Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/4


CHAPITRE XV.

Création de la garde nationale. — Anecdote à ce sujet. — Départ de l’abbé de Vermond. — La reine presse madame Campan de lui faire le portrait de l’abbé. — Anecdote. — L’abbé fait des conditions à la reine. — Les gardes-françaises quittent Versailles. — Fête donnée par les gardes-du-corps au régiment de Flandre. — Le roi, la reine et le dauphin y assistent. — Journées des 5 et 6 octobre : odieuses menaces proférées contre la reine. — Dévouement d’un garde-du-corps. — On en veut aux jours de Marie-Antoinette. — Fatale circonstance qui expose sa vie. Il n’est pas vrai que les brigands aient pénétré jusqu’à la chambre de la reine. — On veut que la reine paraisse au balcon : dévouement sublime. — La famille royale se rend à Paris. Marche du sinistre cortége. — Arrivée à Paris : présence d’esprit de la reine. — Séjour aux Tuileries. — Changemens dans les esprits : la reine applaudie avec transport par les femmes du peuple. — Elle refuse d’aller au spectacle. — Vie privée. — Mots spirituels du dauphin. — Anecdote touchante. — On propose à la reine de quitter sa famille et la France. — Noble refus. — Elle consacre ses soins à l’éducation de ses enfans. — Tableau de la cour. — Anecdote concernant Luckner. — Comment les ministres du roi avaient fait naître des préventions contre la reine. — Exaspération des esprits.

Après le 14 juillet, par une ruse que les plus habiles factieux de tous les temps eussent enviée à ceux de l’Assemblée, toute la France fut armée et organisée en gardes nationales. On avait fait répandre, le même jour et presque à la même heure, dans la France entière, que quatre mille brigands marchaient vers les villes ou les villages que l’on voulait faire armer. Jamais projet ne fut mieux combiné ; la terreur se répandit à la fois sur tout le royaume, et pénétra jusque dans les cantons les plus reculés. Dans les montagnes du Mont-d’Or, un paysan me montra, en 1791, une roche escarpée où sa femme s’était réfugiée, le jour où les quatre mille brigands devaient assaillir leur village, et me dit qu’on avait été obligé de se servir de cordages pour la descendre de l’endroit où le seul effet de la peur l’avait fait parvenir.

Le lieu où l’habit militaire parut le plus choquant, fut sans doute Versailles. Tous les valets du roi, de la dernière classe, furent transformés en lieutenans, en capitaines ; presque tous les musiciens de la chapelle osèrent paraître un jour à la messe du roi avec un costume militaire, et un soprano d’Italie y chanta un motet, en uniforme de capitaine de grenadiers. Le roi en fut très-offensé, et fit défendre à ses serviteurs de paraître en sa présence avec un costume aussi déplacé.

Le départ de la duchesse de Polignac devait laisser tomber tous les dangers de la faveur sur l’abbé de Vermond ; on en parlait déjà comme d’un conseiller nuisible au bonheur du peuple. La reine en fut alarmée, et lui conseilla de se rendre à Valenciennes, où commandait le comte d’Esterhazy ; il ne put y résider que peu de jours, et partit pour Vienne où il est toujours resté.

La nuit du 17 au 18 juillet, la reine, ne pouvant dormir, me fit veiller près d’elle jusqu’à trois heures du matin. Je fus très-surprise de l’entendre dire que l’abbé de Vermond serait fort long-temps sans reparaître à la cour, quand même la crise actuelle s’apaiserait, parce qu’on lui pardonnerait trop difficilement son attachement pour l’archevêque de Sens, et qu’elle perdait un serviteur bien dévoué ; puis, tout-à-coup, elle me dit que je ne devais pas l’aimer beaucoup, que cependant il était peu prévenu contre moi ; mais qu’il ne pouvait souffrir que mon beau-père occupât la place de secrétaire du cabinet. Elle ajouta que j’avais certainement étudié le caractère de l’abbé, et comme je lui avais fait quelquefois des portraits à l’imitation de ceux qui étaient en usage du temps de Louis XIV, elle me demanda celui de l’abbé, tel que je le concevais sans la moindre restriction. Mon étonnement fut extrême. Cet homme qui, la veille, était dans la plus grande intimité, la reine me parlait de lui avec beaucoup de sang-froid, et comme d’une personne qu’elle ne reverrait peut-être plus ! Je restai pétrifiée : … la reine persista, et me dit que, depuis plus de douze ans, il avait été ennemi de ma famille, sans avoir pu la desservir dans son esprit ; qu’ainsi je n’avais pas même à redouter son retour, quelque sévère que fût la manière dont je l’avais jugé. Je résumai promptement mes idées sur ce favori, et je me rappelle seulement que le portrait fut fait avec sincérité, en éloignant néanmoins tout ce qui pouvait donner l’idée de la haine. J’en citerai un seul trait : je disais que, né bavard et indiscret, il s’était fait singulier et brusque pour masquer ces deux défauts. La reine m’interrompit en disant : « Ah, que cela est vrai ! » J’ai eu occasion, depuis cette époque, de découvrir que malgré la haute faveur de l’abbé de Vermond, la reine avait pris quelques précautions pour se garantir par la suite d’un ascendant dont elle ne pouvait juger toutes les conséquences.

À la mort de mon beau-père, son exécuteur testamentaire me remit une boîte contenant quelques bijoux, déposés par la reine dans les mains de M. Campan, lors du départ de Versailles au 6 octobre ; puis deux paquets cachetés avec ces mots écrits sur l’un et sur l’autre : Campan me gardera ces papiers. Je portai les deux paquets à Sa Majesté qui garda les bijoux et le plus gros paquet, et me dit, en me remettant le moins considérable : « Gardez-moi cela comme a fait votre beau-père. »

Après la funeste journée du 10 août, au moment où ma maison allait être investie, je me décidai à brûler les papiers les plus intéressans dont j’étais dépositaire ; cependant je crus devoir décacheter ce paquet, qu’il était peut-être nécessaire que je conservasse à tout risque. Je vis qu’il contenait une lettre de l’abbé de Vermond à la reine. J’ai dit que, dans les premiers jours de la faveur de madame de Polignac, il avait résolu de s’éloigner de Versailles, et que la reine l’avait fait inviter par M. le comte de Mercy à revenir près d’elle. Cette lettre ne contenait que des conditions pour son retour ; c’était le plus bizarre des traités : je regrettai beaucoup, je l’avoue, d’être obligée de détruire cet écrit. Il reprochait à la reine son engouement pour la comtesse Jules, sa famille et sa société ; lui disait des choses vraies sur les suites fâcheuses que pouvait avoir cette amitié qui plaçait cette jeune dame au nombre des favorites des reines de France, titre que la nation n’avait jamais aimé. Il se plaignait de voir ses avis négligés ; puis il en venait aux conditions pour son retour à Versailles : après avoir bien assuré qu’il ne viserait de sa vie aux grandes dignités de l’Église, il disait qu’il mettait sa gloire dans une confiance entière ; et qu’il demandait essentiellement deux choses à Sa Majesté ; la première, de ne plus lui faire donner ses ordres par personne, et de lui écrire elle-même : il se récriait beaucoup sur ce qu’il n’avait pas une seule lettre de sa main, depuis qu’il avait quitté Vienne ; enfin, il lui demandait quatre-vingt mille livres de revenu en biens ecclésiastiques, et terminait en lui disant que si elle daignait lui écrire elle-même qu’elle allait s’occuper de lui faire obtenir ce qu’il désirait, cette lettre seule lui montrerait que Sa Majesté aurait accepté les deux conditions qu’il osait mettre à son retour. La lettre fut sans doute écrite ; du moins, il est bien sûr que les abbayes furent accordées, et que son absence de Versailles ne dura qu’une seule semaine.

