Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/15

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE XII.

Expédition de Syrie.

On la regarde généralement comme une tentative faite par Bonaparte pour révolutionner l’Orient, et néanmoins il présenta lui-même cette expédition comme n’étant qu’une opération défensive qui eut pour premier objet de mettre l’Égypte à couvert de l’irruption d’une armée turque du côté de la Syrie. La guerre entre la Porte ottomane et la France était inévitable. Comment aurait-on pu douter que la conquête de l’Égypte n’eût armé contre nous la Porte, notre ancienne alliée ? Croit-on que le général en chef ait pu se faire illusion à cet égard ? Il devait peu compter sur la politique du Directoire, d’ailleurs peu capable de faire impression sur le divan, après une agression si gratuite de la part des Français. La malheureuse issue de la bataille navale d’Aboukir, qui entraîna la destruction de notre escadre, décida le divan. Dès la fin de 1798 il prépara plusieurs armemens contre les conquérans de l’Égypte, l’un à Rhodes, l’autre en Syrie. La légation française à Constantinople, et tous les agens consulaires établis dans les villes de la domination turque, furent successivement arrêtés et incarcérés, d’après les usages de l’Orient. Le général en chef avait prévu cet orage dès la fin du mois d’août. Tournant ses regards vers la Syrie, et redoutant les efforts d’Achmet-Pacha, gouverneur de Séide et de Saint-Jean-d’Acre, connu sous le nom de Djezzar, il lui écrivit la lettre suivante, sous la date du Caire, le 22 août.

« En venant en Égypte faire la guerre aux beys, j’ai fait une chose juste et conforme à tes intérêts, puisqu’ils étaient tes ennemis ; je ne suis point venu faire la guerre aux Musulmans. Tu dois savoir que mon premier soin, en entrant à Malte, a été de faire mettre en liberté deux mille Turcs qui depuis plusieurs années gémissaient dans l’esclavage. En arrivant en Égypte, j’ai rassuré le peuple, protégé les muphtis, les imans et les mosquées ; les pélerins de la Mecque n’ont jamais été accueillis avec plus de soin et d’amitié que je ne l’ai fait, et la fête du Prophète vient d’être célébrée avec plus de splendeur que jamais.

» Je t’envoie cette lettre par un officier qui te fera connaître de vive voix mon intention de vivre en bonne intelligence avec toi, en nous rendant réciproquement tous les services que peuvent exiger le commerce et le bien des états ; car les Musulmans n’ont pas de plus grands amis que les Français. »

Le général en chef confia cette lettre au chef de bataillon d’état-major Beauvoisin, qui était alors commissaire près le divan du Caire, et il lui donna les instructions suivantes :

« Le chef d’état-major Beauvoisin se rendra à Damiette ; de là il s’embarquera sur un vaisseau turc ou grec ; il se rendra à Jaffa ; il portera la lettre ci-jointe à Achmet-Pacha ; il demandera à se présenter devant lui, et il réitérera de vive voix que les Musulmans n’ont pas de plus vrais amis en Europe que nous ; que j’ai entendu avec peine que l’on croyait en Syrie que j’avais dessein de prendre Jérusalem et de détruire la religion mahométane ; que ce projet est aussi loin de notre cœur que de notre esprit ; qu’il peut vivre en toute sûreté ; que je le connais de réputation comme un homme de mérite ; qu’il peut être assuré que, s’il veut se comporter comme il le doit envers des hommes qui ne lui font rien, je serai son ami ; et que bien loin que notre arrivée en Égypte soit contraire à sa puissance, elle ne fera que l’augmenter ; que je sais que les mameloucks, que j’ai détruits, étaient ses ennemis, et qu’il ne doit pas nous confondre avec le reste des Européens, puisque, au lieu de rendre les Musulmans esclaves, nous les délivrons ; et enfin il lui racontera ce qui s’est passé en Égypte, et ce qui peut être propre à lui ôter l’envie d’armer et de se mêler de cette querelle. Si Achmet-Pacha n’est pas à Jaffa, le chef d’état-major Beauvoisin se rendra à Saint-Jean-d’Acre ; mais il aura soin auparavant de voir les familles européennes, et principalement le vice-consul français, pour se procurer des renseignemens sur ce qui se passe à Constantinople, et sur ce qui se fait en Syrie. »

