Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/7


CHAPITRE V.

Révision des papiers de Louis XV par Louis XVI. — Homme au masque de fer. — Intérêts qu’avait le feu roi dans des compagnies de finances. — Son égoïsme. — Représentation d’Iphigénie en Aulide à laquelle assiste Marie-Antoinette. — Ivresse générale. — Le roi donne le petit Trianon à la reine. — Plaisir qu’elle trouve à y vivre simplement. — Reproches sur sa prodigalité : combien ils sont injustes. — Ses ennemis font courir le bruit qu’elle a donné le nom de Schœnbrunn ou de petit Vienne à Trianon : elle en est indignée. — Voyage de l’archiduc Maximilien en France. — Questions de préséance. — Mésaventure de l’archiduc. — Couches de madame la comtesse d’Artois. — Les poissardes crient à la reine de donner des héritiers au trône. — Sa douleur. — Petit villageois recueilli par elle. — Mort du duc de La Vauguyon. — Anecdote. — Portrait de Louis XVI. — De M. le comte de Provence. — De M. le comte d’Artois. — Scènes d’intérieur. — Aiguille d’une pendule avancée chez la reine : à quelle occasion. — Réflexions.

Louis XVI, pendant les premiers mois de son règne, avait séjourné à la Muette, à Marly, à Compiègne. Lorsqu’il fut fixé à Versailles, il travailla à la révision générale des papiers de son aïeul. Il avait promis à la reine de lui communiquer ce qu’il découvrirait, relativement à l’histoire de l’homme au masque de fer : il pensait, d’après ce qu’il en avait entendu dire, que ce masque de fer n’était devenu un sujet si inépuisable de conjectures, que par l’intérêt que la plume d’un écrivain célèbre avait fait naître sur la détention d’un prisonnier d’État qui n’avait que des goûts et des habitudes bizarres.

J’étais auprès de la reine lorsque le roi, ayant terminé ses recherches, lui dit qu’il n’avait rien trouvé dans les papiers secrets d’analogue à l’existence de ce prisonnier ; qu’il en avait parlé à M. de Maurepas, rapproché par son âge du temps où cette anecdote aurait dû être connue des ministres, et que M. de Maurepas l’avait assuré que c’était simplement un prisonnier d’un caractère très-dangereux par son esprit d’intrigue, et sujet du duc de Mantoue. On l’attira sur la frontière, on l’y arrêta, et on le garda prisonnier, d’abord à Pignerol, puis à la Bastille. Ce transfert d’une prison à l’autre eut lieu parce que le gouverneur de la première fut nommé gouverneur de la seconde. Il connaissait les ruses de son prisonnier, et le prisonnier suivit le geôlier ; et de peur que celui-ci ne profitât de l’inexpérience d’un gouverneur novice, le gouverneur de Pignerol vint à la Bastille.

Telle est effectivement la véritable aventure de l’homme auquel on s’est amusé à mettre un masque de fer. C’est ainsi qu’elle a été écrite et publiée par M.***, il y a une vingtaine d’années. Il avait fait des recherches dans le dépôt des affaires étrangères, et il y avait trouvé la vérité : il la fit connaître au public ; mais le public, attaché à une version qui lui offrait l’attrait du merveilleux, n’a point voulu reconnaître l’authenticité du récit véritable. Chacun s’est appuyé de l’autorité de Voltaire, et l’on se plaît encore à croire qu’un frère adultérin ou jumeau de Louis XIV, a vécu nombre d’années en prison, en portant un masque sur la figure. L’incident bizarre de ce masque provient peut-être de l’usage qu’avaient autrefois les femmes et les hommes, en Italie, de porter un masque de velours quand ils s’exposaient au soleil. Il est possible que le captif italien se soit quelquefois montré sur une terrasse de sa prison le visage ainsi couvert. Quant à une assiette d’argent que ce célèbre prisonnier aurait jetée par la fenêtre, il est connu que la chose est arrivée, mais à Valzin. C’est du temps du cardinal de Richelieu. On a joint cette anecdote aux faussetés inventées sur le prisonnier piémontais.

Ce fut aussi dans cette revue des papiers de Louis XV, que son petit-fils trouva des détails très-curieux sur son trésor particulier. Des intérêts dans les différentes compagnies de finances lui formaient un revenu, et avaient fini par produire un capital assez considérable dont le roi disposait pour ses dépenses secrètes. Le roi réunit ces différens titres, et en fit don à M. Thierry de Villedavray, son premier valet de chambre.