Ce fut dans le courant de juillet que le régiment des gardes-françaises, déjà insurgé à la fin de juin, abandonna ses drapeaux. Une seule compagnie de grenadiers resta fidèlement à son poste à Versailles : M. le baron de Leval en était le capitaine. Il venait me prier tous les soirs de rendre compte à la reine de la disposition de ses soldats ; mais M. de La Fayette leur ayant fait parvenir un billet, ils désertèrent tous dans la nuit, et furent joindre leurs camarades enrôlés dans la garde de Paris ; et Louis XVI, en s’éveillant, ne vit plus de gardes aux postes qui leur étaient confiés.

On connaît les décrets insensés du 4 août, qui détruisaient tous les priviléges[1]. Le roi sanctionna ce qui tenait au sacrifice de ses plaisirs, mais refusa son adhésion aux autres décrets de cette tumultueuse nuit : ce refus devint une des principales causes des crises du mois d’octobre.

Dès les premiers jours de septembre, il y eut des attroupemens au Palais-Royal, et des motions pour aller à Versailles : on disait qu’il fallait séparer le roi de ses funestes conseillers, et le garder au Louvre ainsi que le dauphin. Les proclamations de la commune, pour ramener le calme, furent inutiles ; mais cette fois, M. de La Fayette parvint à dissiper les attroupemens. L’Assemblée se déclara permanente ; et, pendant tout ce mois où, sans doute, on préparait les grandes insurrections du mois suivant, la cour ne fut point inquiétée.

Le roi avait fait venir à Versailles le régiment de Flandre ; on eut malheureusement l’idée de faire fraterniser les officiers de ce régiment avec les gardes-du-corps, et ces derniers les invitèrent à un repas qui fut donné dans la grande salle de spectacle du château de Versailles, et non dans le salon d’Hercule, comme le disent quelques chroniqueurs. Des loges furent distribuées à plusieurs personnes qui désirèrent assister à cette fête. La reine me dit qu’on lui avait conseillé d’y paraître ; mais que, dans les circonstances où l’on se trouvait, elle pensait que cette démarche pourrait être plus nuisible qu’utile ; que de plus, ni le roi, ni elle, ne devaient avoir une part directe à une telle fête. Elle m’ordonna de m’y rendre, et me recommanda de tout observer, afin de lui en faire un fidèle récit.

Les tables étaient dressées sur le théâtre ; on y avait placé alternativement un garde-du-corps et un officier du régiment de Flandre. Un orchestre nombreux était dans la salle ; les loges étaient remplies de spectateurs. On joua l’air : Ô Richard, ô mon roi ! les cris de vive le roi retentirent dans la salle pendant plusieurs minutes. J’avais avec moi l’une de mes nièces, et une jeune personne élevée, par Sa Majesté, avec Madame. Elles criaient vive le roi de toutes leurs forces, lorsqu’un député du tiers-état qui était dans la loge voisine de la mienne, et que je n’avais jamais vu, les interpella, en leur faisant des reproches sur leurs cris : il s’affligeait, disait-il, de voir de jeunes et jolies Françaises, élevées à suivre d’aussi vils usages, crier à tue-tête, pour la vie d’un seul homme, et le placer dans leur cœur, par un véritable fanatisme, au-dessus même de leurs plus chers parens : il leur peignait le mépris qu’inspirerait une semblable conduite à de braves Américaines, si elles voyaient des Françaises corrompues de cette manière dès leur plus tendre jeunesse. Ma nièce répondait avec assez de force ; et je priai ce député de cesser un entretien qui ne pouvait en rien répondre à ses vues, puisque ces jeunes personnes et moi, vivions pour servir et aimer le roi. Pendant que je mettais ainsi un terme à cette conversation, quel fut mon étonnement de voir entrer dans la salle le roi, la reine et le dauphin ? C’était M. de Luxembourg qui avait opéré ce changement dans la résolution que la reine avait prise.

L’enthousiasme devint général : l’orchestre joua de nouveau, au moment de l’arrivée de Leurs Majestés, l’air que je viens de citer, et de suite un air du Déserteur : Peut-on affliger ce qu’on aime ? qui fit aussi beaucoup de sensation sur les spectateurs : on entendait des éloges de Leurs Majestés, des cris d’amour, des expressions de regret sur ce qu’elles avaient déjà souffert, des battemens de mains, des vive le roi, la reine, le dauphin. Il a été dit que des cocardes blanches furent mises aux chapeaux : le fait est faux ; il paraît seulement que quelques jeunes gens de la garde nationale de Versailles, invités à ce repas, retournèrent leurs cocardes nationales qui étaient blanchies en-dessous. Tous les militaires quittèrent la salle, et reconduisirent le roi et sa famille jusqu’à leur appartement. L’ivresse s’était mêlée à ces transports de joie : on fit des folies, on dansa sous les fenêtres du roi ; un soldat du régiment de Flandre escalada jusqu’au balcon de la chambre de Louis XVI, pour crier vive le roi plus près de Sa Majesté ; ce soldat devint, à ce que m’ont dit plusieurs officiers de ce corps, un des premiers et des plus dangereux de leurs insurgés, aux journées des 5 et 6 octobre. Le même soir, un autre soldat de ce régiment se tua d’un coup d’épée. Un de mes parens, chapelain de la reine, qui venait souper chez moi, le vit étendu à l’un des coins de la place d’armes ; il s’en approcha pour lui donner des secours spirituels, et reçut ses aveux et ses derniers soupirs. Il s’était tué de regret de s’être laissé corrompre par les ennemis de son roi, et disait que depuis qu’il l’avait vu, ainsi que la reine et le dauphin, ses remords lui avaient fait perdre la tête.

