Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/8


CHAPITRE VI.

Hiver rigoureux. — Courses en traîneaux blâmées des Parisiens. — Liaison de la reine avec madame la princesse de Lamballe. — Elle est nommée surintendante. — Libelle outrageant contre Marie-Antoinette. — Intrigues d’un inspecteur de police. — Il est découvert et puni. — Autre intrigante qui contrefait l’écriture de la reine, pour escroquer des sommes considérables. — Madame la comtesse Jules de Polignac paraît à la cour. — Son caractère noble et désintéressé. — Projets ambitieux de ses amis. — Moyens qu’ils mettent en usage. — Portrait de la comtesse Jules. — La reine se promet de goûter près d’elle les douceurs de la vie privée. — Le comte Jules obtient la place de premier écuyer. — La fortune de sa famille est long-temps médiocre. — La reine se félicite pour la comtesse du gain d’un billet de loterie. — Société de la comtesse Jules. — Portrait de M. de Vaudreuil. — Mot plaisant de la comtesse sur Homère. — La faveur dont jouit la famille de Polignac excite l’envie et la haine des courtisans. — Soirées passées chez le duc et la duchesse de Duras. — Jeux à la mode : guerre panpan, descampativos. — Paris se moque de ces jeux et les adopte. — Madame de Genlis y fait allusion dans une de ses pièces de théâtre.

L’hiver qui suivit les couches de la comtesse d’Artois fut très-froid ; les souvenirs du plaisir que des parties de traîneaux avaient procuré à la reine dans son enfance, lui donnèrent le désir d’en établir de semblables. Cet amusement avait déjà eu lieu à la cour de France ; on en eut la preuve en retrouvant, dans le dépôt des écuries, des traîneaux qui avaient servi au dauphin, père de Louis XVI, dans sa jeunesse. On en fit construire quelques-uns d’un goût plus moderne pour la reine. Les princes en commandèrent de leur côté, et en peu de jours, il y en eut un assez grand nombre. Ils étaient conduits par les princes et les seigneurs de la cour. Le bruit des sonnettes et des grelots dont les harnois des chevaux étaient garnis ; l’élégance et la blancheur de leurs panaches ; la variété des formes de ces espèces de voitures ; l’or dont elles étaient toutes rehaussées, rendaient ces parties agréables à l’œil. L’hiver leur fut très-favorable, la neige étant restée près de six semaines sur la terre ; les courses dans le parc procurèrent un plaisir partagé par les spectateurs[1]. Personne n’imagina que l’on eût rien à blâmer dans un amusement aussi innocent. Mais on fut tenté d’étendre les courses, et de les conduire jusqu’aux Champs-Élysées ; quelques traîneaux traversèrent même les boulevards : le masque couvrant le visage des femmes, on ne manqua pas de dire que la reine avait couru les rues de Paris en traîneau.

Ce fut une affaire. Le public vit dans cette mode une prédilection pour les habitudes de Vienne : les parties de traîneaux n’étaient cependant pas une mode nouvelle à Versailles. Mais la critique s’emparait de tout ce que faisait Marie-Antoinette. Les partis, dans une cour, ne portent pas ouvertement des enseignes différentes, comme ceux qu’amènent les secousses révolutionnaires. Ils n’en sont pas moins dangereux pour les personnes qu’ils poursuivent, et la reine ne fut jamais sans avoir un parti contre elle.

Cette mode, qui tient aux usages des cours du Nord, n’eut aucun succès auprès des Parisiens. La reine en fut informée, et quoique tous les traîneaux eussent été conservés, et que depuis cette époque il y ait eu plusieurs hivers favorables à ce genre d’amusement, elle ne voulut plus s’y livrer.