La reine désirait assurer le bonheur des princesses, filles de Louis XV. On avait pour elles la plus grande vénération. Elle contribua à cette époque à leur faire assurer un revenu qui pût leur procurer une existence agréable. Le roi leur donna le château de Bellevue, et ajouta aux produits qui leur furent abandonnés l’entretien de leur écurie, de leur table, et le paiement de toutes les charges de leur maison, dont le nombre fut même augmenté. Pendant la vie de Louis XV, prince extrêmement égoïste, ses filles, quoique parvenues à l’âge de 40 ans, n’avaient d’autre séjour que leur appartement dans le château de Versailles ; d’autres promenades que le grand parc de ce palais ; et ne pouvaient satisfaire leur goût pour la culture des plantes, qu’en ayant des caisses et des vases remplis d’arbustes sur leurs balcons ou dans leurs cabinets. Elles eurent donc beaucoup à se louer des procédés de Marie-Antoinette qui eut la plus grande part dans la conduite du roi envers ses tantes.

Paris ne cessa, dans les premières années du règne, de donner des preuves de joie lorsque la reine paraissait à quelqu’un des spectacles de la capitale. Une représentation d’Iphigénie en Aulide fut pour elle un des triomphes les plus doux qui aient été accordés à une souveraine. L’acteur qui chantait ces mots répétés par le chœur : Chantons, célébrons notre reine, par un geste respectueusement adressé à Sa Majesté, fixa sur elle les yeux de l’assemblée ; les cris bis, mille fois répétés, les battemens de mains, furent suivis d’un tel enthousiasme, que beaucoup de gens unirent leurs voix à celles des acteurs pour célébrer, on peut le dire avec trop de vérité, une autre Iphigénie. La reine, émue, couvrit de son mouchoir ses yeux remplis de pleurs, et cet aveu public de sa sensibilité vint encore ajouter à l’ivresse.

Une telle réception conduisit malheureusement la reine à rechercher trop souvent les occasions qui pouvaient lui offrir ou lui rappeler d’aussi douces jouissances.

Le roi lui donna le petit Trianon[1]. Ce fut dès lors qu’elle s’occupa d’embellir les jardins, en ne permettant aucune augmentation dans le bâtiment et aucun changement dans le mobilier devenu très-mesquin, et qui existait encore en 1789, tel qu’il était sous le règne de Louis XV. Tout fut conservé sans exception, et la reine y couchait dans un lit très-fané, et qui avait même servi à la comtesse Du Barry. Le reproche de prodigalité, généralement fait à la reine, est la plus inconcevable des erreurs populaires qui se soient établies dans le monde sur son caractère[2]. Elle avait entièrement le défaut contraire ; et je pourrais prouver qu’elle portait souvent l’économie jusqu’à des détails d’une mesquinerie blâmable, surtout dans une souveraine. Elle prit beaucoup de goût à sa retraite de Trianon ; elle s’y rendait seule, suivie d’un valet de pied ; mais y trouvait un service prêt à la recevoir : un concierge et sa femme, qui alors lui tenait lieu de femme de chambre ; puis des femmes de garde-robe, des garçons du château, etc., etc.

Dans les premiers temps où elle fut en possession du petit Trianon, on répandit dans quelques sociétés qu’elle avait changé le nom de la maison de plaisance que le roi venait de lui donner, et lui avait substitué celui de petit Vienne, ou de petit Schœnbrunn. Un homme de la cour, assez simple pour croire légèrement à ce bruit, et désirant entrer avec sa société dans le petit Trianon, écrivit à M. Campan pour en demander la permission à la reine. Il avait, dans son billet, appelé Trianon le petit Vienne. L’usage était de mettre sous les yeux de la reine les demandes de ce genre, telles qu’elles étaient formées ; elle voulait donner elle-même les permissions d’entrer dans ses jardins, trouvant agréable d’accorder cette légère marque de faveur ; lorsqu’elle en vint aux mots dont je viens de parler, elle fut très-désobligée, et s’écria avec vivacité qu’il y avait trop de sots qui servaient les méchans ; qu’elle était déjà informée que l’on faisait circuler dans le monde qu’elle ne pensait qu’à son pays, et qu’elle conservait le cœur autrichien, tandis que ce qui tenait à la France avait seul le droit de l’intéresser. Elle refusa une demande aussi gauchement faite, en ordonnant à M. Campan de répondre qu’on n’entrerait pas à Trianon pendant quelque temps, et que la reine était étonnée qu’un homme de bonne compagnie pût croire qu’elle fit une chose aussi déplacée que de changer les noms français de ses palais pour en substituer d’étrangers.

Avant le premier voyage de l’empereur Joseph II en France, la reine reçut, en 1775, la visite de l’archiduc Maximilien. Une prétention déplacée de la part des personnes qui conseillaient ce prince, ou plutôt une gaucherie de l’ambassadeur, appuyée auprès de la reine par l’abbé Vermond, fit, à cette époque, naître une discussion dont les princes du sang et les grands du royaume surent généralement mauvais gré à la reine. Voyageant incognito, le jeune prince prétendit ne pas devoir la première visite aux princes du sang, et la reine soutint sa prétention[3].