J’étais revenue chez moi, ravie de tout ce que j’avais vu : j’y trouvai beaucoup de monde : M. de Beaumetz, député d’Arras, écouta mes récits d’un air glacé, et lorsque je les eus terminés, me dit que ce qui venait de se passer était affreux ; qu’il connaissait l’esprit de l’Assemblée, que les plus grands malheurs suivraient de près la scène de ce soir, et qu’il me demandait la permission de se retirer pour délibérer, avec quelque réflexion, si, le lendemain, il devait émigrer ou passer du côté gauche de l’Assemblée. Il prit ce dernier parti, et ne reparut plus dans ma société.

Le 2 octobre, il y eut, par suite de ce repas militaire, un déjeuner à l’hôtel des gardes-du-corps : on dit qu’il y fut question de marcher sur l’Assemblée ; mais j’ignore absolument ce qui se passa à ce déjeuner. Dès ce moment, Paris ne cessa pas d’être en rumeur ; les attroupemens étaient perpétuels, les plus virulentes motions s’entendaient dans toutes les places, on parlait toujours de se porter sur Versailles. Le roi et la reine ne paraissaient pas le craindre et ne prenaient aucune précaution ; enfin, le soir du 5 octobre, quand l’armée était déjà sortie de Paris, le roi chassait au tir à Meudon, et la reine était absolument seule à se promener dans ses jardins de Trianon, qu’elle parcourait pour la dernière fois de sa vie. Elle était assise dans sa grotte, livrée à de douloureuses réflexions, lorsqu’elle reçut un mot d’écrit de M. le comte de Saint-Priest qui la suppliait de rentrer à Versailles. M. de Cubières partit en même temps pour inviter le roi à quitter sa chasse et à rentrer dans son palais ; il s’y rendit à cheval et fort lentement. Quelques momens après, on vint l’avertir qu’une bande nombreuse de femmes, qui précédait l’armée parisienne, était à Chaville, à l’entrée de l’avenue de Paris.

La rareté du pain et le repas des gardes-du-corps furent le prétexte du soulèvement des 5 et 6 octobre ; mais comme, depuis le commencement de septembre, on ne cessait de faire circuler dans le peuple que le roi projetait de se retirer, avec sa famille et ses ministres, dans quelque place forte ; comme dans les rassemblemens populaires on parlait toujours d’aller à Versailles s’emparer du roi, il est démontré que ce nouvel attentat du peuple avait fait partie du plan des factieux.

Les femmes seules se présentèrent d’abord ; on fit fermer les grilles du château et ranger les gardes-du-corps et le régiment de Flandre sur la place d’armes. Les détails de cette affreuse journée se trouvant avec exactitude dans plusieurs ouvrages, je dirai seulement que le désordre égalait la consternation dans l’intérieur du palais.

À cette époque, je n’étais pas de service auprès de la reine. M. Campan resta près d’elle jusqu’à deux heures du matin. Comme il allait sortir, elle daigna lui recommander, avec une bonté infinie, de me rassurer sur les dangers du moment, et de me répéter les propres mots de M. de La Fayette, qui venait d’inviter la famille royale à se coucher, en lui répondant de son armée.

La reine était loin de compter sur l’attachement de M. de La Fayette ; mais elle m’a souvent répété qu’elle crut ce jour-là, qu’ayant affirmé au roi, en présence d’une foule de témoins, qu’il répondait de l’armée parisienne, il ne hasarderait pas sa gloire de commandant, et était sûr de son fait. Elle pensait aussi que toute cette armée lui était dévouée, et que tout ce qu’il avait dit sur la violence qu’elle lui avait faite pour le faire marcher sur Versailles, n’était qu’une feinte.

Dès la première nouvelle de la marche des Parisiens, M. le comte de Saint-Priest avait fait préparer Rambouillet pour recevoir le roi, sa famille et leur suite, et déjà les voitures étaient avancées ; mais quelques cris de vive le roi ! lorsque les femmes avaient rapporté la réponse favorable de Sa Majesté, firent abandonner le projet du départ, et l’on donna l’ordre aux troupes de se retirer[2]. Cependant, les gardes-du-corps furent assaillis de pierres et de coups de fusil, lorsqu’ils se rendaient de la place d’armes à leur hôtel. Les alarmes recommencèrent ; on voulut de nouveau partir ; quelques voitures étaient encore attelées, on les fit demander ; elles furent arrêtées par un misérable comédien du théâtre de la ville, qui fut secondé par la multitude : le moment de fuir avait été manqué.

C’était particulièrement contre la reine que l’insurrection était dirigée : je frémis encore en me souvenant que les poissardes, ou plutôt les furies qui portaient des tabliers blancs, criaient qu’ils étaient destinés à recevoir les entrailles de Marie-Antoinette ; qu’elles s’en feraient des cocardes, et mêlaient les expressions les plus obscènes à ces horribles menaces ; tant l’ignorance et la cruauté, qui se trouvent dans la masse de presque tous les peuples, peuvent dans les temps de troubles leur inspirer des sentimens atroces ! tant il est nécessaire qu’une autorité vigoureuse et paternelle, en les défendant contre leurs propres erreurs, préserve en même temps les bons citoyens de toutes les calamités qu’entraînent les factions !

La reine se coucha à deux heures du matin, et s’endormit, fatiguée par une journée aussi pénible. Elle avait ordonné à ses deux femmes de se mettre au lit, pensant toujours qu’il n’y avait rien à craindre, du moins pour cette nuit ; mais l’infortunée princesse dut la vie au sentiment d’attachement qui les empêcha de lui obéir. Ma sœur, qui était l’une de ces deux dames, m’apprit le lendemain tout ce que je vais en citer.

Au sortir de la chambre de la reine, ces dames appelèrent leurs femmes de chambre, et se réunirent toutes quatre, assises contre la porte de la chambre à coucher de Sa Majesté. Vers quatre heures et demie du matin, elles entendirent des cris horribles et quelques coups de fusil ; l’une d’elles entra chez la reine pour la réveiller, et la faire sortir de son lit ; ma sœur vola vers l’endroit où lui paraissait être le tumulte ; elle ouvrit la porte de l’antichambre qui donne dans la grande salle des gardes, et vit un garde-du-corps, tenant son fusil en travers de la porte, et qui était assailli par une multitude qui lui portait des coups ; son visage était déjà couvert de sang ; il se retourna et lui cria : Madame, sauvez la reine, on vient pour l’assassiner. Elle ferma soudain la porte sur cette malheureuse victime de son devoir, poussa le grand verrou, et prit la même précaution en sortant de la pièce suivante, et, après être arrivée à la chambre de la reine, elle lui cria : Sortez du lit, Madame ; ne vous habillez pas, sauvez-vous chez le roi. La reine épouvantée se jette hors du lit, on lui passe un jupon sans le nouer, et ses deux dames la conduisent vers l’œil-de-bœuf. Une porte du cabinet de toilette de la reine, qui tenait à cette pièce, n’était jamais fermée que de son côté. Quel moment affreux ! elle se trouva fermée de l’autre côté. On frappe à coups redoublés ; un domestique d’un valet de chambre du roi vient ouvrir ; la reine entre dans la chambre de Louis XVI et ne l’y trouve pas. Alarmé pour les jours de la reine, il était descendu par les escaliers et les corridors qui régnaient sous l’œil-de-bœuf, et le conduisaient habituellement chez la reine, sans avoir besoin de traverser cette pièce. Il entre chez Sa Majesté, et n’y trouve que des gardes-du-corps qui s’y étaient réfugiés. Le roi leur dit d’attendre quelques instans, craignant d’exposer leur vie, et leur fit dire ensuite de se rendre à l’œil-de-bœuf. Madame de Tourzel, alors gouvernante des enfans de France, venait de conduire Madame et le dauphin chez le roi. La reine revit ses enfans. On peut se peindre cette scène d’attendrissement et de désolation[3].