L’envoyé du général en chef s’étant embarqué, fit voile pour Jaffa et ensuite pour Saint-Jean-d’Acre, où il arriva dans les premiers jours de septembre ; mais il ne put obtenir audience de Djezzar, auquel il écrivit deux fois inutilement ; il ne lui fut pas même permis de sortir du bâtiment qui l’avait conduit dans le port. Cet officier écrivit à bord une lettre au Directoire exécutif pour lui rendre compte de l’objet de sa mission, et dans cette lettre, qu’il remit à un capitaine ragusais, dont le bâtiment devait mettre à la voile, il disait au Directoire qu’il était forcé d’être laconique. Sa dépêche ayant été interceptée par la croisière anglaise et publiée dans les feuilles de Londres, cette circonstance indisposa le général en chef contre son émissaire, d’autant plus qu’il échoua complétement dans sa mission. Djezzar-Pacha, sans lui rien répondre, lui donna pour remettre à la voile à peine quelques heures de délai. À son retour au Caire il fut disgracié, bientôt après destitué et renvoyé en France. Pris dans sa traversée par un corsaire barbaresque, et livré à l’amiral turc, il ne put éviter d’être renfermé au château des Sept-Tours jusqu’en 1801. C’est ainsi qu’il fut victime du courroux de Bonaparte, qui fit peser sur lui le ressentiment qu’avait excité le refus méprisant de Djezzar-Pacha, d’entrer en correspondance avec lui.

À compter de ce moment, le général en chef roula dans son esprit le projet d’une expédition en Syrie, autant pour faire repentir Djezzar d’avoir dédaigné son alliance, que pour achever de disperser les mameloucks conduits par Ibrahim-Bey. Mais la révolte du Caire, et la nécessité de pourvoir à la défense de l’Égypte ne lui permirent pas de mettre son plan à exécution au mois de novembre, comme il en avait eu le projet. Dans l’intervalle, il crut devoir tenter une nouvelle démarche auprès de Djezzar, et il lui fit porter par deux Arabes la lettre suivante, datée du Caire, le 19 novembre.

« Je ne veux pas vous faire la guerre, si vous n’êtes pas mon ennemi ; mais il est temps que vous vous expliquiez. Si vous continuez à donner refuge et à garder sur les frontières de l’Égypte Ibrahim-Bey, je regarderai cela comme une marque d’hostilité, et j’irai à Acre.

» Si vous voulez vivre en paix avec moi, vous éloignerez Ibrahim-Bey à quarante lieues des frontières d’Égypte, et vous laisserez libre le commerce entre Damiette et la Syrie.

» Alors, je vous promets de respecter vos états, de laisser la liberté entière au commerce entre l’Égypte et la Syrie, soit par terre, soit par mer. »

Djezzar laissa cette lettre sans réponse, ainsi qu’il l’avait déjà fait à l’égard de la première dépêche.

Cependant, comme la tranquillité était à peu près rétablie au Caire et dans les autres provinces de l’Égypte, que l’escadre ennemie en station devant Alexandrie restait dans l’inaction, et que du côté de la haute Égypte, Desaix remportait de grands avantages sur Mourad-Bey, le général en chef entrevit la possibilité d’effectuer son entreprise contre Djezzar. Déjà il avait fait occuper le village de Katiéh, situé à trois journées de Salehiéh, sur le chemin qui conduit en Syrie en longeant la côte de la Méditerranée et en passant par El-Arich. Son intention était d’en faire une sorte de place d’armes, pour les troupes marchant vers la Syrie. L’approvisionnement devait se faire par Damiette, Katiéh n’étant qu’à une journée de l’extrémité du lac Menzaléh.

La prise de possession de Suez par le général Bon avait eu aussi pour objet de s’assurer de cette position importante au moment où l’on pénétrerait en Syrie. Il s’agissait aussi de faire reconnaître les traces de l’ancien canal qui unissait jadis la mer Rouge à la Méditerranée. Le général en chef lui-même voulut entreprendre cette reconnaissance, escorté par ses guides à cheval, et accompagné d’une partie des officiers de son état-major, ainsi que des membres de l’Institut d’Égypte, Berthollet, Monge, Bourienne, Costas, et le chirurgien en chef Larrey. J’étais aussi de ce voyage. Nous partîmes du Caire le 25 décembre, et nous marchâmes trois jours dans le désert. Le chemin était tracé par des ossemens d’hommes et d’animaux de toute espèce, et bien capables d’inspirer au voyageur les idées les plus tristes ; car tel était son sort s’il venait à manquer d’eau ou de vivres. Le 26 nous bivouaquâmes à dix lieues dans le même désert, éprouvant l’extrême différence de la température de la nuit d’avec celle du jour. Le froid était si vif la nuit, que pour nous reposer nous ne trouvâmes d’autres moyens que de faire de grands tas de ces ossemens et d’y mettre le feu. Nous arrivâmes le 27 à Suez, après avoir traversé une plaine immense et aride, où nous ne découvrîmes qu’un seul arbre à notre deuxième station ; c’était un if d’un aspect lugubre. Suez ne répond plus à son ancienne célébrité. Le général en chef, après l’avoir reconnu, visita le port et la côte qui l’avoisinent ; il désigna lui-même les lieux des nouvelles fortifications. Voulant ensuite passer en Asie, et visiter ce que les Arabes appellent les sources de Moïse, et reconnaître la rive orientale de la mer Rouge, il nous fit traverser cette mer devant Suez par un gué qui n’est praticable qu’à marée basse, ce qui nous fit éviter un contour de huit lieues dans des déserts fatigans. Des Arabes montés sur des dromadaires nous précédaient et nous servaient de guides ; beaucoup de nos chevaux traversaient à la nage, d’autres avaient de l’eau jusqu’au poitrail, quoique nous fussions protégés dans notre excursion par un banc de sable. Après plusieurs heures de marche sur des sables mouvans, par ce même lieu que la tradition désigne comme l’endroit où passa Moïse avec les Israélites pour échapper à l’armée de Pharaon, nous arrivâmes enfin aux sources, près des montagnes du Torn, et à peu de distance de la mer. Elles sont au nombre de cinq, et s’échappent en bouillonnant des sommets de petits monticules de sable. J’en trouvai l’eau potable, mais un peu saumâtre ; elle sert aux voyageurs et aux habitans de Suez, et nous vîmes encore les vestiges de l’aqueduc qui conduisait cette eau à des citernes creusées sur le bord du rivage, et destinées jadis à servir d’aiguade aux bâtimens qui visitaient cette partie de la mer Rouge. Le général en chef rappela lui-même à ses guides d’escorte le trait d’histoire sacrée relatif à cette célèbre fontaine.