Paris avait, depuis la régence, et à raison du séjour de la maison d’Orléans au sein de la capitale, conservé un attachement et un respect tout particuliers pour cette branche ; et quoique la couronne s’éloignât de plus en plus des princes de la maison d’Orléans, ils avaient, surtout pour les Parisiens, l’avantage d’être les descendans de Henri IV. Une offense faite aux princes, et surtout à cette famille chérie, fut un sujet réel de défaveur pour la reine. C’est à cette époque, et peut-être pour la première fois, que les cercles de la ville et même de la cour s’exprimèrent, d’une manière affligeante, sur sa légèreté et sa partialité en faveur de la maison d’Autriche. Le prince, au sujet duquel la reine s’était attiré une querelle importante de famille et de prérogatives nationales, était d’ailleurs peu fait pour inspirer de l’intérêt ; très-jeune encore, manquant d’instruction et sans esprit naturel, il commettait, à chaque instant, des fautes ridicules.

Le voyage de l’archiduc fut de toute façon une mésaventure. Ce prince ne fit partout que des bévues : il alla au Jardin du roi ; M. de Buffon, qui l’y reçut, lui présenta un exemplaire de ses Œuvres ; le prince refusa le livre, en disant, le plus poliment du monde, à M. de Buffon : « Je serais bien fâché de vous en priver[4]. » On peut juger si les Parisiens se divertirent de cette réponse.

La reine fut très-mortifiée des fautes que son frère avait commises ; mais ce qui la blessa le plus, à cette occasion, fut d’être accusée de conserver le cœur autrichien. Dans le long cours de ses malheurs, Marie-Antoinette eut à supporter plus d’une fois cette cruelle imputation ; l’habitude n’avait point tari les larmes que lui coûtait une pareille injustice ; mais la première fois qu’on la soupçonna de ne point aimer la France, elle fit éclater son indignation. Tout ce qu’elle put dire à ce sujet fut inutile ; en servant les prétentions de l’archiduc, elle avait donné des armes à ses ennemis ; ils essayèrent de lui faire perdre l’amour du peuple : on chercha, par tous les moyens, à répandre l’opinion que la reine regrettait l’Allemagne et la préférait à la France.

Pour conserver la faveur inconstante de la cour et du public, Marie-Antoinette n’avait d’autre appui qu’elle-même ; le roi, trop indifférent pour lui servir de guide, ne l’aimait pas encore ; l’intimité qui s’était établie entre eux, à Choisy, n’avait point eu de suite.

Dans son cabinet, Louis XVI s’attachait à des études sérieuses. Au conseil, il s’occupait du bonheur de son peuple ; la chasse et des occupations mécaniques remplissaient ses loisirs, et il ne songeait pas à se donner un héritier.

Le sacre du roi eut lieu à Reims avec la pompe usitée. À cette époque, Louis XVI éprouva ce qui peut et doit le plus toucher le cœur d’un souverain vertueux. L’amour que le peuple avait pour lui éclatait avec ces transports unanimes qu’on peut distinguer aisément des mouvemens de la curiosité ou des clameurs que poussent les partis. Il répondit à cet enthousiasme par une confiance honorable pour un peuple heureux d’être soumis à un bon roi ; il voulut se promener plusieurs fois sans gardes au milieu de la foule qui le pressait et le bénissait. J’ai remarqué dans ce temps l’impression que fit un mot de Louis XVI. Le jour de son couronnement, au milieu du chœur de la cathédrale de Reims, il porta la main à sa tête lorsqu’on y posa la couronne, et dit : « Elle me gêne. » Henri III avait dit : « Elle me pique. » Les témoins les plus rapprochés du roi furent frappés de cette similitude entre ces deux exclamations, et cependant on peut juger que ceux qui avaient l’honneur d’être ce jour-là assez près du jeune monarque pour entendre ce qu’il disait, n’étaient point de cette classe que des lumières bornées rendent superstitieuse[5].

Dans le temps où la reine délaissée ne pouvait pas même espérer le bonheur d’être mère, elle eut le chagrin de voir madame la comtesse d’Artois accoucher du duc d’Angoulême.