Il n’est pas vrai que les brigands aient pénétré jusqu’à la chambre de la reine, et percé de coups d’épée ses matelas. Les gardes-du-corps réfugiés furent les seuls qui entrèrent dans cette chambre ; et si la foule y eût pénétré, ils auraient été massacrés. D’ailleurs, quand les assassins eurent forcé les portes des antichambres, les valets de pied et les officiers de service, sachant que la reine n’était plus chez elle, les en prévinrent avec un accent de vérité auquel on ne se méprend jamais. À l’instant, cette criminelle horde se précipita vers l’œil-de-bœuf, espérant sans doute la ressaisir à son passage.

Beaucoup de gens ont affirmé qu’ils avaient reconnu le duc d’Orléans à quatre heures et demie du matin, en redingote, et avec un chapeau rabattu, au haut de l’escalier de marbre, indiquant de la main la salle des gardes qui précédait l’appartement de la reine. Cette déposition a été faite au Châtelet par plusieurs individus, lors du procès commencé sur les journées du 5 et du 6 octobre[4].

La sagesse et les sentimens d’honneur de plusieurs officiers de la garde parisienne, la prudence de M. de Vaudreuil, lieutenant-général de la marine, et de M. de Chevanne, garde du roi, amenèrent une explication entre les grenadiers de la garde nationale de Paris et les gardes du roi. Les portes de l’œil-de-bœuf étaient fermées, et l’antichambre qui précède cette pièce, remplie de grenadiers qui voulaient y entrer pour massacrer les gardes. M. de Chevanne se présente à eux comme victime, s’il leur en faut une, et leur demande ce qu’ils veulent. Le bruit s’était répandu dans leurs rangs que les gardes-du-corps les défiaient, et qu’ils portaient tous des cocardes noires. M. de Chevanne leur montre qu’il portait, ainsi que tout le corps, la cocarde de son uniforme ; il promet que les gardes allaient la remplacer par celle de la nation : l’échange se fait ; on va même jusqu’à faire celui des bonnets de grenadiers, contre les chapeaux des gardes-du-corps ; ceux qui étaient de poste, ôtent leurs bandoulières ; les embrassemens, la joie de fraterniser, succèdent à l’instant au désir furieux d’égorger cette troupe fidèle à son souverain. On cria : Vivent le roi, la nation et les gardes-du-corps !

L’armée couvrait la place d’armes, toutes les cours du château et l’entrée de l’avenue. On demande que la reine paraisse sur le balcon : elle s’y présente avec Madame et le dauphin. On crie : Pas d’enfans. Voulait-on la dépouiller de l’intérêt qu’elle inspirait, étant accompagnée de sa jeune famille, ou les chefs des factieux espéraient-ils que quelque forcené oserait diriger un coup mortel sur sa personne ? L’infortunée princesse eut sûrement cette dernière idée, car elle renvoya ses enfans, et, les yeux et les mains levés vers le ciel, elle s’avança sur le balcon, comme une victime qui se dévoue.

Quelques voix crièrent à Paris ! Ce cri devint bientôt général. Le roi, avant de se décider à ce départ, voulut consulter l’Assemblée nationale, et la fit inviter de tenir sa séance au château. Mirabeau s’y opposa. Pendant que ces messieurs délibéraient, la foule immense et désorganisée devenait de plus en plus difficile à contenir. Le roi, ne prenant conseil que de lui-même, dit au peuple : « Mes enfans, vous voulez que je vous suive à Paris, j’y consens, mais à condition que je ne me séparerai pas de ma femme et de mes enfans. » Le roi ajouta qu’il demandait sûreté pour ses gardes : on répondit : Vive le roi ! vivent les gardes-du-corps ! Les gardes, le chapeau en l’air, tourné du côté de la cocarde, crièrent : vive le roi, vive la nation ! Il se fit bientôt une décharge générale de tous les fusils, en signe de réjouissance. Le roi et la reine partirent de Versailles à une heure ; monseigneur le dauphin, Madame fille du roi, Monsieur, Madame, madame Élisabeth et madame de Tourzel étaient dans le carrosse ; plusieurs voitures de suite contenaient d’abord madame la princesse de Chimay, les dames du palais de semaine, puis la suite du roi et le service. Cent voitures de députés et le gros de l’armée parisienne terminaient le cortége. Quel cortége, grand Dieu !

Les poissardes entouraient et précédaient le carrosse de Leurs Majestés, en criant : « Nous ne manquerons plus de pain, nous tenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. » Au milieu de cette troupe de Cannibales s’élevaient les deux têtes des gardes-du-corps massacrés. Les monstres, qui en faisaient un trophée, eurent l’atroce idée de vouloir forcer un perruquier de Sèvres à recoiffer ces deux têtes, et à mettre de la poudre sur leurs cheveux ensanglantés. L’infortuné auquel on demanda cet horrible service, mourut de saisissement[5].

La marche fut si lente qu’il était près de six heures du soir lorsque cette auguste famille, prisonnière de son propre peuple, arriva à l’Hôtel-de-Ville. Bailly les y reçut ; on les fit monter sur un trône, lorsqu’on venait de briser celui de leurs aïeux. Le roi parla avec assurance et bonté ; il dit qu’il venait toujours avec plaisir et confiance au milieu des habitans de sa bonne ville de Paris. M. Bailly répéta cette phrase aux représentans de la commune, qui venaient haranguer le roi ; mais il oublia les mots avec confiance. La reine les lui rappela sur-le-champ et à haute voix. Le roi et la reine, leurs enfans et madame Élisabeth, se rendirent aux Tuileries. Rien n’était prêt pour les y recevoir. Depuis long-temps, tous les logemens étaient donnés à des gens de la cour ; ils en sortirent précipitamment le jour même, et laissèrent leurs meubles que la cour acheta. La comtesse de La Marck, sœur des maréchaux de Noailles et de Mouchy, occupait l’appartement qui fut donné à la reine. Monsieur et Madame se rendirent au Luxembourg.

