IV

Transport du météorite de Bendégo


Le transport du météorite de Bendégo de l’endroit où il a été trouvé par la commission jusqu’à la station de Jacuricy, sur le prolongement du chemin de fer de Bahia au S. Francisco, ne pouvait manquer d’être un travail fatigant, lent et difficile.

Le plan général et le profil longitudinal du chemin parcouru par le météorite, qui pèse 5 360 kilogrammes[1], sont des éléments suffisants pour se former une idée juste de l’importance de l’entreprise confiée à la commission que j’ai eu la bonne fortune de diriger.

Arracher le météorite du lit du ruisseau Bendégo, où il gisait enterré depuis 1785, le transporter jusqu’à un endroit où il puisse être placé sur le charriot, gravir les berges escarpées et pierreuses de la rive gauche pour atteindre les plaines supérieures de la vallée, tout cela exigea de la part de la commission un zèle constant et il lui fallut une dose immense de patience et de soins pour faire de simples tabaréos[2] qui ne sont jamais sortis des catingaes du sertão, des aides à peu près supportables dans l’exécution d’un travail qui nécessitât l’emploi d’outils totalement inconnus et nouveaux pour eux.

Tout se fit néanmoins sans que l’on ait eu un seul incident désagréable à enregistrer.

Au moyen de crics et de leviers faits avec des rails, on parvint à déloger le météorite du fond du Bendégo, à l’endroit appelé Ipoeira de João Venancio[3], où il avait été abandonné par le capitaine-major d’Itapicuru, Bernardo Carvalho da Cunha, et à le placer sur une pile de traverses d’une hauteur de 1m, 50.

Dès que l’on connut exactement les dimensions et la forme du météorite et son poids approximatif, on s’occupa d’un projet de charriot qui, outre le solidité nécessaire pour supporter une si grande charge pendant un long et difficile trajet, fut en même temps construit de pièces tellement simples qu’une avarie quelconque put être réparée sur place.

Le système de traction à employer fut l’objet d’un long examen, car il dépendait de la nature variée du terrain à parcourir, lequel devait être soigneusement exploré.

Une traversée de 113 km,422m,80, qui offrait de longues montées avec des pentes de 18 à 20% ; des descentes de 30% dans la Serra d’Acaru, des passages de rivières, dont quelques unes, il est vrai, pouvaient être franchies dans leur lit même, ce qui évitait de longs et coûteux travaux et permettait de choisir le point le plus accessible sur la rive opposée ; mais d’autres, aux berges escarpées et trop hautes ne seraient passées que sur des ponts improvisés avec les insuffisantes ressources de la localité ; un parcours obligé entre de grandes lagunes, de vastes plaines de sables, des sols rocheux, des terres noyées, c’étaient là, avec les ressources dont la commission disposait, des obstacles aussi difficiles à vaincre que nombreux et répandus sur toute la route.

Heureusement le problème, qui paraissait presque insoluble, fut résolu d’une manière satisfaisante.

Le charriot construit en fer battu et monté sur deux paires de roues de fonte et deux paires de roues de bois de 0m,20 d’épaisseur, chacune des deux paires différentes tournant sur un même essieu, donna un très bon résultat ; car on obtint ainsi que le charriot roulât tantôt sur des rails, tantôt sur le sol même lorsque celui-ci offrait des conditions favorables.

Les roues de bois, d’un diamètre égal aux roues de fonte à boudin, avec la hauteur du rail en sus et de plus une demi hauteur de la longrine étaient en si bonnes conditions que, lorsque le charriot roulait sur des rails, les roues de bois se trouvaient très peu élevées au dessus du sol et facilitaient la traction ; mais quand on avait à descendre des rampes, même faibles, ces roues, en pressant le terrain qu’on laissait, exprés un peu plus élevé à côté des longrines, servaient de freins puissants ; et quand le charriot, par quelque circonstance imprévue, déraillait, les roues de bois étaient là encore pour empêcher les roues à boudin de s’enterrer dans le sol, ce qui eût rendu plus lent et plus difficile le soulèvement du charriot et le rétablissement de la marche.