La nuit nous ayant surpris au moment où le général en chef revenait par la route de Suez, nous ne trouvâmes plus le gué praticable, la marée étant encore très-haute. Nos guides arabes crurent pouvoir indiquer un autre chemin et s’égarèrent. Nous nous trouvâmes bientôt dans un marais avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et là le général avec ceux qui l’accompagnaient faillit éprouver le sort du roi Pharaon et de son armée marchant à la poursuite des Israélites. Nous fûmes obligés de remonter vers le fond du golfe. Nous revînmes à Suez la même nuit, et après nous y être reposés, nous entrâmes le lendemain dans l’isthme, le général en chef voulant visiter l’ancien canal de communication entre les deux mers. Nous en découvrîmes enfin les vestiges, et nous marchâmes pendant quatre heures sur le lit même du canal ; mais l’opinion des savans fut partagée sur l’antiquité et la destination de ces travaux.

En revenant, le général en chef aperçut un camp arabe, et il dit à ses guides à cheval : « Vos chevaux sont fatigués, que ceux qui peuvent me suivre viennent avec moi ; » et, prenant le galop avec seulement cinq guides, il se rendit maître du camp et du butin. Il se mit ensuite à plaisanter ceux qui n’avaient pu le suivre, en leur disant que le produit de la vente des effets enlevés ne serait que pour les vainqueurs.

La caravane, que nous avions rejointe, reprit la route du Caire, et le général en chef prit celle de Belbéis pour y visiter la partie du canal qui avait été dérivée du Nil. Nous en remarquâmes les vestiges pendant à peu près cinq lieues au nord de Suez ; là ils se perdent dans les sables mouvans et ne reparaissent qu’à quelques lieues de Belbéis, dans l’oasis d’Houraéb. À Belbéis le général revisita les fortifications, puis se remit sur les traces du canal jusqu’à l’ancienne Péluse, d’où nous revînmes au Caire, où le général en chef donna des ordres pour lever le plan du canal. Pendant toute cette route dans l’isthme, nous n’avions rencontré que quelques petites tribus d’Arabes-Bédouins, qui offraient le tableau de la misère la plus affreuse, et auxquels on enleva des chameaux et des femmes.

Ce fut à Belbéis que le général Bonaparte apprit l’occupation du fort d’El-Arich par un détachement des troupes de Djezzar et des mameloucks d’Ibrahim-Bey. Plus de doute dès lors des dispositions hostiles de la Porte ottomane et du pacha d’Acre. La connaissance qu’avait déjà l’état-major du firman par lequel le grand-seigneur nous déclarait la guerre, lui fit voir que les Turcs avaient joint les actions aux paroles.

Le général en chef fit aussitôt ses dispositions pour pénétrer en Syrie.

Voici comme il rendit compte au Directoire exécutif, par sa dépêche confidentielle du 10 février, des motifs et de l’objet de son expédition.

« Les Anglais ont obtenu de la Porte que Djezzar-Pacha aurait, outre son pachalic d’Acre, celui de Damas. Ibrahim-Pacha, Abdallah-Pacha, et d’autres pachas sont à Gaza, et menacent l’Égypte d’une invasion. Je pars dans une heure pour aller les trouver. Il faut passer neuf jours d’un désert sans eau ni herbe ; j’ai ramassé une quantité assez considérable de chameaux, et j’espère que je ne manquerai de rien. Quand vous lirez cette lettre, il serait possible que je fusse sur les ruines de la ville de Salomon.

» Djezzar-Pacha est un vieillard de soixante-dix ans, homme féroce, qui a une haine démesurée contre les Français ; il a répondu avec dédain aux ouvertures amicales que je lui ai fait faire plusieurs fois. J’ai dans l’opération que j’entreprends trois buts :

» I° Assurer la conquête de l’Égypte en construisant une place forte au-delà du désert, et dès lors éloigner tellement les armées, de quelque nation que ce soit, de l’Égypte, qu’elles ne puissent rien combiner avec une armée européenne qui viendrait sur les côtes.