C’est à l’époque des parties de traîneaux que la reine se lia intimement avec la princesse de Lamballe qui parut enveloppée de fourrure avec l’éclat et la fraîcheur de vingt ans : on pouvait dire que c’était le printemps sous la martre et l’hermine. Sa position la rendait, de plus, fort intéressante : mariée, au sortir de l’enfance, à un jeune prince perdu par le contagieux exemple du duc d’Orléans, elle n’avait eu que des larmes à verser depuis son arrivée en France. Veuve à dix-huit ans et sans enfant, son état auprès de M. le duc de Penthièvre était celui d’une fille adoptive ; elle avait pour ce prince vénérable le respect et l’attachement le plus tendre ; mais la reine, en rendant, ainsi que la princesse, justice à ses vertus, trouvait que la vie habituelle de M. le duc de Penthièvre à Paris ou dans ses terres, ne pouvait offrir à sa jeune belle-fille les plaisirs de son âge, ni lui assurer pour l’avenir un sort dont elle était privée par son veuvage. Elle voulut donc la fixer à Versailles, et rétablit en sa faveur la charge de surintendante qui n’avait point existé à la cour depuis la mort de mademoiselle de Clermont. On assure que Marie Leckzinska avait prononcé que cette place demeurerait vacante, la surintendante ayant un pouvoir trop étendu dans les maisons des reines, pour ne pas mettre souvent des entraves à leurs volontés. Quelques différends survenus bientôt entre Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe, relativement aux prérogatives de sa charge, prouvèrent que l’épouse de Louis XV avait eu raison de la réformer ; mais une espèce de petit traité fait entre la reine et la princesse aplanit les difficultés. Le tort de prétentions trop fortement articulées tomba sur un secrétaire de la surintendante, qui l’avait conseillée, et tout s’arrangea de manière à ce qu’une solide et touchante amitié régna toujours entre ces deux princesses, jusqu’à l’époque désastreuse qui termina leur destinée[2].

Malgré l’enthousiasme que l’éclat, les grâces et la bonté de la reine inspiraient généralement, des intrigues sourdes agissaient toujours contre elle. Très-peu de temps après l’avénement de Louis XVI au trône, le ministre de la maison du roi fut averti qu’il paraissait un libelle très-outrageant contre la reine. Le lieutenant de police chargea le nommé Goupil, inspecteur de police, de découvrir ce libelle : il vint dire, fort peu de temps après, qu’il avait découvert le lieu où s’imprimait cet ouvrage, que c’était dans une campagne auprès d’Yverdun. Il en possédait déjà deux feuilles qui contenaient d’atroces calomnies, mais présentées avec un art qui pouvait les rendre très-funestes à la renommée de la reine : ce Goupil dit qu’il obtiendrait le reste, mais qu’il fallait une somme considérable. On lui fit remettre trois mille louis ; bientôt après il apporta au lieutenant de police le manuscrit entier et la totalité de ce qui était imprimé : il reçut mille louis de plus, pour prix de son intelligence et de son zèle, et on allait même lui confier un poste beaucoup plus important, lorsqu’un autre espion, jaloux de la fortune de ce Goupil, découvrit qu’il était lui-même l’auteur de ce libelle ; que dix ans auparavant il avait été mis à Bicêtre pour escroquerie ; que madame Goupil n’était sortie que depuis trois ans de la Salpétrière, où elle avait été mise sous un autre nom. Cette madame Goupil était fort jolie et fort intrigante ; elle avait trouvé le moyen de se lier intimement avec le cardinal de Rohan, auquel elle faisait, dit-on, espérer de le raccommoder avec la reine. Toute cette affaire fut assoupie, et il n’en circula aucun détail dans le monde ; mais on voit que la destinée de la reine était d’être sans cesse attaquée par les intrigues les plus odieuses et les plus viles[3].

