Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/3


CHAPITRE XIV.

Serment du Jeu-de-Paume. — Insurrection du 14 juillet. — Le roi se rend à l’Assemblée nationale. — Anecdotes. — Spectacle que présentent les cours du château de Versailles. — Particularités singulières. — On feint de croire que la salle de l’Assemblée nationale est minée. — Discours du roi qui rejette ces odieux soupçons. — Anecdotes. — Esprit des troupes. — Départ du comte d’Artois, du prince de Condé, du duc et de la duchesse de Polignac. — Elle est reconnue par un postillon qui la sauve. — Le roi se rend à Paris. — Terreurs à Versailles. — La reine veut se rendre à l’Assemblée : discours touchant qu’elle prépare. — Retour du roi : la reine est blessée du discours de Bailly. — Assassinat de MM. Foulon et Berthier. — Plans présentés au roi par M. Foulon, pour arrêter la marche de la révolution. — Mot affreux de Barnave. — Son repentir.

Le trop mémorable serment des états-généraux, fait au jeu de paume à Versailles, fut suivi de la séance royale du 23 juin. La reine regardait comme trahison ou lâcheté criminelle dans M. Necker, de n’avoir pas accompagné le roi : elle disait qu’il avait changé en poison un remède salutaire ; que, possédant toute la popularité, l’audace de désavouer hautement la démarche de son souverain avait enhardi les factieux et entraîné toute l’Assemblée, et qu’il était d’autant plus coupable, que la veille il lui avait donné sa parole d’accompagner le roi à cette séance. M. Necker voulut en vain s’excuser, en disant qu’on n’avait pas écouté ses avis.

Bientôt les insurrections du 11, du 12 et du 14 juillet ouvrirent la scène de désastres dont la France était menacée. Le massacre de M. de Flesselles et de M. de Launay fit répandre à la reine des larmes bien amères, et l’idée que le roi avait perdu des sujets dévoués lui déchirait le cœur.

Le soulèvement ne portait plus le seul caractère d’insurrection populaire : les mots vive la nation ! vive le roi ! vive la liberté ! avaient jeté la plus grande lumière sur l’étendue du plan des réformateurs. Cependant le peuple parlait encore du roi avec amour, et semblait le considérer comme propre, par son caractère, à favoriser le vœu de la nation pour la réforme de ce que l’on appelait les abus ; mais on le croyait arrêté par les opinions et l’influence de M. le comte d’Artois et de la reine ; et ces deux augustes personnes étaient alors les objets de la haine des mécontens. Les dangers que courait M. le comte d’Artois déterminèrent la première démarche du roi auprès de l’Assemblée nationale. Il s’y rendit, le 15 juillet au matin, avec ses frères, sans cortége, sans gardes, y parla debout et découvert, et prononça ces paroles mémorables : « Je me fie à vous, je ne veux faire qu’un avec ma nation ; et, comptant sur l’amour et la fidélité de mes sujets, j’ai donné ordre aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles. » Le roi revint à pied de la salle des états-généraux jusqu’à son palais ; les députés s’empressèrent de le suivre, et formèrent son cortége et celui des princes qui l’accompagnaient. La fureur du peuple s’adressait directement au comte d’Artois, dont l’opinion contre la double représentation paraissait un crime odieux. On cria plusieurs fois : Vive le roi, en dépit de vous, Monseigneur, et de vos opinions. Une femme osa s’approcher de Sa Majesté, et lui demander si ce qu’elle venait de faire était bien sincère, et si on ne le ferait pas changer.