» 2° Obliger la Porte à s’expliquer, et par là appuyer la négociation que vous avez sans doute entamée, et l’envoi que je fais à Constantinople du citoyen Beauchamp sur la caravelle turque.

» 3° Enfin, ôter à la croisière anglaise les subsistances qu’elle tire de Syrie, en employant les deux mois d’hiver qui me restent à me rendre par la guerre et par la diplomatie toute cette côte amie. »

Depuis huit mois le général en chef était sans nouvelles de France ; il avait expédié au Directoire plus de soixante bâtimens de toutes les nations et par toutes les voies. Il reçut avant son départ pour la Syrie des informations d’Europe, par MM. Hamelin et Liveron qui étaient partis vers la fin d’octobre de Trieste, et qui, évitant la croisière anglaise, étaient entrés dans le port d’Alexandrie vers la fin de janvier. Ils lui donnèrent les premières nouvelles des préparatifs pour une nouvelle guerre générale. Ce fut pour lui un motif de plus de presser son expédition.

Avant d’en faire le récit, je donnerai une idée de la Syrie, où nous allions porter nos armes. Cette contrée diffère entièrement de l’Égypte par sa population, par son climat et son sol. L’Égypte est une plaine formée par la vallée du Nil, tandis que la Syrie est la réunion d’un grand nombre de vallées. On n’y voit guère que des collines et des montagnes : la plus élevée est le mont Liban, couverte de pins énormes ; c’est le centre de la Syrie et de la chaîne de montagnes qui traverse toute cette contrée, et suit parallèlement toutes les côtes de la Méditerranée, à la distance de huit à dix lieues. Le Jourdain et l’Oronte prennent leur source au mont Liban ; le premier va se perdre dans la mer Morte, après soixante lieues de cours ; l’Oronte, après un cours d’une égale étendue, entre les montagnes et l’Arabie, va se jeter dans le golfe d’Antioche. Il ne pleut pas en Égypte, et il pleut en Syrie presque autant qu’en Europe. Le pays étant composé de vallées et de petites montagnes, on y trouve beaucoup de pâturages et on y élève beaucoup de troupeaux. Des arbres de toutes espèces l’ombragent ; on y voit également beaucoup d’oliviers. Alep et Damas sont ses deux plus grandes villes. La Syrie offrant cent cinquante lieues de côtes à la mer, on y trouve aussi plusieurs villes maritimes. La première est Gaza, jadis célèbre, mais aujourd’hui sans rade et sans port, la mer s’en étant retirée d’une lieue ; puis Jaffa, l’ancienne Joppé. Son port est le plus voisin de Jérusalem ; il n’en est qu’à quinze lieues. L’ancienne Césarée n’offre plus guère que des ruines. L’ancienne Tyr, que les Syriens ou plutôt que les Arabes appellent Sour, n’est plus qu’un village. Saïde, Baîrout, Tripoli, ne sont que des petites villes. Le golfe d’Alexandrette, situé à vingt lieues d’Alep, offre un mouillage pour les plus grands vaisseaux ; ce qui en fait le point le plus important de toute la côte. La ville de Saint-Jean-d’Acre, qui est entre Césarée et l’ancienne Tyr, a aussi une rade foraine. Cette ville, où l’on compte 12,000 habitans, a une assez grande importance militaire, étant la résidence du pacha ; le siége qu’elle a subi l’a rendue célèbre. La population de la Syrie est un mélange de Juifs, de Chrétiens, d’Arabes et de Mahométans des deux sectes.

Environ 13,000 hommes étaient destinés à en faire la conquête ; savoir : les divisions Reynier, Kléber, Bon et Lannes. La cavalerie, qui ne s’élevait qu’à 900 chevaux, était sous les ordres du général Murat ; le reste de l’armée se composait de l’artillerie, du génie, du corps des guides, au nombre de 400, et d’une compagnie de dromadaires exercés par nos soldats.

Toutes ces troupes furent mises en mouvement dans les premiers jours de février. La division Reynier formait l’avant-garde. La division Kléber, qui occupait Damiette et les environs du lac Mensaléh, s’embarqua sur des djermes pour gagner les déserts par le lac. Toutes les divisions marchaient successivement ; elles traversèrent d’abord la province de Charqyéh. Les troupes du général Reynier, après deux journées de marche à travers le désert, arrivèrent le 9 février devant El-Arich, qui était occupé par environ 2000 hommes des troupes de Djezzar et d’Ibrahim-Bey. Dans la première reconnaissance, ce général voulut brusquer l’attaque du village. Un combat très-vif s’engagea ; les soldats de Djezzar, qui occupaient des maisons crénelées, firent pleuvoir sur nos soldats outre une grêle de balles, des pierres et des matières enflammées. Nous fîmes une perte considérable ; il y eut dans cette première attaque plus de trois cents blessés. Le général Reynier ayant pris position apprit que la cavalerie de Djezzar, soutenue par de l’infanterie, s’approchait d’El-Arich par la route de Gaza ; il se tint sur ses gardes. Renforcé par la division Kléber, et s’étant concerté avec ce général, il surprit le camp des mameloucks, qui fut enlevé après une assez vive résistance. La terreur s’était emparée de l’ennemi, qui n’eut que le temps de fuir en désordre après avoir éprouvé une perte assez considérable.