L’usage voulait que la famille et toute la cour assistassent à l’accouchement des princesses ; celui des reines était même public. La reine fut donc obligée de rester, toute une journée, dans la chambre de sa belle-sœur. Au moment où l’on annonça que c’était un prince, la comtesse d’Artois se frappa le front avec vivacité, en s’écriant : « Mon Dieu que je suis heureuse ! » La reine ressentit cette exclamation involontaire et bien naturelle, d’une manière bien différente. Elle n’avait pas même, à cette époque, l’espoir de devenir mère. Cependant sa contenance fut parfaite. Elle donna toutes les marques possibles de tendresse à la jeune accouchée, et ne voulut la quitter que lorsqu’elle fut replacée dans son lit ; ensuite elle traversa les escaliers et la salle des gardes avec un maintien fort calme, au milieu d’une foule immense. Les poissardes, qui s’étaient arrogé le droit de parler aux souverains dans leur ridicule et grossier langage, la suivirent jusqu’aux portes de ses cabinets, en lui criant, avec les expressions les plus licencieuses, que c’était à elle de donner des héritiers. La reine arriva dans son intérieur, très-agitée et précipitant ses pas ; elle s’enferma seule avec moi pour pleurer, non de jalousie sur le bonheur de sa belle-sœur, elle en était incapable ; mais de douleur sur sa position.

J’ai eu souvent occasion d’admirer la modération de la reine dans toutes les circonstances d’intérêt majeur et personnel : elle était extrêmement touchante dans le malheur.

Privée du bonheur de donner un héritier à la couronne, la reine cherchait à s’environner d’illusions qui pouvaient flatter son cœur. Elle avait toujours près d’elle quelques enfans appartenant aux gens de sa maison, et leur prodiguait les plus tendres caresses. Depuis long-temps elle désirait d’en élever un elle-même, et d’en faire l’objet constant de ses soins. Un petit villageois de quatre à cinq ans, d’une figure agréable, brillante de santé, et dont les grands yeux bleus et la belle chevelure blonde étaient remarquables, se précipite par étourderie sous les pieds des chevaux de la reine qui se promenait en calèche et traversait le hameau de Saint-Michel, près Luciennes. Le cocher et les postillons arrêtent les chevaux ; l’enfant est retiré d’un si grand péril sans avoir la plus légère blessure : sa grand’mère s’élance de la porte de sa chaumière pour le prendre ; mais la reine, levée dans sa calèche, étendant les bras vers la vieille paysanne, s’écria que cet enfant était à elle, que le sort le lui avait donné pour la consoler, sans doute, jusqu’au moment où elle aurait le bonheur d’en avoir elle-même. « A-t-il sa mère ? demanda-t-elle. — Non, Madame, ma fille est morte l’hiver dernier, en me laissant cinq petits enfans sur les bras. — Je prends celui-ci, et je me charge de tous les autres ; y consentez-vous ? — Ah ! Madame, ils sont trop heureux, répondit la paysanne ; mais Jacques est bien mauvais : voudra-t-il rester avec vous ! » La reine, en établissant le petit Jacques sur ses genoux, dit qu’elle l’accoutumerait à elle, que c’était son affaire, et ordonna à son écuyer de faire continuer la promenade. Il fallut pourtant l’abréger, tant Jacques poussait de cris perçans et donnait de coups de pied à la reine et à ses dames.

L’arrivée de Sa Majesté dans ses appartemens, à Versailles, tenant ce petit rustre par la main, étonna tout son service ; il criait à tue-tête qu’il voulait sa grand’mère, son frère Louis, sa sœur Marianne ; rien ne pouvait le calmer. On le fit transporter par la femme d’un garçon de toilette, qui fut nommée pour lui servir de bonne. On mit les autres enfans en pension. Petit Jacques, surnommé Armand, revint deux jours après chez la reine ; l’habit blanc, les dentelles, l’écharpe rose à frange d’argent, le chapeau décoré de plumes, avaient remplacé le bonnet de laine, le petit jupon rouge et les sabots. L’enfant était véritablement très-beau. La reine en fut charmée ; on le lui amenait tous les matins à neuf heures ; il déjeunait, dînait avec elle, souvent même avec le roi. Elle se plaisait à l’appeler mon enfant[6], et lui prodiguait les caresses les plus tendres, en observant un profond silence sur les regrets dont son cœur était constamment occupé.

Cet enfant resta près de la reine, jusqu’à l’époque où Madame fut en âge de venir chez son auguste mère qui s’était particulièrement chargée du soin de son éducation.

Le roi commençait à se plaire dans la société de la reine, quoiqu’il n’eût point encore usé des droits d’époux. La reine ne cessait de parler des vertus qu’elle admirait en Louis XVI, et s’attribuait, avec satisfaction, les moindres changemens favorables dans ses manières extérieures ; peut-être laissait-elle voir, avec trop d’abandon, la joie qu’elle en ressentait et la part qu’elle croyait y avoir.

Un jour, Louis XVI avait salué ses dames avec plus de bienveillance et de grâces que de coutume ; la reine s’écria : « Convenez, Mesdames, que, pour un enfant mal élevé, le roi vient de vous saluer avec de très-bonnes manières. »

La reine haïssait M. de La Vauguyon : c’était lui seul qu’elle accusait des choses qui l’affligeaient dans les habitudes, et même dans les sentimens du roi.