Une autre femme nommée Cahouette de Villers, dont le mari avait une charge de trésorier de France, ayant une conduite fort irrégulière et l’esprit le plus inventif, avait la fureur de vouloir passer aux yeux de ses amis, à Paris, pour une personne favorisée à la cour, où ne l’appelait ni sa naissance, ni aucun emploi. Pendant les dernières années de la vie de Louis XV, elle avait fait beaucoup de dupes, et trouvé le moyen d’escroquer des sommes assez considérables en se faisant passer pour maîtresse du roi. La crainte d’irriter madame Du Barry était, selon elle, la seule chose qui la privait de jouir de ce titre d’une manière avouée ; elle venait régulièrement à Versailles, se tenait cachée dans une chambre d’hôtel garni, et ses dupes la croyaient appelée à la cour par des motifs secrets. Cette femme forma le projet d’arriver, si elle le pouvait, jusqu’à la reine, ou au moins d’établir quelques probabilités qui pussent l’autoriser à le faire croire : elle prit pour amant Gabriel de Saint-Charles, intendant des finances de Sa Majesté, charge dont les priviléges se bornaient à jouir, le dimanche, des entrées de la chambre de la reine. Madame de Villers venait tous les samedis à Versailles avec M. de Saint-Charles, et logeait dans son appartement ; M. Campan s’y trouva plusieurs fois : elle peignait assez bien, elle le pria de lui rendre le service de présenter à la reine un portrait de Sa Majesté qu’elle venait de copier. M. Campan connaissait la conduite de cette femme, et la refusa. Peu de jours après, en entrant chez la reine, il vit sur le canapé de Sa Majesté le portrait qu’il avait refusé de lui présenter ; la reine le trouva mal peint, et donna l’ordre de le faire reporter chez la princesse de Lamballe qui le lui avait envoyé. Madame de Villers était parvenue à faire réussir son projet par l’entremise de la princesse. Le peu de succès du portrait ne détourna pas l’intrigante de suivre le dessein qu’elle avait de se faire croire admise dans l’intimité de la reine ; elle se procura facilement, chez M. de Saint-Charles, des brevets et des ordonnances signés par Sa Majesté ; elle s’appliqua à imiter son écriture, et composa un grand nombre de billets et de lettres écrites par Sa Majesté dans le style le plus familier et le plus tendre. Pendant plusieurs mois elle les montra sous le plus grand secret à plusieurs amis particuliers ; puis elle se fit écrire de même, par la reine, pour des acquisitions d’objets de fantaisie dont elle la priait de se charger ; sous prétexte de vouloir exécuter fidèlement les commissions de Sa Majesté, elle faisait lire les lettres aux marchands, et parvint à faire dire, dans beaucoup de maisons, que la reine avait pour elle des bontés particulières. Cette femme agrandit son projet, et se fit demander par la reine de lui trouver à emprunter 200,000 francs dont elle avait besoin, ne voulant pas faire au roi la demande de fonds particuliers. Cette lettre montrée à M. Béranger, fermier-général, produisit son effet ; il se trouva heureux de pouvoir rendre ce service à sa souveraine, et s’empressa de remettre les 200,000 francs à madame de Villers. Quelques doutes suivirent ce premier mouvement ; il les communiqua à des gens plus instruits que lui de ce qui se passait à la cour ; on augmenta ses inquiétudes : il alla trouver M. de Sartine qui dévoila toute l’intrigue ; la dame fut envoyée à Sainte-Pélagie, et l’infortuné mari ruiné par le remboursement de la somme empruntée et le paiement des bijoux faussement achetés au nom de la reine : les lettres imitées furent envoyées à Sa Majesté ; je les ai comparées en sa présence avec sa propre écriture, on n’y remarquait qu’un peu plus d’ordre dans les caractères.

Cette fourberie, découverte et punie avec prudence et sans passion, ne produisit pas plus de sensation dans le monde que celle de l’inspecteur Goupil.

Si l’esprit d’indépendance répandu dans la nation avait déjà dépouillé le trône de quelques-uns de ses rayons fascinateurs ; si un parti, formé au sein même de la cour, cherchait à faire tomber une princesse autrichienne, sans songer que les coups portés contre elle ébranlaient d’autant le trône, on pensera, je dois le dire, que c’était à cette princesse à veiller sur ses moindres démarches, à rendre sa conduite inattaquable ; mais que l’on n’oublie pas sa jeunesse, son inexpérience, son isolement. Non, elle n’était pas coupable ; l’abbé de Vermond était toujours le seul guide de la reine ; en âge et en droit de lui représenter combien étaient graves les suites de ses moindres légèretés, il ne le fit pas ; elle continua à chercher, sur le trône, les plaisirs de la société privée, et ce goût n’alla même qu’en augmentant.