Parti du Caire, le 10 février, avec le quartier-général, nous arrivâmes le 12 à Salaiéh. Un grand nombre de chameaux nous suivaient. À Salaiéh le général en chef apprit l’échec éprouvé devant El-Arich ; il prit de l’humeur contre le général Reynier, disant qu’il n’avait repoussé la cavalerie de Djezzar que soutenu par la prudence et les sages mesures du général Kléber. Il se mit aussitôt en marche pour Cathiéh. Nous vîmes nos soldats sur la route, se traînant avec peine au milieu des sables, ne trouvant pour apaiser leur soif qu’une eau saumâtre, que nos chevaux refusaient de boire. Aigris par les privations, ils devenaient pillards et insubordonnés ; nous avions de la peine à leur faire respecter les bagages du quartier-général. Après cinq jours de marche pénible nous arrivâmes à El-Arich le 17 février. Nous y trouvâmes les deux divisions réunies, ainsi que le parc d’artillerie. Le temps était pluvieux et froid, et la terre humide ; nous gémissions de voir nos blessés, couchés sur des feuilles de palmiers au milieu du camp, n’étant couverts que par quelques mauvaises tentes, ou quelques branches de palmiers, qui ne les mettaient à l’abri ni de la pluie ni de l’humidité. Comme on était dépourvu de viande, on tua des chameaux, dont le bouillon et la chair servirent à soulager les malades et les blessés. Le lendemain 18, toute l’armée étant réunie campa sur des monticules de sables entre El-Arich et la mer. On forma le siége du fort, qui est d’une construction carrée, et qui domine le village ; une batterie de brèche fut établie, mais elle fit peu d’effet, n’étant composée que de pièces de campagne. Comme les vivres manquaient, que nous mangions les chameaux et les ânes, que nos soldats joignaient à cette nourriture des cœurs de palmiers, aliment d’une mauvaise digestion, le général en chef jugea qu’il fallait se hâter d’emporter El-Arich. Étant venu visiter la tranchée, il dit à un officier-général qui était derrière les grenadiers : « Cent cinquante bons b...... qui iraient fusiller ces coquins-là par les créneaux feraient un bon effet. » Les grenadiers, ayant entendu ces paroles, y furent sans être commandés. Pour aller plus vite en besogne, le général en chef fit marcher de front les négociations et l’attaque. Le général Berthier somma Ibrahim-Aga, qui commandait la garnison composée d’Arnautes et de Maugrebins. Deux fois la négociation fut suspendue et reprise ; enfin, le 19 février au soir, Ibrahim signa une capitulation, portant que la garnison sortirait pour se rendre par le désert à Bagdad, à condition de ne plus servir dans l’armée de Djezzar avant un an révolu. Le lendemain nous occupâmes le fort évacué. Les Maugrebins, ne voulant point se rendre à Bagdad, prirent service dans notre armée, au nombre de trois ou quatre cents. La pluie n’avait pas discontinué pendant le séjour de l’armée devant le fort, qu’on eut de la peine à désinfecter avant d’y établir nos troupes. Nous n’y trouvâmes que pour un jour ou deux de vivres. Le général en chef ordonna qu’on augmentât les fortifications, et qu’on fît d’El-Arich une place d’armes. L’armée resta encore campée pendant quatre jours devant ce fort, soit pour que nos troupes eussent le temps de se remettre de leurs fatigues, soit qu’il fallût pourvoir aux convois et au service de l’armée.