Une ancienne première femme de la reine Marie Leckzinska avait continué les fonctions de sa charge auprès de la jeune reine. C’était une de ces vieilles personnes qui ont le bonheur de dérouler le fil entier de leur vie au service des rois, sans savoir rien de ce qui se passe dans les cours. Elle était très-dévote : l’abbé Grisel, ex-jésuite, la dirigeait. Riche par ses économies et par un revenu de 50,000 l. long-temps possédé, elle avait une très-bonne table, et son appartement, au grand commun, réunissait souvent les personnages les plus distingués qui tenaient encore à l’ordre des jésuites. Le duc de La Vauguyon avait des relations avec elle ; leurs chaises, à l’église des Récollets, étaient placées près l’une de l’autre ; ils chantaient ensemble à la grand’-messe et à vêpres le Gloria in excelsis et le Magnificat ; et la pieuse fille, ne voyant en lui que l’élu de Dieu, était fort loin de croire le duc ennemi déclaré d’une princesse qu’elle servait et révérait. Le jour de sa mort, elle accourut toute en larmes raconter à la reine les actes de piété, les actes d’humanité et de repentir des derniers instans du duc de La Vauguyon. Il avait, disait-elle, fait venir ses gens, pour leur demander pardon… « De quoi ? reprit la reine avec vivacité : il a placé et enrichi tous ses valets ; c’était au roi et à ses frères que le saint homme que vous pleurez devait demander pardon, pour avoir si peu soigné l’éducation des princes dont dépendent les destinées et le bonheur de vingt-cinq millions d’hommes. Heureusement, ajouta-t-elle, que, jeunes encore, le roi et ses frères n’ont point cessé de travailler à réparer les torts de leur gouverneur[7]. »

Les années et la confiance qu’une position nouvelle donnait au roi et aux princes ses frères, depuis la mort de Louis XV, avaient amené le développement de leurs caractères. Je vais essayer de tracer leurs portraits.

Louis XVI avait des traits assez nobles, empreints d’une teinte mélancolique ; sa démarche était lourde et sans noblesse ; sa personne, plus que négligée ; ses cheveux, quelque fût le talent de son coiffeur, étaient promptement en désordre, par le peu de soin qu’il mettait à sa tenue. Son organe, sans être dur, n’avait rien d’agréable ; s’il s’animait en parlant, il lui arrivait souvent de passer, du médium de sa voix, à des sons aigus. Son précepteur, l’abbé de Radonvilliers[8], savant, aimable et doux, lui avait donné, ainsi qu’à Monsieur, le goût de l’étude. Le roi avait continué à s’instruire ; il savait parfaitement la langue anglaise. Plusieurs fois je l’ai entendu traduire les passages les plus difficiles du poëme de Milton : il était géographe habile, et se plaisait à tracer et à laver des cartes ; il savait parfaitement l’histoire, mais peut-être n’en avait pas assez étudié l’esprit. Il appréciait les beautés dramatiques et en portait de fort bons jugemens. Un jour, à Choisy, plusieurs dames se récrièrent sur ce que les comédiens français devaient y représenter une pièce de Molière ; le roi leur demanda pourquoi elles désapprouvaient ce choix ? Une d’elles répondit qu’il fallait convenir que Molière était d’un très-mauvais goût ; le roi répondit que l’on pouvait trouver dans Molière beaucoup de choses de mauvais ton, mais qu’il lui paraissait difficile d’en rencontrer qui fussent de mauvais goût.

Ce prince unissait à tant d’instruction toutes les qualités du meilleur époux, du plus tendre père, du maître le plus indulgent, et, quand on songe à tant de vertus, les années qui se sont écoulées depuis la barbarie des factieux et le malheur des Français, sont insuffisantes pour se persuader que le crime soit parvenu à l’accomplissement du forfait le plus inouï.

Le roi montrait malheureusement un goût trop vif pour les arts mécaniques. La maçonnerie, la serrurerie, lui plaisaient au point qu’il admettait dans son intérieur un garçon serrurier avec lequel il forgeait des clefs, des serrures ; ses mains, noircies par ce travail, furent plusieurs fois, en ma présence, un sujet de représentations et même de reproches assez vifs de la part de la reine qui aurait désiré pour le roi d’autres délassemens[9].