Les cours du château étaient garnies d’une foule immense ; on demanda que le roi, la reine et ses enfans parussent sur le balcon. La reine me remit la clef des portes intérieures qui conduisaient chez M. le dauphin, et m’ordonna d’aller trouver la duchesse de Polignac, de lui dire qu’elle demandait son fils, et m’avait chargée de le conduire moi-même dans ses cabinets où elle l’attendait pour le montrer au peuple. La duchesse me dit que cet ordre lui annonçait qu’elle ne devait pas accompagner le prince. Je ne répondis rien ; elle me serra la main, en me disant : « Ah ! madame Campan, quel coup je reçois ! » Elle embrassa l’enfant en pleurant, et me donna une semblable marque d’attachement. Elle savait combien j’aimais, combien j’estimais la bonté et la noble simplicité de son caractère ! Je voulus la rassurer en lui disant que j’allais ramener le prince ; mais elle persista, disant qu’elle entendait cet ordre et savait ce qu’il lui annonçait. Alors, son mouchoir sur les yeux, elle rentra dans son cabinet intérieur. Une sous-gouvernante me demanda si elle pouvait suivre M. le dauphin ; je lui répondis que la reine n’avait donné aucun ordre qui pût l’en empêcher, et nous nous rendîmes chez la reine qui attendait le prince pour le faire paraître sur le balcon.

Cette douloureuse commission exécutée, je descendis dans les cours, où je me mêlai parmi la foule. J’entendis mille vociférations : il était aisé de juger, à la différence entre le langage et le vêtement de certaines gens, qu’il y en avait de déguisés. Une femme, ayant un voile de dentelle noire baissé sur son visage, m’arrêta avec assez de violence par le bras, et me dit, en m’appelant par mon nom : « Je vous connais très-bien, dites à votre reine qu’elle ne se mêle plus de nous gouverner ; qu’elle laisse son mari et nos bons états-généraux faire le bonheur du peuple. » Au même instant, un homme vêtu comme un fort de la halle, le chapeau rabattu sur les yeux, me saisit par l’autre bras, et me dit : « Oui, oui, répétez-lui souvent qu’il n’en sera pas de ces états-ci comme des autres, qui n’ont rien produit de bon pour le peuple ; que la nation est trop éclairée en 1789, pour n’en pas tirer un meilleur parti, et qu’il n’y aura pas à présent de député du tiers prononçant un discours un genou en terre ; dites-lui bien cela, entendez-vous ? » J’étais saisie de frayeur ; la reine parut alors sur son balcon. « Ah ! dit la femme voilée, la duchesse n’est pas avec elle. — Non, reprit l’homme, mais elle est encore à Versailles : elle est comme les taupes, elle travaille en-dessous ; mais nous saurons piocher pour la déterrer. » Cet odieux couple s’éloigna de moi, et je rentrai dans le palais, me soutenant à peine. Je crus devoir rendre compte à la reine du dialogue de ces deux inconnus ; elle m’en fit raconter les détails devant le roi.

Vers les quatre heures après-midi, je me rendais chez madame Victoire, en passant par la terrasse ; trois hommes étaient arrêtés sous les fenêtres de la salle du trône. Un d’eux criait à haute voix : « Voilà où est placé ce trône dont on cherchera les vestiges avant peu. » Il ajouta mille invectives contre Leurs Majestés. J’entrai chez la princesse qui travaillait seule dans son cabinet, derrière un store de canevas qui la garantissait d’être vue du dehors. Ces trois hommes continuaient à se promener sur la terrasse ; je les lui montrai, en répétant ce qu’ils venaient de dire. Elle se leva pour les voir de plus près, et m’apprit que l’un d’eux se nommait Saint-Huruge, qu’il était vendu au duc d’Orléans, et déchaîné contre l’autorité, pour avoir été quelque temps enfermé par lettre-de-cachet, comme mauvais sujet.

Le roi n’ignorait pas toutes ces menaces populaires ; il savait de même les jours où l’on avait versé de l’argent dans Paris, et une ou deux fois la reine m’avait empêchée d’y aller, en me disant de rester à Versailles, qu’il y aurait sûrement du bruit le lendemain, parce qu’elle savait que l’on avait semé beaucoup d’écus dans les faubourgs[1].