La reine m’avait fait demander le matin du 6 octobre, à Versailles, pour me laisser, ainsi qu’à mon beau-père, le dépôt de ses plus précieux effets. Elle emporta seulement son coffre de diamans. Le comte de Gouvernet de La Tour-du-Pin, auquel on laissa provisoirement le gouvernement militaire de Versailles, vint donner à la garde nationale, qui s’était emparée des appartemens, l’ordre de nous laisser emporter tout ce que nous jugerions nécessaire pour le service de la reine.

J’avais vu Sa Majesté seule dans ses cabinets, un instant avant son départ pour Paris ; elle pouvait à peine parler ; des pleurs inondaient son visage, vers lequel tout le sang de son corps paraissait s’être porté ; elle me fit la grâce de m’embrasser, donna sa main à baiser à M. Campan[6], et nous dit : « Venez de suite vous établir à Paris ; je veux vous faire loger aux Tuileries ; venez, ne me quittez plus ; de fidèles serviteurs, dans des momens semblables, deviennent d’utiles amis ; nous sommes perdus, entraînés peut-être à la mort : les rois prisonniers en sont bien près. »

J’ai eu beaucoup d’occasions de remarquer, pendant le cours de nos malheurs, que le peuple n’obéit jamais aux factions avec persévérance, et qu’il leur échappe facilement, lorsque la réflexion, ou quelqu’autre cause le rappelle au devoir. Aussitôt que les jacobins les plus forcenés avaient eu occasion de voir la reine de plus près, de lui parler, d’entendre sa voix, ils devenaient ses plus zélés partisans, et jusque dans la prison du Temple, plusieurs de ceux qui avaient contribué à l’y entraîner, périrent pour avoir tâché de l’en faire sortir.

Le 7 octobre au matin, les mêmes femmes qui, la veille, montées sur des canons, environnaient la voiture de l’auguste famille prisonnière et l’accablaient d’injures, vinrent se placer sur la terrasse du château sous les fenêtres de la reine, en demandant à la voir. Sa Majesté se montra. Il y a toujours dans ces sortes de groupes des orateurs, c’est-à-dire des êtres plus hardis que les autres ; une femme de ce caractère, s’érigeant en conseiller, lui dit qu’il fallait maintenant qu’elle éloignât d’elle tous ces courtisans qui perdent les rois, et qu’elle aimât les habitans de sa bonne ville. La reine répondit qu’elle les avait aimés à Versailles, et les aimerait de même à Paris. Oui, oui, dit une autre ; mais au 14 juillet vous vouliez assiéger la ville et la faire bombarder, et au 6 octobre vous deviez vous enfuir aux frontières. La reine répondit avec bonté qu’on le leur avait dit, et qu’elles l’avaient cru ; que c’était là ce qui faisait le malheur du peuple, et celui du meilleur des rois. Une troisième lui adressa quelques paroles en allemand ; la reine lui dit qu’elle ne l’entendait plus, qu’elle était si bien devenue Française qu’elle avait même oublié sa langue maternelle. Des bravos et des battemens de mains répondirent à cette déclaration ; alors elles lui dirent de faire un pacte avec elles : « Eh, comment, reprit la reine, puis-je faire un pacte avec vous, puisque vous ne croyez pas à celui que mes devoirs me dictent, et que je dois respecter pour mon propre bonheur ? » Elles lui demandèrent les rubans et les fleurs de son chapeau ; Sa Majesté les détacha elle-même et les leur donna ; ces objets furent partagés entre toute la troupe, qui ne cessa de crier pendant plus d’une demi-heure : Vive Marie-Antoinette ! vive notre bonne reine !

Deux jours après l’arrivée du roi à Paris, la ville et la garde nationale envoyèrent prier la reine de paraître au spectacle, et de constater, par sa présence et par celle du roi, qu’ils résidaient avec plaisir dans leur capitale. J’introduisis la députation qui venait lui faire cette demande. Sa Majesté répondit qu’elle aurait infiniment de plaisir à se rendre à l’invitation de la ville de Paris, mais qu’il fallait du temps pour perdre le souvenir des affligeantes journées qui venaient de se passer, et dont son cœur avait trop souffert. Elle ajouta, qu’étant arrivée à Paris précédée par les deux têtes des fidèles gardes qui avaient péri à la porte de leur souverain, elle ne pouvait penser qu’une telle entrée dans la capitale dût être suivie de réjouissances ; mais que le bonheur qu’elle avait toujours trouvé à paraître au milieu des habitans de Paris n’était pas effacé de sa mémoire, et qu’elle en jouirait encore, comme autrefois, aussitôt qu’elle croirait le pouvoir.

Leurs Majestés trouvèrent quelques consolations dans leur vie privée[7] : la douceur de Madame et son tendre attachement pour les augustes auteurs de ses jours, les grâces et la vivacité d’esprit du jeune dauphin, les soins et la tendresse de la pieuse princesse Élisabeth, leur procuraient encore des instans de bonheur. Chaque jour, le jeune prince donnait des preuves de sensibilité et de discernement ; il n’avait pas encore passé dans les mains des hommes ; mais un précepteur particulier[8] lui donnait toute l’éducation de son âge ; sa mémoire était très-cultivée, et il récitait les vers avec beaucoup de grâces et de sentiment.

Le lendemain de l’arrivée de la cour à Paris, entendant quelque rumeur dans les jardins des Tuileries, il se jeta avec effroi dans les bras de la reine en criant : Bon Dieu, Maman, est-ce qu’aujourd’hui serait encore hier ? Peu de jours après cette attendrissante naïveté, il s’approcha du roi et le regardait avec un air pensif. Le roi lui demanda ce qu’il voulait ; il lui répondit qu’il voulait lui dire quelque chose de très-sérieux. Le roi l’ayant engagé à s’expliquer, le jeune prince le pria de lui raconter pourquoi son peuple, qui l’aimait tant, était tout-à-coup fâché contre lui, et ce qu’il avait fait pour le mettre si fort en colère. Son père le prit sur ses genoux, et lui dit, à peu de mots près, ce qui suit : « Mon enfant, j’ai voulu rendre le peuple encore plus heureux qu’il ne l’était ; j’ai eu besoin d’argent pour payer les dépenses occasionées par les guerres. J’en ai demandé à mon peuple, comme l’ont toujours fait mes prédécesseurs ; des magistrats qui composent le parlement s’y sont opposés, et ont dit que mon peuple seul avait le droit d’y consentir. J’ai assemblé à Versailles les premiers de chaque ville par leur naissance, leur fortune ou leurs talens ; voilà ce qu’on appelle des états-généraux. Quand ils ont été assemblés, ils m’ont demandé des choses que je ne puis faire, ni pour moi, ni pour vous qui serez mon successeur : il s’est trouvé des méchans qui ont fait soulever le peuple, et les excès où il s’est porté les jours derniers sont leur ouvrage ; il ne faut pas en vouloir au peuple. »

La reine faisait entendre parfaitement au jeune prince qu’il devait traiter avec affabilité les commandans de bataillon, les officiers de la garde nationale, et tous les Parisiens qui se trouvaient rapprochés de lui : l’enfant s’occupait beaucoup de plaire à toutes ces personnes-là, et quand il avait eu occasion de répondre avec obligeance au maire ou aux membres de la commune, il venait dire à l’oreille de sa mère : Est-ce bien comme cela ?