Un an après la nomination de madame la princesse de Lamballe à la place de surintendante de la maison de la reine, les bals et les quadrilles amenèrent la liaison de la reine avec la comtesse Jules de Polignac. Elle inspira à Marie-Antoinette un véritable intérêt. La comtesse n’était pas riche, et vivait habituellement à sa terre de Claye. La reine s’étonna de ne l’avoir point vue plus tôt à la cour. L’aveu que son peu de fortune l’avait même privée de paraître aux fêtes des mariages des princes, vint encore ajouter à l’intérêt qu’elle inspira.

La reine était sensible et aimait à réparer les injustices du sort. La comtesse avait été attirée à la cour par la sœur de son mari, madame Diane de Polignac, qui avait été nommée dame de madame la comtesse d’Artois. La comtesse Jules aimait véritablement la vie paisible ; l’effet qu’elle produisit à la cour la toucha peu ; elle ne fut sensible qu’à l’attachement que la reine lui témoignait. J’eus occasion de la voir dès le commencement de sa faveur ; elle passa plusieurs fois des heures entières avec moi, en attendant la reine. Elle m’entretint avec franchise et ingénuité de tout ce qu’elle entrevoyait, d’honorable et de dangereux à la fois, dans les bontés dont elle était l’objet. La reine recherchait les douceurs de l’amitié ; mais ce sentiment, déjà si rare, peut-il exister dans toute sa pureté entre une reine et une sujette, environnées d’ailleurs de piéges tendus par l’artifice des courtisans ? Cette erreur bien pardonnable fut fatale au bonheur de Marie-Antoinette, parce que le bonheur ne se trouve point dans les chimères.

On ne peut parler trop favorablement du caractère modeste de la comtesse Jules, devenue duchesse de Polignac ; je l’ai toujours considérée personnellement comme la victime d’une élévation qu’elle n’avait point briguée : mais si son cœur était incapable de former des projets ambitieux, sa famille et ses amis virent leur propre fortune dans la sienne, et cherchèrent à fixer d’une manière invariable la faveur de la reine.

La comtesse Diane, sœur de M. de Polignac, le baron de Besenval et M. de Vaudreuil, amis particuliers de la famille Polignac, employèrent un moyen dont le succès était infaillible. Un de mes amis qui avait leur secret (le comte Demoustier), vint me raconter que madame de Polignac allait quitter Versailles subitement ; qu’elle ne ferait d’adieux à la reine que par écrit ; que la comtesse Diane et M. de Vaudreuil lui avaient dicté sa lettre, et que toute cette affaire était combinée dans l’intention d’exciter l’attachement jusqu’alors stérile de Marie-Antoinette. Le lendemain, quand je montai au château, je trouvai la reine tenant une lettre qu’elle lisait avec attendrissement ; c’était la lettre de la comtesse Jules ; la reine me la montra. La comtesse y témoignait sa douleur de s’éloigner d’une princesse qui l’avait comblée de ses bontés. La médiocrité de sa fortune lui en imposait la loi ; mais bien plus encore la crainte que l’amitié de la reine, après lui avoir attiré de dangereux ennemis, ne la laissât livrée à leur haine et au regret d’avoir perdu l’auguste bienveillance dont elle était l’objet.