Le 14 juillet au soir, le roi était entré chez la reine, comme j’étais seule avec Sa Majesté ; il lui parlait des soupçons affreux que les factieux de l’Assemblée avaient fait répandre, en disant qu’il avait fait miner la salle des états-généraux, pour la faire sauter ; mais il ajouta qu’il devait continuer à mépriser une semblable ineptie : je me permis de lui dire que j’avais soupé la veille avec M. Begouen, député, qui avait dit que des personnes fort estimables pensaient que cet horrible moyen avait été suggéré à l’insu du roi. « L’idée d’une semblable atrocité n’a pas révolté un homme aussi vertueux que Begouen, dit alors Sa Majesté ; demain matin, de bonne heure, j’ordonnerai que l’on fasse fouiller dans la salle. » On voit, en effet, par le discours du roi à l’Assemblée nationale le 15 juillet, que les soupçons qu’on avait semés méritaient son attention. « Je sais, dit-il dans ce discours, que l’on a répandu d’injustes soupçons, je sais qu’on a osé publier que vos personnes n’étaient pas en sûreté : serait-il donc nécessaire de vous rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d’avance par mon caractère connu ? »

La démarche du 15 juillet n’avait point calmé les troubles. Des députations de poissardes se succédaient pour demander que le roi vînt à Paris, où sa présence seule ferait cesser l’insurrection.

Le 16 juillet, il y eut un comité chez le roi, où il s’agissait de la question la plus importante. Sa Majesté devait-elle quitter Versailles et partir avec les troupes dont elle venait d’ordonner la retraite, ou se rendre à Paris pour calmer les esprits ? La reine désirait le départ. Le 16 au soir, elle me fit ôter de ses écrins toutes ses parures de diamans, pour les réunir dans un seul petit coffre qu’elle devait emporter dans sa propre voiture. Elle brûla avec moi une grande quantité de papiers ; car, dès ce moment, on menaçait Versailles d’une incursion de gens armés de Paris.

Le 16 au matin, avant de se rendre à un autre comité chez le roi, et après avoir préparé ses bijoux et visité tous ses papiers, la reine m’en remit un plié et non cacheté, et m’ordonna de ne le lire qu’à l’instant même où elle m’en ferait donner l’ordre de chez le roi ; qu’alors j’exécuterais tout ce qu’il contenait ; mais elle revint elle-même vers dix heures du matin, la chose était décidée : l’armée partait sans le roi ; tous ceux qui couraient un danger imminent, devaient partir en même temps. « Le roi ira demain à l’Hôtel-de-Ville, me dit la reine ; ce n’est pas lui qui a choisi ce parti, les débats ont été longs, le roi les a terminés en se levant, et en disant : Enfin, Messieurs, il faut se décider, dois-je partir ou rester ? Je suis prêt à l’un comme à l’autre. La majorité a été pour que le roi restât ; l’avenir nous fera voir si on a choisi le bon parti. » Je remis à la reine l’écrit qui n’était plus utile : elle me le lut ; il contenait ses ordres pour le départ ; je devais la suivre, tant pour mes fonctions auprès de sa personne, que pour servir d’institutrice à Madame. La reine déchira ce papier les larmes aux yeux en disant : « Lorsque je l’écrivis, j’espérais bien qu’il me serait utile, mais le sort en a ordonné autrement ; je crains bien que ce ne soit pour notre malheur à tous. »

Après le départ des troupes, on remercia le nouveau ministère ; M. Necker fut rappelé. On ne put douter que les soldats d’artillerie ne fussent corrompus. « Pourquoi ces canons ? criaient des troupes de femmes qui remplissaient les rues : voulez-vous tuer vos mères, vos femmes, vos enfans ? — Ne craignez rien, répondaient les soldats, ces canons seront plutôt braqués contre le palais du tyran que contre vous. »