Il pria M. Bailly de lui faire voir le bouclier de Scipion qui est à la bibliothèque royale ; et M. Bailly lui ayant demandé lequel il préférait de Scipion ou d’Annibal, le jeune prince répondit, sans hésiter, qu’il préférait celui qui avait défendu son propre pays. Il donnait souvent des preuves d’une finesse vraiment spirituelle. Un jour que la reine faisait répéter à Madame ses cahiers d’histoire ancienne, la jeune princesse ne se rappela pas à l’instant même le nom de la reine de Carthage ; le dauphin souffrait du manque de mémoire de sa sœur, et, quoiqu’il ne la tutoyât jamais, il lui vint à l’esprit de lui crier : « Mais dis donc à maman le nom de cette reine ; dis donc comment elle se nommait. »

Peu de temps après l’arrivée du roi et de sa famille à Paris, la duchesse de Luynes vint proposer à la reine, d’après l’avis d’un comité de constitutionnels, de s’éloigner pour quelque temps de la France, afin de laisser achever la constitution, sans que les patriotes pussent l’accuser de s’y opposer auprès du roi. Elle savait jusqu’où les projets des factieux avaient été portés, et son attachement pour la reine était la principale cause du conseil qu’elle lui donnait. La reine jugea parfaitement le motif de la démarche de madame la duchesse de Luynes, mais lui répondit que jamais elle ne quitterait ni le roi, ni son fils ; que si elle se croyait seule en butte à la haine publique, elle ferait à l’instant même le sacrifice de sa vie ; mais qu’on en voulait au trône, et qu’en abandonnant le roi, elle ferait seulement un acte de lâcheté, puisqu’elle n’y voyait que le seul avantage de sauver ses propres jours.

Un soir du mois de novembre 1790, je rentrai chez moi assez tard ; j’y trouvai M. le prince de Poix : il me dit qu’il venait me prier de contribuer à lui rendre le repos ; qu’au commencement de l’Assemblée nationale, il s’était laissé entraîner à l’idée d’un meilleur ordre de choses ; qu’il rougissait de son erreur, et qu’il détestait des projets dont les résultats avaient déjà été si funestes ; qu’il rompait pour la vie avec les novateurs, qu’il venait de donner sa démission comme député à l’Assemblée nationale ; qu’enfin il désirait que la reine ne s’endormît pas sans être instruite de ses dispositions. Je me chargeai de sa commission, et m’en acquittai de mon mieux : je n’eus aucun succès. Le prince de Poix resta à la cour, y souffrit beaucoup de dégoûts, et ne cessa de servir le roi, dans les commissions les plus dangereuses, avec le zèle qui a toujours distingué sa maison.

Lorsque le roi, la reine et les enfans furent convenablement établis aux Tuileries, ainsi que madame Élisabeth et madame la princesse de Lamballe, la reine reprit ses habitudes ordinaires : elle employait sa matinée à veiller à l’éducation de Madame qui prenait toutes ses leçons en sa présence, et elle entreprit de grands ouvrages de tapisserie. Son esprit était trop préoccupé des événemens et des dangers dont elle était environnée pour pouvoir se livrer à la lecture ; l’aiguille était la seule chose qui lui procurât quelque distraction[9]. Elle recevait la cour deux fois par semaine, avant de se rendre à la messe, et dînait ces jours-là en public avec le roi ; elle passait le reste du temps avec sa famille et ses enfans ; elle n’eut point de concert, et ne fut au spectacle qu’en 1791, après l’acceptation de la constitution[10]. La princesse de Lamballe eut cependant, dans son appartement aux Tuileries, quelques soirées, assez brillantes par l’affluence du monde qui s’y rendait. La reine fut à quelques-unes de ces réunions ; mais promptement convaincue que sa position ne lui permettait plus de se trouver dans des cercles nombreux[11], elle restait dans son intérieur, et conversait en travaillant. Ses entretiens n’avaient, comme on peut bien le croire, que la révolution pour unique objet ; elle cherchait à connaître les véritables opinions des Parisiens sur son compte, et comment elle avait pu perdre si totalement l’amour du peuple, et même de beaucoup de gens qui étaient placés dans des rangs supérieurs : elle savait bien qu’elle devait tout attribuer à l’esprit de parti, à la haine du duc d’Orléans, à la folie des Français qui voulaient un changement total dans leur constitution ; mais elle n’en cherchait pas moins à connaître les sentimens particuliers de tous les gens en place[12].

Depuis le commencement de la révolution, le général Luckner se permettait souvent de violentes sorties contre elle. Sa Majesté ayant su que je voyais une dame liée depuis long-temps avec ce général, me chargea de découvrir, par ce moyen, sur quelle cause particulière Luckner établissait sa haine contre elle. Questionné sur ce point, il répondit que le maréchal de Ségur l’avait assuré qu’il l’avait proposé pour le commandement d’un camp d’observation, mais que la reine avait fait une barre sur son nom, et que cette parre, disait-il avec sa prononciation allemande, lui était restée sur le cœur. La reine m’ordonna de raconter moi-même cette réponse au roi, et lui dit : « Voyez, Monsieur, si je n’ai pas eu raison de vous dire que vos ministres, pour se laisser toute liberté dans la distribution des grâces, avaient eux-mêmes persuadé aux Français que je me mêlais de tout : on ne donnait pas en province un débit de sel ou de tabac, que le peuple ne crût que c’était à un de mes protégés. — Cela est très-vrai, reprit le roi ; mais j’ai bien de la peine à croire que le maréchal de Ségur ait dit une pareille chose à Luckner ; il savait trop bien que vous ne vous étiez jamais mêlée du travail des grâces. Ce Luckner est un mauvais sujet, et Ségur un brave et galant homme qui n’aura pas fait un tel mensonge ; cependant vous avez raison, et pour quelques protégés que vous avez fait pourvoir, on a trop injustement répandu que vous donniez tous les emplois civils et militaires. »