Cette mesure eut tout l’effet qu’on en avait attendu. Une reine jeune et vive ne supporte pas long-temps l’idée d’une contradiction. Elle s’occupa plus que jamais de fixer madame la comtesse Jules près d’elle, en lui faisant un sort qui pût la mettre à l’abri de toute inquiétude. Son caractère lui convenait ; elle n’avait que de l’esprit naturel, point de prétentions, point de savoir affecté. Sa taille était moyenne, son teint d’une grande fraîcheur, ses yeux et ses cheveux très-bruns, ses dents superbes, son sourire enchanteur, toute sa personne était d’une grâce parfaite. Elle n’aimait pas la parure, on la voyait presque toujours dans un négligé, recherché seulement par la fraîcheur et le bon goût de ses vêtemens ; rien n’avait l’air d’être placé sur elle avec apprêt, ni même avec soin. Je ne crois pas lui avoir vu une seule fois des diamans, même à l’époque de sa plus grande fortune, et quand elle eut à la cour le rang de duchesse ; j’ai toujours cru que son sincère attachement pour la reine, autant que son goût pour la simplicité, lui faisait éviter tout ce qui pouvait faire croire à la richesse d’une favorite. Elle n’avait aucun des défauts qui accompagnent presque toujours ce titre. Elle aimait les personnes que la reine affectionnait, et n’était susceptible d’aucune jalousie[4]. Marie-Antoinette se flattait que la comtesse Jules et la princesse de Lamballe seraient ses amies particulières, et qu’elle aurait une société choisie selon son goût. « Je la recevrai dans mes cabinets ou à Trianon, disait-elle ; je jouirai des douceurs de la vie privée, qui n’existent pas pour nous, si nous n’avons le bon esprit de nous les assurer. » Ma mémoire m’a rappelé fidèlement tout le charme qu’une illusion si douce faisait entrevoir à la reine, dans un projet dont elle ne pénétrait ni l’impossibilité ni les dangers. Le bonheur qu’elle voulait s’assurer ne devait lui procurer que des chagrins. Tous les courtisans, non admis dans cette intimité, devinrent autant d’ennemis jaloux et vindicatifs.

Il fallut donner une existence convenable à la comtesse. La place de premier écuyer, en survivance du comte de Tessé, accordée au comte Jules, à l’insu du titulaire, mécontenta les Noailles. Cette famille venait récemment d’éprouver un autre désagrément ; la nomination de la princesse de Lamballe ayant, en quelque sorte, nécessité la retraite de madame la comtesse de Noailles, dont le mari fut fait à cette époque maréchal de France. La princesse de Lamballe, sans se brouiller avec la reine, fut alarmée de l’établissement de madame la comtesse Jules à la cour, et ne fit point, comme Sa Majesté l’avait espéré, partie de cette société intime qui fut composée successivement de mesdames Jules et Diane de Polignac, d’Andlau, de Châlon ; de MM. de Guignes, de Coigny, d’Adhémar, de Besenval, colonel en second des Suisses, de Polignac, de Vaudreuil et de Guiche : le prince de Ligne et M. le duc de Dorset, ambassadeur d’Angleterre, y furent aussi admis.

La comtesse Jules fut long-temps sans tenir un grand état à la cour. La reine se borna à lui donner un très-bel appartement au haut de l’escalier de marbre. Le traitement de premier écuyer, les faibles émolumens du régiment de M. de Polignac, unis à leur modique patrimoine, et peut-être quelques pensions, faisaient alors toute la fortune de la favorite. Je n’ai jamais vu la reine lui faire de présens d’une valeur réelle ; je fus frappée même d’entendre un jour S. M. raconter avec plaisir que la comtesse avait gagné dix mille francs à la loterie : elle en avait, ajoutait la reine, un très-grand besoin.

Les Polignac n’étaient donc point établis à la cour avec une splendeur qui pût légitimer aucun mécontentement. Les Noailles avaient peut-être lieu d’être blessés dans cette occasion ; ils avaient quelques droits sur la survivance du comte de Tessé : le rétablissement de la place de surintendante avait aussi été un désagrément pour la comtesse de Noailles qui, s’étant trouvée avoir une supérieure, avait pris sa retraite. Cette famille, prépondérante à la cour, ne fut pourtant pas la seule que la fortune du comte de Polignac indisposa contre Marie-Antoinette. Ce qu’un courtisan voit obtenir à d’autres lui semble toujours pris sur son bien, c’est une règle. Dans cette occasion cependant on envia moins le matériel des grâces accordées aux Polignac, que l’intimité qui allait s’établir entre eux, leurs cliens et la reine. On vit, dans le cercle de la comtesse Jules, une porte ouverte pour obtenir la faveur, les grâces, les ambassades. Ceux qui n’avaient pas l’espoir d’y entrer furent irrités.