Le comte d’Artois, le prince de Condé, avec leurs enfans, partirent en même temps que les troupes[2]. Le duc, la duchesse de Polignac, leur fille, la duchesse de Guiche, la comtesse Diane de Polignac, sœur du duc, et l’abbé de Balivière, émigrèrent aussi dans la même nuit. Rien ne fut plus attendrissant que les adieux de la reine et de son amie ; l’excès du malheur avait écarté loin d’elles le souvenir des différens que les opinions politiques avaient seules fait naître. Après ces tristes adieux, la reine eut plusieurs fois le désir de l’aller encore embrasser ; ses démarches étaient trop observées : elle fut obligée de se priver de cette dernière consolation, mais elle chargea M. Campan d’assister à son départ, et lui remit une bourse de cinq cents louis, en lui ordonnant d’insister pour qu’elle trouvât bon qu’elle lui prêtât cette somme pour fournir aux frais de sa route. La reine ajouta qu’elle connaissait sa position ; qu’elle avait souvent calculé ses revenus et les dépenses qu’exigeait sa place à la cour ; que le mari et la femme, n’ayant d’autre fortune que les traitemens de leurs charges, ne pouvaient faire aucune économie, ce qu’on était bien loin de penser à Paris. M. Campan resta jusqu’à minuit auprès de la duchesse pour la voir monter en voiture. Elle était vêtue en femme de chambre, et se mit sur le devant de la berline ; elle demanda à M. Campan de parler souvent d’elle à la reine, et quitta pour toujours ce palais, cette faveur, ce crédit, qui lui avaient procuré de si cruels ennemis. Arrivés à Sens, les voyageurs trouvèrent le peuple soulevé : on demandait à tous ceux qui venaient de Paris, si les Polignac étaient encore auprès de la reine. Un groupe de ces curieux adressa cette question à l’abbé de Balivière qui leur répondit, avec l’accent le plus ferme et les expressions les plus cavalières, qu’ils étaient bien loin de Versailles, et qu’on était quitte de tous ces mauvais sujets. À la poste suivante, le postillon monta sur le marchepied, et dit à la duchesse : « Madame, il y a d’honnêtes gens dans ce monde : je vous ai tous reconnus à Sens. » On donna une poignée d’or à ce galant homme.

Au moment où ces premiers troubles éclatèrent, un vieillard plus que septuagénaire donna à la reine une véritable preuve d’attachement et de fidélité. M. Péraque, riche habitant des colonies, père de M. d’Oudenarde, venait de Bruxelles à Paris ; il fut rencontré en relayant par un jeune homme qui quittait la France, et qui lui recommanda, s’il était chargé de quelques lettres des pays étrangers, de les brûler sur-le-champ, surtout s’il en avait pour la reine. M. Péraque en avait une de l’archiduchesse, gouvernante des Pays-Bas, pour Sa Majesté. Il remercia l’inconnu et cacha sa dépêche avec soin ; mais en avançant vers Paris, l’insurrection lui parut si générale et si animée, qu’il ne jugea aucun moyen suffisant pour s’assurer que cette lettre ne serait point saisie. Il prit sur lui de la décacheter, et fit l’effort, surprenant pour son grand âge, de l’apprendre par cœur, quoique cette lettre eût quatre pages d’écriture. Arrivé à Paris, il la transcrivit et vint la présenter à la reine, en lui disant que le cœur d’un vieux et fidèle sujet lui avait donné le courage de prendre une semblable résolution. La reine reçut M. Péraque dans ses cabinets, lui exprima sa reconnaissance par l’attendrissement le plus honorable pour ce respectable vieillard. Sa Majesté pensa que le jeune inconnu qui l’avait prévenu de la situation de Paris, était le prince Georges de Hesse d’Armstadt qui lui était fort dévoué, et qui avait quitté la capitale à cette même époque.

La marquise de Tourzel remplaça madame la duchesse de Polignac. Elle avait été choisie par la reine, comme une mère de famille d’une conduite irréprochable, et qui avait elle-même dirigé avec le plus grand succès l’éducation de mesdames ses filles.