Toute la noblesse qui n’était pas sortie de Paris, se faisait un devoir de se présenter assidûment chez le roi, et l’affluence était considérable au palais des Tuileries. Les marques d’attachement se manifestaient même par des signes extérieurs ; les femmes portaient d’énormes bouquets de lys à leur côté et sur leur tête, quelquefois même des nœuds de ruban blanc. Il y avait souvent du bruit aux spectacles entre le parterre et les loges, pour faire ôter ces parures que le peuple considérait comme des signes dangereux. On vendait, dans tous les coins de Paris, des cocardes nationales ; toutes les sentinelles arrêtaient les gens qui n’en portaient pas ; les jeunes gens se faisaient un mérite de se soumettre à cette loi populaire, devenue respectable depuis que l’infortuné Louis XVI s’y était soumis. Il s’élevait alors des rixes fâcheuses, parce qu’elles excitaient l’esprit de rébellion. Le roi faisait des démarches vis-à-vis de l’Assemblée, dans l’espoir d’obtenir le calme ; les gens de la révolution étaient peu disposés à croire à sa sincérité ; malheureusement, les royalistes servaient cette incrédulité en répétant sans cesse que le roi n’était pas libre, que tout ce qu’il faisait était de toute nullité, et ne l’engageait à rien pour l’avenir. Le degré de chaleur était porté à un tel point, qu’il n’était pas même permis aux gens les plus sincèrement attachés au roi de prendre le langage de la raison, et de conseiller plus de retenue dans les discours. On parlait, on discutait à table, sans penser que tous les valets appartenaient à l’armée ennemie, et l’on peut dire qu’il y avait autant d’imprudence et de légèreté dans le parti attaqué, que de ruse, d’audace et de persévérance dans celui qui l’attaquait.


  1. « Ce fut la nuit du 4 août, dit Rivarol dont les Mémoires feront partie de cette collection, que les démagogues de la noblesse, fatigués d’une longue discussion sur les droits de l’homme et brûlant de signaler leur zèle, se levèrent tous à la fois, et demandèrent à grands cris les derniers soupirs du régime féodal. Ce mot électrisa l’Assemblée.....

    » Le feu avait pris à toutes les têtes. Les cadets de bonne maison, qui n’ont rien, furent ravis d’immoler leurs trop heureux aînés sur l’autel de la patrie ; quelques curés de campagne ne goûtèrent pas avec moins de volupté le plaisir de renoncer aux bénéfices des autres ; mais, ce que la postérité aura peine à croire, c’est que le même enthousiasme gagna toute la noblesse ; le zèle prit la marche du dépit : on fit sacrifices sur sacrifices. Et comme le point d’honneur chez les Japonais est de s’égorger en présence les uns des autres, les députés de la noblesse frappèrent à l’envi sur eux-mêmes, et du même coup sur leurs commettans. Le peuple, qui assistait à ce noble combat, augmentait par ses cris l’ivresse de ses nouveaux alliés ; et les députés des communes, voyant que cette nuit mémorable ne leur offrait que du profit sans honneur, consolèrent leur amour-propre en admirant ce que peut la noblesse entée sur le tiers-état. Ils ont nommé cette nuit la nuit des dupes, les nobles l’ont nommée la nuit des sacrifices. »

    (Note de l’édit.)
  2. Je n’insisterai pas sur la nécessité de rapprocher cette relation des récits tracés par Ferrières, Weber et Bailly, dans la collection des Mémoires sur la révolution : tous les lecteurs qui veulent s’instruire, sentiront l’utilité de ce rapprochement. Mais il existe encore sur ces événemens, qui eurent une si malheureuse influence, un témoignage bien autrement important, c’est celui d’un ministre du roi à cette époque : c’est celui même de M. le comte de Saint-Priest, dont il est question dans ce passage des Mémoires de madame Campan. M. de Saint-Priest, que son rang à la cour, sa place au conseil, son attachement pour le roi, mirent à portée de tout voir et de tout connaître, a laissé une relation précieuse des événemens que ses avis pouvaient prévenir ou du moins écarter, s’ils eussent été suivis. L’éditeur tient cette relation de la bienveillance de M. de Saint-Priest, fils du ministre : on la trouvera parmi les éclaircissemens inédits [**].
    (Note de l’édit.)
  3. C’est au milieu même de cette scène d’attendrissement et de désolation, que des Mémoires, récemment publiés en Angleterre, voudraient frapper la reine du coup le plus cruel dont elle pût être atteinte. Madame Campan n’aurait pu lire ce qu’on se proposait d’accréditer sous son nom qu’avec un sentiment égal d’indignation et de douleur. Je ne m’expliquerai pas davantage, et l’on approuvera ma réserve. Je n’ajouterai plus qu’un mot : si l’on voulait placer dans la bouche de madame Campan une accusation contre Marie-Antoinette, c’est avoir mal pris son temps que de choisir précisément l’instant où elle a représenté cette princesse sous les traits les plus touchans et les plus nobles.
    (Note de l’édit.)
  4. La justice et l’impartialité veulent que nous renvoyions le lecteur aux extraits de la procédure ; extraits qui accompagnent les Mémoires de Weber. On fera bien de consulter, avec les éclaircissemens qui s’y trouvent déjà rassemblés, ceux qui sont réunis ici sous la lettre (E).
    (Note de l’édit.)
  5. Rien n’est moins prouvé que l’atrocité dont parle ici madame Campan, et qui se retrouve aussi dans les Mémoires de Bertrand de Molleville ; ce qui est beaucoup plus certain c’est que les restes des malheureux gardes-du-corps qui périrent si noblement victimes de leur consigne et de leur dévouement, ne furent point portés, comme on l’avait dit d’abord, sous les yeux de Marie-Antoinette et du roi. Bertrand de Molleville ayant tracé le tableau de ce triste et funeste cortége, on va lire ce passage extrait de ses Mémoires.

    « Le roi ne partit de Versailles qu’à une heure. La reine, M. le dauphin, madame Royale, Monsieur, madame Élisabeth et madame de Tourzel étaient dans le carrosse de Sa Majesté. Les cent députés, dans leurs voitures, marchaient à la suite. Un détachement de brigands, portant en triomphe les têtes des deux gardes-du-corps, formait l’avant-garde et était parti deux heures auparavant. Ces Cannibales s’arrêtèrent un moment à Sèvres, et poussèrent la férocité jusqu’à forcer un malheureux perruquier à friser ces têtes sanglantes ; le gros de l’armée parisienne les suivait immédiatement. Avant le carrosse du roi arrivaient les poissardes arrivées la veille de Paris, et toute cette armée de femmes perdues, vil rebut de leur sexe, encore ivres de fureur et de vin. Plusieurs d’entre elles étaient à califourchon sur des canons, célébrant par les plus horribles chansons tous les forfaits qu’elles avaient commis ou vu commettre. D’autres, plus rapprochées de la voiture du roi, chantaient des airs allégoriques dont leurs gestes grossiers appliquaient à la reine les allusions insultantes. Des chariots de blé et de farine, entrés à Versailles, formaient un convoi escorté par des grenadiers, et entouré de femmes et de forts de la halle, armés de piques, ou portant de longues branches de peuplier. Cette partie du cortége faisait, à quelque distance, l’effet le plus singulier : on eût cru voir une forêt ambulante au travers de laquelle brillaient des fers de piques et des canons de fusil. Dans les transports de leur brutale joie, les femmes arrêtaient les passans, et hurlaient à leurs oreilles, en montrant le carrosse du roi : « Courage, mes amis, nous ne manquerons plus de pain ; nous vous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. » Derrière la voiture de Sa Majesté étaient quelques-uns de ses gardes fidèles, partie à pied, partie à cheval, la plupart sans chapeau, tous désarmés, épuisés de faim et de fatigues ; les dragons, le régiment de Flandre, les cent-suisses et les gardes nationales précédaient, accompagnaient et suivaient la file des voitures.