Le général en chef ayant donné le commandement de l’avant-garde à Kléber, ce général se mit en marche le 22 février avec sa division et une partie de la cavalerie, commandée par le général Murat. Kléber devait arriver le soir au premier village de la Palestine, sur le chemin qui conduit à Jaffa ; mais son guide l’ayant égaré, il erra dans le désert pendant quarante-huit heures sans eau, et accablé de chaleur et de soif ; il fit fusiller son guide. Le général en chef, après avoir mis deux autres divisions en mouvement, et persuadé que Kléber était arrivé à sa destination, partit le 23 avec le quartier-général, et se dirigea sur le village, où il croyait trouver Kléber. Quelle fut notre surprise d’y apercevoir l’ennemi en force, c’est-à-dire les Turcs et les mameloucks, qui s’y étaient ralliés après le combat d’El-Arich. Le général en chef n’avait que ses guides à cheval et un détachement du corps des dromadaires ; il s’arrêta pour donner le temps au quartier-général de rebrousser dans le désert. Quant à lui sa fortune le protégea visiblement ; les mameloucks prirent son escorte pour l’avant-garde de l’armée, et rebroussèrent eux-mêmes sur la route de Gaza. Ce fut à Santon, où avait rétrogradé le quartier-général, que Kléber, après avoir erré si long-temps dans le désert, nous rejoignit, et successivement les autres divisions. Les troupes, épuisées par la soif, la faim et la marche, étaient découragées ; mais quand le général en chef parut dans leurs rangs, monté sur son dromadaire, et qu’elles le virent partager leurs privations et leurs fatigues, elles furent ranimées et continuèrent leur marche avec plus de fermeté et de constance. Le 24 février, nous aperçûmes les portes de la Syrie. Ce sont deux colonnes de granit, indiquant la séparation de l’Afrique d’avec l’Asie, près lesquelles on trouve un grand puits rempli d’eau douce, où nous nous désaltérâmes. Nous venions de faire soixante lieues dans un désert brûlant et aride ; aussi quelle fut notre joie quand nous aperçûmes les belles et riches campagnes de la Palestine et les sommets de ses montagnes boisées. Nous arrivâmes à Kanyounes, premier village de la Syrie, que les mameloucks et les Turcs venaient d’abandonner pour se replier sur Gaza ; nous y trouvâmes des vivres et quelques rafraîchissemens. Le lendemain, quand nous nous mîmes en marche, une pluie abondante vint rafraîchir l’air ; nos soldats se dépouillaient de leurs vêtemens pour se rafraîchir et se purifier par cette ondée bienfaisante ; ils continuèrent gaîment leur marche, quoique la route fût pénible et difficile à cause des rivières et des torrens qu’il fallait traverser.

Vers deux heures, nous aperçûmes sur les hauteurs en avant de Gaza un corps de Turcs et de mameloucks rangés en bataille. Le général en chef fit aussitôt former chacune des divisions en carré, et notre cavalerie se mit en manœuvre avec six pièces de canons pour commencer l’attaque ; mais les Turcs et les mameloucks battirent aussitôt en retraite, abandonnant la ville de Gaza, dont une députation vint offrir les clefs au général en chef ; ce qui la préserva du pillage. L’armée traversa la ville pour aller à la poursuite des mameloucks, et ne s’arrêta qu’à une lieue au-delà ; elle prit position sur les hauteurs qui la dominent. Nous trouvâmes des magasins de vivres à Gaza, et l’on peut dire que c’est ce qui sauva l’armée ; car depuis trois jours nos soldats ne mangeaient que du chameau, nos convois étant en retard, de même que la flottille de Damiette, qui avait été contrariée par le gros temps. Gaza, célèbre dans l’antiquité, n’est plus qu’une bourgade composée de trois villages peuplés d’un peu plus de 3000 âmes. Son château, situé sur une colline, sépare le premier village des deux autres. La ville, qui avait autrefois un port, est maintenant à une demi-lieue de la mer. Ses campagnes sont riantes, assez bien cultivées ; on y voit d’immenses forêts d’oliviers. Nous y séjournâmes deux jours, et dans l’intervalle le général en chef fit former à Gaza un divan, d’après le système qu’il avait suivi en Égypte. Le quartier-général était campé dans un jardin vis-à-vis une des portes de la ville. L’ordonnateur en chef avait fait élever ses tentes au milieu des tombeaux. Toutes les vallées étant mouillées par la pluie, nos soldats étaient couverts de boue, et mettaient le feu aux oliviers pour se chauffer et se sécher. Mais comme on avait trouvé dans les magasins du biscuit, du riz et de l’orge en abondance, et même des munitions de guerre, nos soldats furent bientôt ravitaillés.

Le général en chef apprit à Gaza que les Turcs et les mameloucks rassemblaient leurs forces à Jaffa. Il donna aussitôt l’ordre à l’armée de se remettre en marche pour cette dernière ville. Nous parcourûmes d’abord une grande plaine aride, couverte de petites dunes de sables mouvans, que la cavalerie et même les chameaux ne franchissaient qu’avec peine ; il fallut doubler et tripler les attelages. Nous bivouaquâmes à Erdoud, et le lendemain nous longeâmes le rivage jusqu’à Ramléh, bourg habité par des Chrétiens, et que les mameloucks venaient d’abandonner précipitamment ; il est entouré de plaines couvertes d’oliviers et de quelques marécages.

De même qu’en Égypte, nos colonnes étaient sans cesse harcelées par des hordes d’Arabes-Bédouins qui, la nuit surtout, venaient rôder à une certaine distance autour des bivouacs et des cantonnemens. Nos divisions reçurent l’ordre de ne bivouaquer qu’en carré, en plaçant au milieu d’elles les chevaux, les chameaux et les bagages.