Cette combinaison de roues de diamètres différents produisit encore un autre grand avantage, celui de rendre plus simple et plus légère la manœuvre pour faire sortir le charriot des rails et le faire rouler directement sur le sol, quand celui-ci était assez résistant, et pour l’y replacer quand le terrain était mou, humide ou trop pierreux.

Pour ôter le charriot de dessus les rails, la manœuvre consistait tout simplement à abaisser l’extrémité des rails, de façon qu’avant d’arriver au bout de la ligne les roues de bois du charriot commençaient à fonctionner ; dans le cas contraire, il n’y avait qu’à creuser le sol au-dessous des roues de fonte, autant que le permettait la pose de la pointe des rails, de sorte que le charriot, étant poussé en avant, soulevait les roues de bois.

Grâce à cette combinaison originale, plusieurs des difficultés rencontrées dans notre pénible traversée, de Bendégo à Jacuricy, ont été vaincues avec une certaine sécurité et plus ou moins vite.

Dans quelques cas, néanmoins, il a été nécessaire de mettre en pratique l’art du matelot, pour tirer un parti profitable et sûr de l’emploi des caliornes, des palans doubles ou simples, des galoches, des élingues et de toutes les ingénieuses dispositions de cables et de poulies dont le marin, mieux que tout autre, sait se servir quand il a besoin de remuer des poids considérables, tout en garantissant la manœuvre, en même temps qu’il parvient à obtenir de grands résultats par l’emploi d’efforts relativement faibles.

Le charriot[4] fut construit dans les ateliers de l’Aramarys, sur le prolongement du chemin de fer de Bahia au São Francisco, dirigés par l’ingénieur Caetano Furquim de Almeida, d’après les plans dressés par mol et sur mes indications, et il a été soumis à une charge d’essai de 9.000 kilogrammes.

Pour franchir la Serre do Acaru, où nous avons rencontré des pentes de 18 à 20%, et, à la descente, des défilés dangereux flanqués de ravins profonds et tortueux, il a fallu des soins extraordinaires.

Si parfois, on a trouvé de la facilité à fixer les appareils aux arbres laissés exprès au bord du chemin que l’on avait ouvert, d’autres fois il a fallu accoster à distance des arbres les uns aux autres pour assurer le point d’appui des caliornes et des câbles de croupière, afin d’amener le charriot en toute sécurité et de le guider dans la direction convenable, pour ne pas le laisser se précipiter le long des bords escarpés du chemin.

Une fois, malgré cela, presque en arrivant au bas de la Serra do Acaru, un arbre céda sous le poids du météorite, les appareils se rompirent et le charriot, lancé sur une pente de 30 % (kilomètre 22, piquet 26), s’arrêta heureusement à moitié de la descente, parce que le météorite, ayant glissê à l’avant du charriot, lui fit faire une culbute qui le précipita quelques mètres en avant.

Sans cette circonstance, nous serions peut-être encore aujourd’hui à chercher les moyens de hisser le météorite du fond de quelque effrayant abime.

Ce ne fut heureusement qu’après que nous eûmes franchi la Serra do Acaru que les pluies d’orage commencèrent à tomber avec force et continuité. La marche en devint plus lourde, morose et ennuyeuse, par suite de l’état du sol qui, noyé en quelques endroits, rendait la pose de la ligne très difficile, et en d’autres, glissant et mou, faisait, de la manœuvre pour le changement des rails, une opération dangereuse ; l’enrayage du charriot était alors très pénible.

Dans cette période ennuyeuse du voyage, le météorite fut plus d’une fois sur le point de quitter la plateforme du charriot ; il glissait tantôt en avant, tantôt en arrière, parce que l’eau de pluie imbibait les cales de bois qui le maintenaient en place.

Quatre fois la marche fut interrompue pour remplacer un essieu du charriot, qui s’était rompu.

À la traversée du Riacho das Tocas, le déblai ouvert dans les rives qui s’élevaient en forme de caisson, imbibées par une pluie torrentielle, qui tomba inopinément, fut cause que la ligne de rails s’enfonça et que le charriot, déraillé en cet endroit critique, versa en jetant le météorite dans le ruisseau.

