pas déplacés à leur endroit ; il en est autrement dans le Kurdistan.
  3. Je crois qu’il est utile de se munir d’un laisser-passer pour les armes avant d’entrer en Russie. En Turquie le teskéré-port-d’armes est à mon sens indispensable.
  4. En Perse surtout, il est indispensable d’avoir son couvert complet. Cf. p. 142.
  5. Thielemann estime que, l’un dans l’autre, la dépense journalière d’un voyageur dans le Caucase est de 10 à 12 roubles-papier.