Le roi partit le 17 juillet pour Paris, accompagné du maréchal de Beauvau, du duc de Villeroy, du duc de Villequier ; il prit aussi dans sa voiture le comte d’Estaing[3] et le marquis de Nesle, qui avaient alors la faveur populaire. Douze gardes-du-corps, et la garde bourgeoise de Versailles, le conduisirent jusqu’au Point-du-Jour, près de Sèvres, où l’attendait la garde parisienne. Son départ causa une douleur égale aux alarmes auxquelles on était livré, malgré le calme qu’il fit paraître. La reine retint ses larmes, et s’enferma dans ses cabinets avec toute sa famille. Elle envoya chercher plusieurs personnes de sa cour : on trouva des cadenas à leurs portes. La terreur les avait éloignées. Le silence de la mort régnait dans tout le palais, les craintes étaient extrêmes ; à peine espérait-on le retour du roi[4]. La reine se fit préparer une robe, et fit ordonner à ses écuries de tenir tous ses attelages prêts. Elle écrivit un discours de quelques lignes pour l’Assemblée, voulant s’y rendre avec sa famille, son palais et son service, si le roi était retenu prisonnier dans Paris. Elle apprenait ce discours ; je me souviens qu’il commençait par ces mots : « Messieurs, je viens vous remettre l’épouse et la famille de votre souverain ; ne souffrez pas que l’on désunisse sur la terre ce qui a été uni dans le ciel. » En répétant ce discours, sa voix était coupée par ses larmes et par ces mots douloureux : Ils ne le laisseront pas revenir !

Il était plus de quatre heures quand le roi, qui était parti de Versailles à dix heures du matin, entra à l’Hôtel-de-Ville. Enfin, à six heures du soir, M. de Lastours, premier page du roi, arriva ; il n’avait pas mis une demi-heure à venir de la barrière de la Conférence à Versailles. Tout le monde sait que le moment du calme à Paris fut celui où l’infortuné souverain reçut, des mains de M. Bailly, la cocarde aux trois couleurs, et l’attacha à son chapeau. Un cri de vive le roi partit alors de tous côtés ; il n’avait pas été une fois articulé auparavant : le roi respira à cet instant, et, les larmes aux yeux, s’écria que son cœur avait besoin de ces cris du peuple. Un de ses écuyers (M. de Cubières), lui dit que le peuple l’aimait, et qu’il n’avait jamais pu en douter. Le roi lui répondit avec un profond accent de sensibilité : « Cubières, les Français aimaient Henri IV, et quel roi l’a jamais mieux mérité ?[5] »

Son retour à Versailles remplit sa famille d’une joie inexprimable ; il se félicitait dans les bras de la reine, de sa sœur et de ses enfans, de ce qu’il n’était arrivé aucun accident, et ce fut alors qu’il répéta plusieurs fois : « Heureusement, il n’a pas coulé de sang, et je jure qu’il n’y aura jamais une goutte du sang français versé par mon ordre. » Maxime pleine d’humanité, mais trop hautement énoncée dans ces temps de factions !

La dernière démarche du roi fit espérer à beaucoup de gens que le calme allait rendre à l’Assemblée les moyens de continuer ses travaux et d’amener promptement le terme de sa réunion. La reine ne s’en flatta nullement ; le discours de M. Bailly au roi l’avait blessée autant qu’il l’avait affligée. « Henri IV avait conquis son peuple, et ici c’est le peuple qui avait reconquis son roi. » Ce mot de conquête l’offensait ; elle ne pardonnait pas à M. Bailly cette belle phrase d’académicien.

Cinq jours après le voyage du roi à Paris, le départ des troupes et l’éloignement des princes et des grands, dont l’influence semblait inquiéter le peuple, un attentat horrible, commis par des assassins soudoyés, prouva que le roi avait descendu les degrés de son trône, sans avoir obtenu de réconciliation avec son peuple.