Le 3 mars nous arrivâmes sur les hauteurs de Jaffa ; la cavalerie ennemie rentra précipitamment dans la ville, qui n’était protégée que par de mauvais murs sans fossés flanqués de quelques tours garnies de canons. Un ramas de troupes de différentes nations se résolut de braver l’attaque derrière un aussi faible boulevard. La division Kléber, qui en avait commencé l’investissement, fut chargée de couvrir le siége du côté des montagnes habitées par les Naplousins, qui s’armaient pour venir nous inquiéter. Elle fut remplacée par les deux divisions Bon et Lannes, qui investirent, l’une, la partie orientale, et l’autre, la partie occidentale de la ville. Une reconnaissance, conduite par le général Murat, nous apprit qu’outre l’enceinte de ses murailles garnies de tours, Jaffa avait encore pour la défense du port et de la rade deux petits forts. Le général en chef, qui voulait renouveler en Syrie la même scène de terreur dont il avait frappé Alexandrie en Égypte, était décidé à prendre Jaffa par escalade, et il le fit attaquer vers les parties les plus élevées et les plus fortes de ses murailles. Plusieurs batteries furent établies, et battirent en brèche.

Dans la sommation qu’adressa le général Berthier au commandant turc de Jaffa, on lisait ces paroles : « Vous êtes responsable devant Dieu des hommes que vous commandez ; craignez la colère du général Bonaparte ; tout ce qu’il entreprend réussit. Par un mouvement de compassion, il me charge de vous instruire que la brèche est ouverte, et que la mort est inévitable pour tous ceux qui voudraient s’opposer à la volonté de Dieu ; car tout ce que Dieu veut arrive. »

Après deux jours de travaux on assura dans le camp que le gouverneur turc avait fait couper la tête à celui qui était porteur de la sommation, et fait jeter son corps à la mer. Le 7 mars, la brèche étant praticable, on donna le signal de l’assaut et on fit battre la charge. Malgré tous les efforts de la garnison, la division Lannes, la 69e en tête, pénétra dans les rues, massacrant tout ce qui se présentait pour l’arrêter. En même temps la division Bon vint déboucher sur le port, et là, surprit l’ennemi, dont elle fit un carnage horrible. Toute l’armée se précipita dans la ville avec une fureur difficile à décrire. Le viol, l’égorgement et la dévastation la remplirent de sang et de deuil ; on passa au fil de l’épée tous les habitans, sans distinction d’âge ni de sexe. Un brave grenadier de la 69e, nommé Vacher, était déjà chargé de butin, lorsqu’il entendit des voix plaintives et des accens français : c’étaient MM. Rey et Joffrey, négocians établis en Syrie et emprisonnés à Jaffa par Djezzar : des militaires violaient leurs femmes, leur arrachaient leurs bijoux et les ornemens de leur sexe. Le brave Vacher abandonne son butin, monte dans la maison, la baïonnette en avant, et au péril de sa vie, fait respecter les deux négocians et leurs femmes éplorées. Il reçut depuis un sabre d’honneur en récompense.

Le général Robin parvint à arrêter le désordre, en sabrant de tous côtés le soldat devenu féroce ; mais on peut dire que le soldat s’arrêta plus encore, parce qu’il était épuisé de fatigues que las de tuer. Deux mille Musulmans avaient été passés au fil de l’épée sur les remparts, pendant l’assaut ou dans la ville ; le reste de la garnison, s’élevant à un égal nombre, s’était réfugié dans les mosquées. Ceux-ci mirent bas les armes et demandèrent quartier ; ils furent amenés devant le général en chef, qui était assis alors sur une petite pièce de campagne, devant la principale brèche ; il confia la garde des prisonniers à un fort détachement. Le pillage se prolongeant pendant la nuit, dans toutes les maisons, dans toutes les rues on n’entendait que des cris lamentables.

Le général en chef, ayant assemblé un conseil de guerre, exposa qu’il n’y avait pas de vivres pour l’armée, et qu’on ne pouvait substanter les 2000 hommes de la garnison, qui avaient mis bas les armes, ni les envoyer en Égypte, faute d’escorte ; qu’en les laissant à Jaffa, c’était laisser des ennemis sur les derrières de l’armée. Il prit sur lui, malgré plusieurs avis contraires, de donner l’ordre de les fusiller. On conduisit le lendemain tous ces malheureux dans une vallée sur le bord de la mer, et des bataillons firent feu dessus. En voyant la mort inévitable, les victimes se jetaient sur nos soldats, et tordaient leurs baïonnettes.

La prise de Jaffa nous donna deux cent cinquante blessés, tant la défense avait été d’abord acharnée sur les remparts. Ce fut dans ses murs qu’à la suite du sac de la ville, la peste se déclara. On prit d’abord toutes les précautions pour éviter les communications avec les malades, et se préserver de la contagion. Toute l’armée bivouaqua ou fut campée hors de la ville, et recommandation fut faite au soldat de ne point se vêtir des habillemens turcs. On cacha d’ailleurs avec le plus grand soin que la peste s’était déclarée à l’hôpital des blessés, afin de ne point ébranler le moral du soldat.