Austère et sévère pour lui seul, le roi remplissait exactement les lois de l’Église, jeûnait et faisait maigre tout le carême. Il trouvait bon que la reine n’observât point ces usages avec la même rigueur ; pieux dans le cœur, les lumières du siècle avaient cependant disposé son esprit à la tolérance ; modeste et simple, Turgot, Malesherbes et Necker avaient jugé qu’un prince de ce caractère sacrifierait volontiers les prérogatives royales à la solide grandeur de son peuple ; son cœur le portait, à la vérité, vers des idées de réforme ; mais ses principes, ses préjugés, ses craintes, les clameurs des gens pieux et des privilégiés, l’intimidaient et lui faisaient abandonner des plans que son amour pour le peuple lui avait fait adopter.

Monsieur avait dans son maintien plus de dignité que le roi ; mais sa taille et son embonpoint gênaient sa démarche ; il aimait la représentation et la magnificence ; il cultivait les belles-lettres, et, sous des noms empruntés, fit plusieurs fois insérer dans le Mercure ou dans d’autres journaux des vers dont il était l’auteur[10].

Sa mémoire prodigieuse servait son esprit, en lui fournissant les plus heureuses citations ; il savait par cœur depuis les beaux passages de la latinité classique, jusqu’au latin de toutes les prières ; depuis les Œuvres de Racine, jusqu’au vaudeville de Rose et Colas.

Le comte d’Artois était d’une figure agréable, bien fait, adroit dans les exercices du corps, vif, quelquefois impétueux, occupé de plaisirs et recherché dans sa toilette.

On se plaisait à répéter de lui des mots heureux, dont quelques-uns donnaient de son cœur une idée favorable[11]. Les Parisiens aimaient dans ce prince cet air ouvert et dégagé, attribut du caractère français, et lui témoignaient une véritable affection.

L’empire que prenait la reine sur l’esprit du roi, le charme d’une société où Monsieur déployait les grâces de son esprit, et que le comte d’Artois animait par la vivacité de la jeunesse, avaient adouci, dans le caractère de Louis XVI, cette rudesse qu’une éducation mieux dirigée aurait pu réprimer.

Cependant ce défaut se manifestait encore trop souvent, et, malgré son extrême simplicité, le roi inspirait de la défiance à ceux qui avaient occasion de lui parler. Une louable crainte portait à éviter des brusqueries subites et difficiles à prévoir. Les courtisans, soumis en présence des souverains, n’en sont que plus disposés à les peindre d’un seul trait ; ils avaient nommé, peu galamment, ces reparties si redoutées, les coups de boutoir du roi.

Très-méthodique dans toutes ses habitudes, le roi se couchait à onze heures précises. Un soir la reine devait se rendre, avec sa société habituelle, à une réunion chez le duc de Duras, ou chez la princesse de Guéménée. L’aiguille de la pendule fut adroitement avancée, pour hâter de quelques minutes l’instant du départ du roi ; il crut réellement que l’heure de son coucher était arrivée, se retira, et ne trouva chez lui personne de réuni pour son service du soir. Cette plaisanterie circula dans tous les salons de Versailles, et y fut désapprouvée. Les rois n’ont pas d’intérieur ; les reines n’ont ni cabinets, ni boudoirs. C’est une vérité dont on ne saurait trop les pénétrer : s’il ne se trouve pas habituellement auprès des souverains des gens disposés à transmettre à la postérité leurs habitudes privées, le moindre valet raconte ce qu’il a vu ou entendu ; ses propos circulent avec rapidité et forment cette redoutable opinion publique qui s’élève, s’agrandit, et empreint, sur les plus augustes têtes, des caractères souvent faux, mais presque toujours ineffaçables.


  1. Le château du petit Trianon, bâti pour Louis XV, n’a rien de remarquable pour la beauté du monument. La richesse des serres-chaudes rendait ce lieu agréable à ce prince. Plusieurs fois dans l’année, il y passait quelques jours. C’est en partant de Versailles pour se rendre au petit Trianon, qu’il fut frappé au côté par le couteau du régicide Damiens ; et ce fut dans le même lieu qu’il fut atteint de la petite-vérole dont il mourut le 10 mai 1774.
    (Note de madame Campan.)
  2. Ce reproche de prodigalité, fait à la reine avec tant d’injustice, a été si généralement répandu en France et dans toute l’Europe, qu’il a dû tenir au projet de rendre la cour uniquement responsable du mauvais état des finances.
    (Note de madame Campan.)
  3. On fit commettre à la cour deux fautes de ce genre : l’une à l’époque du mariage de la dauphine, l’autre dans la circonstance dont parle ici madame Campan. Ces questions de préséance, imprudemment agitées et qui indisposèrent la haute noblesse, donnèrent lieu à des débats, fournirent des anecdotes, firent naître des bons mots et des vers épigrammatiques dont Grimm rapporte une partie dans sa Correspondance, et qu’on trouvera dans les éclaircissemens (lettre K).
    (Note de l’édit.)
  4. Joseph II, lors de son voyage en France, voulut rendre aussi visite à M. de Buffon, et dit à cet homme célèbre : Je viens chercher l’exemplaire que mon frère a oublié.
    (Note de l’édit.)
  5. Le récit du sacre de Louis XVI est curieux pour la génération nouvelle, parce qu’on y retrouve tous les usages de l’ancienne monarchie. Plusieurs circonstances peignent d’ailleurs, sous le jour le plus favorable, le caractère du roi et de Marie-Antoinette. Mais comme ces détails sont extraits d’un ouvrage publié en 1791, il ne faudra pas être surpris de les trouver fortement empreints de l’esprit et des opinions du temps. (Voyez la lettre L.)
    (Note de l’édit.)
  6. Ce petit malheureux avait près de vingt ans en 1792 ; les propos incendiaires du peuple, la peur d’être traité comme un être favorisé de la reine, en avaient fait le terroriste le plus sanguinaire de Versailles. Il fut tué à la bataille de Jemmapes.
    (Note de madame Campan.)
  7. On lit dans Grimm le passage suivant, t. II, p. 199 :