M. Foulon, adjoint au ministère pendant que M. de Broglie commandait l’armée réunie à Versailles, s’était caché à Viry. Il y fut reconnu, les paysans l’arrêtèrent et le traînèrent jusqu’à l’Hôtel-de-Ville. Le cri de mort s’y fit entendre ; les électeurs, les membres du comité, M. de La Fayette alors l’idole de Paris, voulurent inutilement sauver cet infortuné. Après un supplice dont les détails font frémir, son corps fut traîné dans les rues et jusqu’au Palais-Royal, et son cœur porté, le dirai-je ? par des femmes..... au milieu d’un bouquet d’œillets blancs[6].

Le gendre de M. Foulon, M. Berthier, intendant de Paris, fut arrêté à Compiègne en même temps que son beau-père le fut à Viry, et traité avec une cruauté encore plus persévérante.

La reine a toujours été convaincue que quelque indiscrétion avait occasioné cet horrible attentat ; elle me confia alors que M. Foulon avait fait deux Mémoires, pour diriger la conduite du roi, à l’instant où il avait été appelé à la cour, lors du départ de M. Necker ; que ces Mémoires contenaient deux plans tout-à-fait opposés pour tirer le roi de la crise affreuse où il se trouvait. Dans le premier de ces plans, M. Foulon s’exprimait hautement sur les vues criminelles du duc d’Orléans ; disait qu’il fallait le faire arrêter et se hâter de profiter du temps où les tribunaux existaient encore, pour lui faire son procès ; il indiquait aussi les députés qu’on devait arrêter en même temps, et conseillait au roi de ne se point séparer de son armée tant que l’ordre ne serait pas rétabli.

Son autre plan tendait à ce que le roi s’emparât de la révolution avant son explosion totale ; il lui conseillait de se rendre à l’Assemblée, d’y demander lui-même les cahiers, de faire les plus grands sacrifices pour satisfaire les véritables vœux du peuple, et ne pas donner aux factieux le temps de les faire tourner à l’avantage de leurs criminels desseins. Madame Adélaïde se fit lire ces deux Mémoires par M. Foulon, en présence de quatre ou cinq personnes. Une d’elles était très-liée avec madame de Staël[7], et c’était cette liaison qui donnait lieu de croire à la reine que le parti contraire avait eu connaissance des Mémoires de M. Foulon.

On sait que le jeune Barnave, dans un cruel égarement d’esprit, expié quelque temps après par un sincère repentir et même par sa mort, prononça ces mots atroces : Le sang qui coule est-il donc si pur ? lorsque le fils de M. Berthier vint à l’Assemblée implorer l’éloquence et la piété filiale de M. de Lally pour lui demander de sauver la vie de son père. J’ai su, depuis, qu’un fils de M. Foulon, rentré en France, après ces premières crises de la révolution, voulut voir Barnave, et lui remit celui des deux Mémoires dans lequel M. Foulon avait conseillé à Louis XVI de prévenir l’explosion révolutionnaire, en accordant, de sa propre volonté, tout ce que l’Assemblée demandait avant l’époque du 14 juillet. « Lisez ce Mémoire ; je vous l’ai apporté pour ajouter à vos remords ; c’est la seule vengeance que je veuille tirer de vous. » Barnave fondit en larmes, et lui dit tout ce que la plus profonde douleur put lui inspirer.


  1. J’ai vu un écu de six francs qui avait sûrement servi de paiement à quelque misérable, la nuit du 12 juillet ; on y lisait ces mots gravés assez profondément : Minuit, 12 juillet, trois pistolets. C’était sans doute un mot d’ordre pour cette première insurrection.
    (Note de madame Campan.)
  2. On ne lira pas sans intérêt quelques détails qui honorent la valeur de M. le prince de Condé, et plusieurs particularités qui, relatives à la naissance de M. le duc d’Enghien, paraissent plus singulières et plus touchantes quand on les rapproche des circonstances de sa fin tragique.

    « Le prince de Condé s’était fait un nom dès son jeune âge. — Dans la guerre de sept ans, on citait de lui des traits de la bravoure qu’il montra à la bataille d’Astenbeck. On racontait que, sollicité de faire dix pas à gauche pour éviter la direction d’une batterie qui faisait à côté de lui d’affreux ravages, il avait répondu à M. de la Touraille : Je ne trouve pas ces précautions dans l’histoire du Grand Condé.