On travailla tout le reste du jour et toute la nuit à la lumière des feux, et dès le lendemain matin on se remit en route, comme s’il n’était rien arrivé.

Au passage de la rivière Monteiro, et de la grande rivière Jacuricy, de la lagune du Mary, sur les roches planes du Caldeirãozinho, on eut de sérieux travaux à exécuter ; on y mit beaucoup de dévouement et j’y apportai une force de volonté bien décidée à conclure d’une manière satisfaisante la tâche qui m’avait été confiée.

En ce qui regarde la construction des pilotis dans les lagunes, le montage de ponts provisoires sur des cours d’eau, depuis six mètres jusqu’à 50 mètres de largeur, comme sur le Jacuricy : les remblais sur des fonds noyés, et les tranchées sur le penchant de mornes pierreux, la commission peut s’enorgueillir d’être parvenue à faire enregistrer l’un des faits les plus remarquables dans l’histoire des transports au Brésil.


Tableau explicatif des interruptions survenues pendant le transport du météorite


POSITION
ENDROITS Piquet  Kilomètres  MOTIF DE L’INTERRUPTION TEMPS
D’ARRÊT
OBSERVATIONS
Riacho das Tocas 13 17 Le météorite est tombé du chariot 22 h. Pluie d’orage torrentielle.
Serra do Acarù 27 22 Idem 35 h. Les appareils qui maintenaient le charriot se sont rompus.
Volta da Pedra 34 24 Idem 10 h. Fortes pluies.
Encruzilhada 47 25 Idem 20 h. Idem.
Lagune do Coité 19 29 Essieu cassé 27 j. Les travaux ont aussi été suspendus faute de ressources.
Genipapo 13 60 Le météorite est tombé du chariot 12 h. Fortes pluies d’orage.
Lagune Nova 4 63 Essieu cassé 5 j.
Idem 24 63 Idem 3 j.
Lagune de la Giboia 6 88 Le météorite est tombé du chariot 20 h. Fortes pluies.
Lagune des bois 9 99 Idem 18 h.
Tanques 12 103 Essieu cassé 6 h.

Tableau des altitudes et des distances de divers points du trajet du météorite, rapportées à la station du Jacuricy sur le prolongement du chemin de fer de Bahia au S. Francisco et au port de Bahia


DÉSIGNATION DISTANCES
en kilomètres
ALTITUDES
en mètres
Au port de Bahia À la station de Jacuricy
km km m
Endroit d’où a été retiré le météorite en 1784 481.313,10 113.603,80 443.031
Ruisseau Bendégo, au point où a été trouvé le météorite par la commission en 1887 481.162,80 113.422,80 430.683
Gorge de l’Acaru 461.762,80 94.022,80 396.274
Ruisseau du Caldeirãozinho dans la Serra do Acarù 461.222,80 93.482,80 627.892
Olho d’Agua Secco sur le versant oriental de la Serra do Monte Santo 440.162,80 72.422,80 469.003
Rivière Jacuricy, à l’endroit du passage 374.522,80 6.782,80 238.860
Station du Jacuricy, sur le prolongement du chemin de fer de Bahia au S. Francisco, endroit où a été embarqué le météorite 357.740 322.301
Station d’Alagoinha, où a eu lieu le transport du météorite au chemin de fer de Bahia au S. Francisco 122.421 243.313 137.500


Coordonnées géographiques de quelques endroits du trajet du météorite de Bendégo


LOCALITÉS LATITUDE SUD LONGITUDE À L’EST DE RIO DE JANEIRO VARIATION DE L’AIGUILLE
BENDÉGO
Endroit où a été trouvé le météorite en 1784 10° 7′ 29″,7 4° 0′ 1″,2 11° 30′ NW
MONTE SANTO
Bourg du sertão de la province de Bahia, situé sur la pente orientale de la Serra du Monte Santo 10° 26′ 30″,8 3° 35′ 30″ 11° 15′ NW
ALAGOINHAS[5]
Ville de la province de Bahia où commence le prolongement du chemin de fer de Bahia au S. Francisco 12° 7′ 43″ 3° 49′ 50″,83 11° 57′ NW
PORT DE BAHIA[6]
Phare de Santo Antonio 13° 6′ 37″,38 4° 38′ 15″,60 9° 15′ NW

    Calçada, avec une entière exactitude, le météorite mentionné, j’ai reconnu qu’il est du poids de cinq mille trois cent soixante kilogrammes (5365).