    « M. le duc de La Vauguyon étant allé, ces jours passés, rendre compte au tribunal de la justice éternelle de la manière dont il s’est acquitté du devoir effrayant et terrible d’élever un dauphin de France, et recevoir le châtiment de la plus criminelle des entreprises, si elle ne s’est pas accomplie au vœu et aux acclamations de toute la nation : on a vu, à cette occasion, un mouvement de vanité bien étrange, et qui a occupé la cour et la ville ; c’est le billet d’enterrement qu’on a envoyé à toutes les portes, suivant l’usage. Ce billet est devenu, par sa singularité, un effet de bibliothèque. Chacun a voulu le conserver ; et, à force d’être recherché, il est devenu rare, malgré la profusion avec laquelle il avait été distribué. Je vais le transcrire ici en son entier, dans l’espérance qu’il pourra entraîner ces feuilles avec lui vers la postérité.

    « Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quélen, chef des noms et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quélen, en Haute-Bretagne, juveigneur des comtes de Porhoët, substitué aux noms et armes de Stuer de Caulsade, duc de La Vauguyon, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Boulay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonges et d’Archiac, vicomte de Calvignac, baron des anciennes et hautes baronies de Tonneins, Gratteloup, Villeton, La Gruère et Picornet, seigneur de Larnagol et Talcoimur, vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guyenne, second baron de Quercy, lieutenant-général des armées du roi, chevalier de ses ordres, menin de feu monseigneur le dauphin, premier gentilhomme de la chambre de monseigneur le dauphin, grand-maître de sa garde-robe, ci-devant gouverneur de sa personne et de celle de monseigneur le comte de Provence, gouverneur de la personne de monseigneur le comte d’Artois, premier gentilhomme de sa chambre, grand-maître de sa garde-robe, et surintendant de sa maison ; qui se feront jeudi 6 février 1772, à dix heures du matin, en l’église royale et paroissiale de Notre-Dame de Versailles, où son corps sera inhumé.

    » De Profundis. »

    » On voit que ce billet est l’ouvrage d’une composition réfléchie, combinée, profonde et laborieuse. Celui qui en est l’auteur, ajoute la Correspondance de Grimm, mérite bien que l’Académie des inscriptions et belles-lettres lui confère, par acclamation, la première place vacante, et l’enregistre parmi ses membres comme duc, pair, prince, marquis, comte, vicomte, juveigneur, vidame, chevalier, avoué, haut baron, second baron et troisième baron. Il serait à propos aussi de fonder et d’ériger une chaire dont le professeur ne ferait autre chose toute l’année que d’expliquer à la jeunesse le billet d’enterrement de M. le duc de La Vauguyon ; sans quoi il est à craindre que l’érudition, nécessaire pour le bien entendre, ne se perde insensiblement, et que ce billet ne devienne avec le temps le désespoir des critiques.

    » Le terme de juveigneur, par exemple, est peu connu. On appelle ainsi un cadet apanagé ; M. le duc d’Orléans est juveigneur de la maison de France. Ce mot est peut-être une corruption du mot junior, dont les Césars du Bas-Empire appelaient ceux qu’ils associaient à l’empire. Sans le billet d’enterrement de M. de La Vauguyon, le terme de juveigneur allait se perdre dans l’obscurité des temps. »

    (Note de l’édit.)
  8. L’un des quarante de l’Académie française.
  9. Louis XVI voyait dans les travaux de la serrurerie les applications qu’elle pouvait avoir pour une étude plus élevée. Il était excellent géographe. L’instrument le plus précieux et le plus complet pour l’étude de cette science, a été commencé par ses ordres et sous sa direction. C’est un immense globe en cuivre qui existe en ce moment à la bibliothèque Mazarine, et qui n’est point achevé. Louis XVI a lui-même inventé et fait exécuter sous ses yeux l’ingénieux mécanisme qu’exigeait le jeu de ce globe.