    » Il se distingua depuis à la bataille de Minden, en 1759, à la tête de sa réserve, chargeant l’ennemi sur une pelouse jonchée de cadavres des officiers de la gendarmerie et des carabiniers. Ses talens se développèrent davantage quand il eut à ses ordres un corps de troupes séparé, avec lequel il remporta divers avantages sur le prince de Brunswick. Louis XV, en récompense, lui donna les canons de l’ennemi ; et M. de Brunswick lui ayant depuis rendu visite à Chantilly, et n’ayant pas trouvé les canons que le prince de Condé avait soustraits à ses regards : Vous avez voulu, lui dit-il, me vaincre deux fois, à la guerre par vos armes, dans la paix par votre modestie. Le combat de Johannes-Berg acheva sa réputation. Seul, avec une réserve inférieure, il remporta une victoire complète sur le prince Ferdinand. Il avait tenu son conseil de guerre au milieu des coups de fusil, et tenu ferme sur le champ de bataille qui lui resta. »

    » M. le duc de Bourbon, fils de M. le prince de Condé, à peine sorti de l’enfance, devint amoureux de mademoiselle d’Orléans, et se montra si passionné, qu’à quatorze ans il épousa cette princesse, quoiqu’elle fût plus âgée que lui de six ans*. Mais on résolut de le faire voyager une année ou deux avant de le laisser tête à tête avec son épouse ; il trompa la vigilance de ses argus et l’enleva du couvent où elle était. Madame la duchesse de Bourbon accoucha en 1771 du duc d’Enghien, après avoir souffert pendant quarante-quatre heures des douleurs que les femmes seules peuvent apprécier. L’enfant vint au monde tout noir et sans mouvement. On l’enveloppa de linges trempés dans de l’esprit-de-vin ; mais ce remède faillit lui être funeste, car une étincelle ayant volé sur ses langes, le feu y prit. Cet accident fut arrêté par les soins de l’accoucheur et du médecin. »

    (Note de l’édit.)

    *. C’est à l’occasion de ce mariage que Laujon fit sa jolie pièce de l’Amoureux de quinze ans.

  3. Le comte allait dîner à Versailles chez des bouchers, et flattait le peuple par des bassesses.
    (Note de madame Campan.)
  4. Voyez les détails de ce voyage dans les Mémoires de Ferrières qui les raconte avec autant d’intérêt que de sincérité.
    (Note de l’édit.)
  5. La mémoire de Henri IV était chérie de Louis XVI : il redoutait alors sa fin déplorable ; mais long-temps avant il se le proposait pour modèle. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans Soulavie :

    « L’écriteau et l’inscription Resurrexit, placés au pied de la statue de Henri IV, à l’avénement de Louis XVI à la couronne, le flattèrent infiniment. Le beau mot que celui-là ! disait-il ; s’il était vrai, Tacite lui-même n’aurait rien écrit de si laconique, ni de si beau.

    » Louis XVI aurait voulu prendre pour modèle le règne de ce grand prince. L’année suivante, le parti qui souleva le peuple pour la cherté des blés, enlevant l’écriteau Resurrexit de la statue de Henri IV, le plaça sous celle de Louis XV, alors détesté. Louis XVI, qui le sut, se retira dans ses petits appartemens où il fut surpris avec la fièvre et en pleurs, sans que ce jour-là on pût le déterminer, ni à dîner, ni à se promener, ni à souper. On peut juger par ce trait quels supplices il endura au commencement de la révolution, lorsqu’il fut accusé de ne pas aimer le peuple français. »

    (Note de l’édit.)
  6. Cette horrible circonstance ne se trouve rapportée qu’ici. Aucun historien, aucune relation du temps n’en fait mention. Il est probable que ce fait est faux : il faut le croire du moins pour l’honneur de l’humanité.
    (Note de l’édit.)
  7. Le comte L. de N.
    (Note de madame Campan.)