Le salon de madame de Polignac a fait un grand tort à Marie-Antoinette ; il a puissamment excité ses ennemis. Cependant, au temps dont je parle, la société de la comtesse Jules, tout occupée de consolider sa faveur, était loin de se mêler des affaires sérieuses auxquelles la jeune reine était encore étrangère. Lui plaire était le désir généralement partagé par tous les amis de la favorite. Le marquis de Vaudreuil régnait dans la société du comte et de la comtesse Jules : c’était un homme brillant, ami et protecteur des beaux-arts. Parmi les gens de lettres et les artistes célèbres, il avait une nombreuse clientelle[5].

Le baron de Besenval avait conservé la simplicité des Suisses, et acquis toute la finesse d’un courtisan français. Cinquante ans révolus, des cheveux blanchis lui faisaient obtenir cette confiance que l’âge mûr inspire aux femmes, quoiqu’il n’eût pas cessé de viser aux aventures galantes : il parlait de ses montagnes avec enthousiasme ; il eût volontiers chanté le ranz-des-vaches avec les larmes aux yeux, et était en même temps le conteur le plus agréable du cercle de la comtesse Jules. La chanson nouvelle, le bon mot du jour, les petites anecdotes scandaleuses formaient les seuls sujets d’entretien du cercle intime de la reine. Le bel esprit en était banni. La comtesse Diane, plus occupée de littérature que sa belle-sœur, l’invitait un jour à lire l’Iliade et l’Odyssée. La comtesse répondit en riant qu’elle connaissait parfaitement le poëte grec et s’en tenait à ces mots :


Homère était aveugle et jouait du hautbois[6].

La reine trouvait ce genre d’esprit très-fort de son goût, et disait que jamais pédante n’eût été son amie.

L’éclat de cette maison n’eut donc lieu que plusieurs années après l’époque dont je viens de parler, et la reine ne contracta l’habitude de passer une partie de ses journées chez la duchesse, que lorsqu’elle eut remplacé la princesse de Guéménée en qualité de gouvernante des enfans de France, et que le duc eut réuni la surintendance des postes à la charge de premier écuyer.

Avant d’avoir établi sa société chez madame de Polignac, la reine allait quelquefois passer des soirées chez le duc et la duchesse de Duras ; une jeunesse brillante s’y trouvait réunie. On établit le goût des petits jeux, les questions, la guerre-panpan, le colin-maillard, et surtout un jeu nommé descampativos.

Paris, toujours critiquant, mais toujours imitant les habitudes de la cour, adopta cette manie des petits jeux. La fureur du descampativos et de la guerre-panpan fut générale dans toutes les maisons où se réunissaient beaucoup de jeunes femmes.

Madame de Genlis, dans une de ses pièces de théâtre, écrite avec le projet de peindre les ridicules du moment, parle de ce fameux descampativos et de la fureur de se faire une amie que l’on nommait inséparable, jusqu’à ce qu’un caprice ou le plus léger différend eût amené une rupture totale.


  1. Louis XVI, touché du triste sort des pauvres de Versailles, pendant l’hiver de 1776, leur fit distribuer plusieurs charrettes de bois. Voyant un jour passer une file de ces voitures, tandis que beaucoup de seigneurs se préparaient à se faire traîner rapidement sur la glace, il leur dit ces paroles remarquables : Messieurs, voici mes traîneaux.
    (Note de l’édit.)
  2. Voyez les éclaircissemens historiques donnés par madame Campan sur la maison de la reine [*].
    (Note de l’édit.)
  3. Ceux des lecteurs qui désireraient avoir des détails plus circonstanciés sur les manœuvres de Goupil et la surveillance qui les déjoua, peuvent consulter la Bastille dévoilée. Le récit que contient ce recueil avait trop d’étendue pour trouver place ici.
    (Note de l’édit.)
  4. L’image de madame la duchesse de Polignac s’est souvent présentée à l’esprit de madame Campan, et toujours sous des traits aussi gracieux. Elle a plusieurs fois tracé son portrait d’une manière différente dans ses nombreux manuscrits. Une de ses esquisses m’a paru mériter qu’on la conservât, parce qu’elle a beaucoup de naturel et de simplicité, sans en avoir moins de charmes, et que par cela même elle se rapproche davantage du modèle. Voici ce morceau  :