    Un homme qui prétend être entré dans ses appartemens secrets, à Versailles, après le 10 août, nous a conservé, sur les dispositions de ses cabinets, de ses livres, de ses cartes, de ses papiers, de ses meubles et des outils qu’il employait, une foule de détails qui peignent, avec beaucoup d’intérêt, ses goûts, son caractère, ses occupations, ses habitudes. De pareils détails sont presque à la vie privée d’un prince, ce qu’un portrait est pour sa ressemblance, un fac-simile pour son écriture. (Voyez la lettre M.)

    (Note de l’édit.)
  10. Élevé sur le trône ou placé seulement sur ses premiers degrés, le prince dont parle ici madame Campan aima toujours et protégea les lettres. La faveur éclairée qu’il accordait aux talens était connue de la France entière. Dans un voyage que fit Monsieur pour parcourir diverses provinces du royaume, il visita Toulouse. « Après que le parlement eut harangué ce prince, dit un ouvrage du temps, son altesse royale, par une distinction particulière qu’elle voulut accorder aux lettres, reçut l’hommage de l’Académie des jeux floraux avant celui des Cours souveraines. L’abbé d’Auffreri, conseiller au parlement, porta la parole au nom de l’Académie dont il était membre. « C’est, dit-il, à l’éloquence et à la poésie à vous peindre, Monseigneur, faisant, dans l’âge des plaisirs, vos plus chères délices de la retraite et de l’étude, et partageant ce goût enchanteur avec l’auguste princesse dont les vertus réunies font le bonheur de vos jours. » L’orateur avait placé à la fin de son discours un éloge de feu M. le dauphin, père du roi et de ses frères ; le prince s’attendrit en l’écoutant, et lorsque l’abbé d’Auffreri eut cessé de parler, il s’approcha de lui, et lui dit avec bonté : « Je remercie l’Académie des sentimens qu’elle me témoigne ; je connaissais depuis long-temps sa célébrité ; vous confirmez, Monsieur, l’idée que j’avais de ce corps ; il peut toujours compter sur ma protection. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, tome II, p. 21 et 22.)

    Pendant son séjour à Avignon, Monsieur logea à l’hôtel du duc de Crillon : il refusa la garde bourgeoise qui lui fut offerte, en disant : « Un fils de France, logé chez un Crillon, n’a pas besoin » de gardes. »

    (Note de l’édit.)
  11. On trouve, dans un écrit du temps, une repartie qui honore l’humanité du prince. Il s’agissait du sort des prisonniers ; M. le comte d’Artois voulait qu’on respectât toujours en eux le malheur, et qu’on ne fît point subir à ceux qui ne sont qu’accusés, le sort des coupables atteints par les lois. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans cet écrit :

    « L’abbé de Besplas, célèbre prédicateur, prononça, devant le roi, un discours de la Cène, qui avait pour sujet : Des caractères de la charité dans un roi. Ce morceau sur les cachots fit l’impression la plus vive.

    « Sire, l’état des cachots de votre royaume arracherait des larmes aux plus insensibles qui les visiteraient. Un lieu de sûreté ne peut, sans une énorme injustice, devenir un séjour de désespoir. Vos magistrats s’efforcent d’y adoucir l’état des malheureux ; mais, privés des secours nécessaires pour la réparation de ces antres infects, ils n’ont qu’un morne silence à opposer aux plaintes des infortunés. Oui, j’en ai vu, Sire, et mon zèle me force ici, comme Paul, à honorer mon ministère ; oui, j’en ai vu qui, couverts d’une lèpre universelle, par l’infection de ces repaires hideux, bénissaient mille fois dans nos bras le moment fortuné où ils allaient enfin subir le supplice. Grand Dieu ! sous un bon prince, des sujets qui envient l’échafaud ! Jour immortel, soyez béni ! j’ai acquitté le vœu de mon cœur, de décharger le poids d’une si grande douleur dans le sein du meilleur des monarques. »

    » On remarqua à ce morceau la plus grande attention du roi et des princes ses frères. Le comte d’Artois fit même, au sujet de ce qu’il venait d’entendre, une très-belle repartie. Le lendemain, à son lever, un courtisan égoïste et corrupteur, ainsi qu’ils le sont presque tous, eut l’insouciance d’observer que l’abbé de Besplas s’était plaint mal à propos de la manière dont les prisonniers étaient traités dans les cachots qu’on pouvait regarder comme une partie de la peine que méritent leurs crimes. Le prince l’interrompit alors avec vivacité, en s’écriant : « Sait-on s’ils sont coupables ? on n’en est assuré que par l’arrêt. »

    (Note de l’édit.)