    » J’ai été témoin de ce spectacle déchirant ; j’ai vu ce sinistre cortége. Au milieu de ce tumulte, de ces clameurs, de ces chansons interrompues par de fréquentes décharges de mousqueterie que la main d’un monstre ou d’un maladroit pouvait rendre si funestes, je vis la reine conservant la tranquillité d’ame la plus courageuse, un air de noblesse et de dignité inexprimable, et mes yeux se remplirent de larmes d’admiration et de douleur. »
    (Note de l’édit.)
  6. Qu’il me soit permis de rendre ici un hommage bien mérité à la mémoire de mon beau-père. Dans cette nuit même, il passa de la plus belle santé à un état de langueur qui le conduisit au tombeau en septembre 1791.
    (Note de madame Campan.)
  7. « Le 19 octobre, c’est-à-dire treize jours après être venu fixer son séjour à Paris, le roi alla, presque seul et à pied, passer en revue des détachemens de la garde nationale. Après cette revue, Louis XVI rencontra un enfant qui balayait et qui lui demanda quelque argent. Cet enfant appela le roi M. le chevalier. Sa Majesté lui donna six francs. Le petit balayeur, surpris de recevoir une si grosse somme, s’écria : « Oh ! je n’ai pas de quoi vous rendre, vous me donnerez une autre fois. » Une personne qui accompagnait le monarque, s’approchant de l’enfant, lui dit : « Mon ami, garde le tout ; ce monsieur-là n’est pas chevalier, il est l’aîné de la famille. »
    (Note de l’édit.)
  8. M. l’abbé Davout dont les talens étaient prouvés par les progrès surprenans du jeune prince.
    (Note de madame Campan.)
  9. Il existe encore à Paris, chez mademoiselle Dubuquois, ouvrière en tapisserie, un tapis de pied fait par la reine et par madame Élisabeth, pour la grande pièce de son appartement du rez-de-chaussée des Tuileries. L’impératrice Joséphine a vu et admiré ce tapis, en ordonnant de le conserver dans l’espoir de le faire un jour parvenir à Madame.
    (Note de madame Campan.)
  10. On jugera aussi de la véritable situation où se trouvait la reine dans les premiers temps de son séjour à Paris, par la lettre suivante qu’elle écrivait à la duchesse de Polignac :

    « J’ai pleuré d’attendrissement en lisant vos lettres. Vous me parlez de mon courage : il en faut bien moins pour soutenir le moment affreux où je me suis trouvée, que pour supporter journellement notre position, ses peines à soi, celles de ses amis et celles de ceux qui nous entourent. C’est un poids très-fort à supporter, et si mon cœur ne tenait par des liens aussi forts à mon mari, à mes enfans, à mes amis, je désirerais de succomber. Mais vous autres me soutenez : je dois encore ce sentiment à votre amitié. Mais moi, je vous porte à tous malheur, et vos peines sont pour moi.... » (Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie.)

    (Note de l’édit.)
  11. La reine revint un soir fort émue d’une de ces assemblées, un lord anglais, qui jouait à la même table de jeu que Sa Majesté, ayant montré avec affectation une énorme bague dans laquelle il y avait une mèche des cheveux d’Olivier Cromwel.
    (Note de madame Campan.)
  12. M. le comte d’Escherny caractérise d’une manière piquante, dans le morceau qu’on va lire, la fureur aveugle de ceux qui renversèrent l’antique édifice de la monarchie, et la folie de ceux qui prétendraient aujourd’hui la relever sur les mêmes bases.

    « Je me représente la France, avant l’an 1789, comme un grand théâtre où s’exécutaient de magnifiques opéras. Les places y étaient mal distribuées ; le parterre faisait les frais du spectacle ; on le laissait debout, serré, mal à l’aise, pendant que les favoris, en petit nombre, de l’intrigue et du hasard, s’étendaient mollement dans des niches dorées et d’élégans réduits. Mais la foule d’en bas jouissait, recevait le plaisir par tous les sens, et l’on bâillait au-dessus d’elle. L’ennui des loges vengeait les gênes du parterre. Celui-ci, à la vanité près, triste dédommagement de l’ennui, n’était pas le plus mal partagé ; en sorte que tout le monde était à peu près satisfait.

    » Des hommes sont venus et ont entrepris de désabuser le parterre de ses jouissances, et de lui persuader que ses plaisirs, quoique mêlés d’épines, n’étaient pas des plaisirs. Le théâtre était supporté par un vaste pivot. Ils lui ont imprimé un mouvement de révolution, en le faisant tourner sur lui-même. Ils ont amené sur la scène ce que les toiles et les rideaux cachaient. Ils ont mis derrière ce qui était devant, et devant ce qui était derrière. Ils ont ensuite troué les toiles, détaché les cadres et les poulies, coupé les cordes, dépendu les nuages, et présentant à l’œil du spectateur étonné tous ces débris huileux, noircis et enfumés : Stupides admirateurs, se sont-ils écriés, voilà les objets de votre enchantement ! voilà vos dieux, vos aïeux, vos rois et vos héros ! Prosternez-vous encore !

    » Celui qui, aujourd’hui, pour tirer d’embarras les législateurs français, leur tiendrait ce langage : Messieurs, vous le voyez, vous avez beau vous débattre ! vous vous noyez ; l’anarchie vous gagne ; vous n’avez qu’un parti à prendre, c’est de rétablir l’opéra. Celui qui parlerait ainsi ne serait à coup sûr qu’un imbécille. Mon ami, lui dirais-je, le mal est fait ; l’illusion est détruite et pour long-temps. C’est pour long-temps que la mer en courroux ne sera que des cartons ; les palais enchantés que de grossières couleurs sur une toile raboteuse, éclairée par de la graisse de mouton. » (La Philosophie de la politique, tom. II, p. 202-204.)

    (Note de l’édit.)