    « Mais revenons à des temps plus heureux. La danse fut le plaisir en vogue pendant l’hiver suivant ; la reine arrangeait souvent des quadrilles et faisait le choix des danseurs. La richesse et la nouveauté de leurs habits formaient un spectacle brillant. Ces fêtes attirèrent à la cour la comtesse Jules de Polignac. La reine la remarqua, et lui témoigna son étonnement de ne l’avoir pas vue plus tôt. La comtesse lui répondit, sans affectation et sans honte, qu’elle était pauvre, qu’elle avait craint la dépense des fêtes des mariages. Cet aveu augmenta l’intérêt que la reine prenait à madame de Polignac ; elle la revit plusieurs fois, la reçut chez elle, et s’y attacha chaque jour davantage.

    » Madame de Polignac était plus reconnaissante qu’enorgueillie de l’amitié dont elle était l’objet. Dans le temps où elle commençait à venir le matin chez la reine, elle m’entretint plus d’une fois avec franchise de ce qu’elle voyait d’honorable et à la fois de dangereux dans les bontés de Marie-Antoinette. Tout ce que disait madame de Polignac était empreint d’un caractère séduisant de vérité. Sa personne était remplie du naturel qui charmait dans ses discours. Elle ne visait pas à l’esprit ; elle n’était pas essentiellement belle, mais un sourire enchanteur, de beaux yeux bruns pleins de bienveillance, je ne sais quelle grâce négligée qui se cachait dans chacun de ses mouvemens, la faisaient remarquer au milieu des plus belles, et sa conversation naïve la faisait écouter de préférence à tous les efforts du bel esprit. Bonne, égale dans son humeur, inaccessible à la jalousie, dépourvue d’ambition, aimant tous ceux qu’aimait son auguste amie, madame de Polignac a joui de la plus haute faveur sans avoir jamais aucun des défauts des favoris. Ses amis l’ont, il est vrai, poussée plus d’une fois hors de son caractère et son élévation fut pour eux un moyen de fortune. Ce fut à eux qu’elle dut toutefois, dans ce premier moment, l’avantage de voir l’amitié de la reine confirmée par des bienfaits. »

    (Note de l’édit.)
  5. M. de Vaudreuil aimait passionnément les arts et les lettres : il se plaisait à les encourager plus encore en amateur qu’en homme puissant. Toutes les semaines il donnait un dîner qui était uniquement composé de littérateurs et d’artistes. La soirée se passait dans un salon où l’on trouvait des instrumens, des crayons, des couleurs, des pinceaux, des plumes et chacun composait, peignait, écrivait selon son goût ou son talent. M. de Vaudreuil lui-même en cultivait plusieurs. Sa voix était fort agréable ; il était bon musicien. Ce talent le fit rechercher dès son entrée dans le monde. La première fois qu’il fut reçu chez madame la maréchale de Luxembourg : « Monsieur, lui dit-elle après le souper, on dit que vous chantez fort bien ; je serais charmée de vous entendre ; mais, si vous avez cette complaisance pour moi, ne me chantez point d’ariettes, point de grands airs, un Pont-Neuf, un simple Pont-Neuf. J’aime le naturel, l’esprit, la gaieté. » M. de Vaudreuil demanda donc la permission de chanter un Pont-Neuf alors fort à la mode. Il ignorait que madame la maréchale de Luxembourg avait été, avant son veuvage, madame la comtesse de Boufflers. Il chanta d’une voix pleine et sonore le premier vers du couplet qui commence ainsi  :

    Quand Boufflers parut à la cour…

    Au moment même on tousse, on crache, on éternue. M. de Vaudreuil poursuit :

    On crut voir la mère d’Amour.