    En foi de quoi, moi Richard Triplady, surintendant du chemin de fer de Bahia au São Francisco (compagnie limitée), ai délivré le présent certificat, écrit par moi et signé le vingt neuvième jour du mois de mai de l’an mil huit cent quatre vingt huit.

    Bahia, le 29 mai 1888. — Richard Trijpaldy, surintendant.

  1. Copie :

    Chemin de fer de Bahia au S. Francisco (Compagnie limitée).

    À la requête de M. le chef de la commission du transport du météorite de Bendégo, le commandeur José Carlos de Carvalho, je certifier qu’en pesant ici, à cette station de la

  2. Hommes du sertão, sertanejos
  3. On appelle Ipoeiras les puits qui se forment dans le lit des rivières et où les eaux se conservent durant le temps de la sécheresse, même après la disparition du cours d’eau
  4. Le charriot, qui est tout en fer battu, pèse 1.194 kilogrammes, répartis comma suit :
    Plateforme. 600 kilogrammes
    4 paliers 81
    2 essieux 100
    4 roues de fonte 220
    6 chevilles à œillet en fer 30
    Accessoires 20
      1.191

    I. Commission chargée du transport du météorite de Bendégo au musée national

    Alagoinhas, le 30 septembre 1887.

    Monsieur. — Comme il est nécessaire de construire un charriot approprié au transport, du météorite appelé Bendégo, de l’endroit où il se trouve maintenant jusqu’à la ligne de ce prolongement, je viens vous prier de donner des ordres pour que ce charriot soit construit dans les ateliers de l’Aramarys, selon les indications que j’ai eu l’honneur de soumettre à votre approbation, et à plus d’un titre je me plais à vous payer le tribut de ma plus complète admiration.

    J’ai en outre besoin de quelques outils et de différentes pièces de rechange, en sus de ceux qui m’ont été fournis par les magasins de ce prolongement, je demande en conséquence qu’ils me soient délivrés et envoyés à la station de Queimadas.

    Et convaincu comme je suis que, pour arriver au résultat satisfaisant sur lequel compte la commission à ma charge, l’administration du prolongement du chemin de fer de Bahia au S. Francisco, qui a déjà tant concouru, concourra encore, j’ai le plaisir de vous adresser d’avance les remerciements de la Société de Géographie de Rio de Janeiro, que je représente ici et l’assurance de ma gratitude.

    Que Dieu vous garde — À Monsieur le docteur Luiz da Rocha Dias, directeur et ingténieur en chef du prolongement du chemin de fer de Bahia au São Francisco. — José Carlos de Carvalho.

    N. 85. — Prolongement du chemin de fer de Bahia. — Direction. — Alagoinhas, le 13 octobre 1887.

    Monsieur. — En réponse à votre lettre du 30 du mois dernier, j’ai le plaisir de vous faire part que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour que, non seulement l’on construise dans les ateliers de ce chemin de fer un charriot propres au transport du

    météorite de Bendégo, selon votre dessin et vos indications, mais aussi pour que les divers

    objets demandés vous soient remis à la station de Queimadas.

    Je vous remercie des bienveillantes expressions de votre lettre et je vous assure que vous me trouverez toujours disposé à vous aider autant que possible dans votre mission, et vous pouvez compter que vos réquisitions seront toujours bien accueillies et aussitôt satisfaites.

    Que Dieu vous garde. — À Monsieur le commandeur José Carlos de Carvalho, très digne chef de la commission du Bendégo. — Le directeur ingénieur en chef, Luiz da Rocha Dias

  5. Dans cette ville, le météorite a été remis, du prolongement du chemin de fer de Bahia, au chemin de fer de la compagnie anglaise.
  6. Le météorite a été embarqué à bord du vapeur national Arlindo, qui l’a porté à Rio do Janeiro.