    Le bruit l’agitation redoublent. Mais, après le troisième vers,

    Chacun cherchait à lui plaire,

    M. de Vaudreuil s’arrête en voyant tous les yeux fixés sur lui. « Poursuivez donc, Monsieur, dit la maréchale en chantant elle-même le dernier vers :

    Et chacun l’avait à son tour. »

    Ce que le baron de Besenval a écrit de madame la maréchale de Luxembourg rend l’anecdote vraisemblable. Mais, dans une circonstance aussi difficile, peut-être la maréchale faisait-elle preuve de plus de présence d’esprit que d’impudence.

    M. de Vaudreuil réussit beaucoup dans le monde par son esprit et ses qualités. Il avait auprès des femmes un langage plein d’agrément et de charme, s’il faut en croire un mot de la princesse d’Hénin rapporté par madame de Genlis dans les Souvenirs de Félicie :

    « J’ai vu aujourd’hui Le Kain donner à un débutant une leçon de déclamation ; ce jeune homme, au milieu de la scène, saisit le bras de la princesse. Le Kain, choqué de ce mouvement, lui a dit : Monsieur, si vous voulez paraître passionné, ayez l’air de craindre de toucher la robe de celle que vous aimez.

    » Que de sentiment, et combien de choses délicates dans ce mot ! On les retrouve toutes dans le jeu parfait de cet acteur inimitable. Aussi madame d’Hénin a-t-elle dit qu’elle ne connaît que deux hommes qui sachent parler aux femmes : Le Kain et M. de Vaudreuil. »

    (Note de l’édit.)
  6. Cette repartie vive et gaie de madame la duchesse de Polignac est une imitation plaisante d’un vers du Mercure galant. Un des procureurs dit à son confrère, dans la scène de la dispute :

    Ton père était aveugle et jouait du hautbois.

    Madame la duchesse de Polignac, avec un esprit fin et un goût délicat, pouvait ne pas attacher un très-grand prix au savoir : mais on a peu d’idée de l’instruction des hommes admis dans sa société, quand on lit l’anecdote suivante :

    « En 1781, la duchesse de Polignac était enceinte ; pour être plus à portée de faire sa cour à la reine, elle pria madame de Boufflers de vouloir bien lui louer sa maison d’Auteuil, célèbre par ses jardins à l’anglaise. Madame de Boufflers, qui était attachée aux agrémens de sa maison de campagne, désirait refuser madame la duchesse, sans pourtant la désobliger ; elle lui répondit par les vers suivans :

    Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
    Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
    L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
    Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
    Le courtisan, soigneux à les entretenir,
    S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
    Moi, je suis seule ici ; quelqu’ennui qui me presse,
    Je n’en vois dans mon sort aucun qui m’intéresse,
    Et n’ai pour tout plaisir, Madame, que ces fleurs
    Dont le parfum exquis vient charmer mes douleurs.

    » Madame de Polignac ayant montré ces vers, ses flatteurs les trouvèrent mauvais, croyant qu’ils étaient de madame de Boufflers. On ne manqua pas de rendre à celle-ci le jugement qui en avait été porté par les amis de la duchesse. — « J’en suis fâchée, répondit-elle, pour le pauvre Racine, car ces vers sont de lui. »

    » En effet, on les lit dans Britannicus, acte 2, scène 3 ; c’est Junie qui les adresse à Néron. Madame de Boufflers n’avait fait que de légers changemens aux quatre derniers vers qui sont ainsi dans Racine :

    Britannicus est seul : quelqu’ennui qui le presse
    Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,
    Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
    Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs. »

    Nous empruntons cette anecdote à la Correspondance secrète ; elle est racontée différemment dans Grimm. Voyez les éclaircissemens, lettre (N).

    (Note de l’édit.)