Le général en chef, sans s’inquiéter des mouvemens hostiles des Naplousins, auxquels il opposait la division Kléber, voulut marcher sans délai sur Saint-Jean-d’Acre. Avant son départ, il écrivit, sous la date du 9 mars, une troisième lettre à Djezzar-Pacha, espérant peu toutefois de cette nouvelle tentative. Il s’exprimait en ces termes :

« Depuis mon entrée en Égypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n’était pas de vous faire la guerre ; que mon seul but était de chasser les mameloucks : vous n’avez répondu à aucune des ouvertures que je vous ai faites.

» Je vous avais fait connaître que je désirais que vous éloignassiez Ibrahim-Bey des frontières de l’Égypte. Bien loin de là, vous avez envoyé des troupes à Gaza, vous avez fait de grands magasins, vous avez publié partout que vous alliez entrer en Égypte. Effectivement, vous avez effectué votre invasion en portant deux mille hommes de vos troupes dans le fort d’El-Arich, enfoncé à six lieues dans le territoire de l’Égypte. J’ai dû alors partir du Caire, et vous apporter moi-même la guerre que vous paraissiez provoquer.

» Les provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa sont en mon pouvoir. J’ai traité avec générosité celles de vos troupes qui s’en sont remises à ma discrétion ; j’ai été sévère envers celles qui ont violé les droits de la guerre. Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d’Acre. Mais quelle raison ai-je d’ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas ? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j’ai conquis ? et puisque Dieu me donne la victoire, je veux, à son exemple, être clément et miséricordieux, non-seulement envers le peuple, mais encore envers les grands.

» Vous n’avez pas de raisons réelles d’être mon ennemi, puisque vous l’étiez des mameloucks. Votre pachalic est séparé par les provinces de Gaza, Ramleh, et par d’immenses déserts de l’Égypte. Redevenez mon ami ; soyez l’ennemi des mameloucks et des Anglais, je vous ferai autant de bien que je vous ai fait et que je peux vous faire de mal. Envoyez-moi votre réponse par un homme muni de vos pleins pouvoirs, et qui connaisse vos intentions. Il se présentera à mon avant-garde avec un drapeau blanc, et je donne ordre à mon état-major de vous envoyer un sauf-conduit, que vous trouverez ci-joint.

» Le 24 de ce mois, je serai en marche sur Saint-Jean-d’Acre, il faut donc que j’aie votre réponse avant ce jour. »

Les deux divisions Bon et Lannes étaient parties, le 14 mars, pour aller rejoindre le corps d’armée de Kléber, dont l’avant-garde venait d’être repoussée aux approches d’une forêt de chênes, où l’ennemi s’était rassemblé en force. Nous trouvâmes la cavalerie d’Abdallah, qui, pour retarder notre marche, avait pris position sur des hauteurs qui s’appuient aux montagnes de Naplouse ; nous manœuvrâmes pour lui couper la retraite. La marche de deux carrés suffit pour les mettre en fuite ; mais le lendemain la division Lannes s’étant élancée imprudemment dans les défilés des montagnes à la poursuite de l’infanterie des Naplousins et des Damasquins, l’ennemi fit volte-face, et, attaquant à son tour, nous tua le chef de brigade Barthélemy et une soixantaine de soldats de la 69e. Cet échec nous donna aussi une soixantaine de blessés. Dans la soirée, l’armée et le quartier-général bivouaquèrent à la tour de Zetta, et le 16 vinrent s’établir au pied des ruines d’un château à l’entrée de la plaine de Saint-Jean-d’Acre, d’où nous découvrîmes devant nous la ville et sa rade, à gauche le mont Carmel, à droite la plaine d’Esdrelon et le mont Thabor. Les habitans fuyaient à notre approche, et se réfugiaient dans les montagnes de Scheffamer.

Cependant nos troupes étaient excessivement fatiguées, et dépourvues de vivres ; nous avions beaucoup de blessés et de malades, qu’on transportait à l’aide de montures disponibles ; quelques malades périrent en route de la peste, d’une manière effrayante.

Le lendemain nous nous avançâmes dans la plaine, en côtoyant le mont Carmel jusqu’à Caïffa, petite ville placée sur le rivage de la mer, et que Djezzar venait de faire évacuer ; nous y trouvâmes quelques restes de riz et de biscuits, qu’on distribua immédiatement à l’armée et aux malades. De Caïffa nous aperçûmes, croisant sur la côte, les deux vaisseaux de ligne anglais le Thésée et le Tigre, dont les chaloupes, s’avançant près du rivage, firent feu sur notre avant-garde, qui défilait au pied du mont Carmel, tandis que les Arabes harcelaient nos divisions entre leurs distances.

Le commodore Sydney-Smith était lui-même dans un canot, accompagné de cinq chaloupes ; et il fit canonner avec la plus grande vivacité notre colonne qui suivait le bord de la mer.

Nos troupes suivirent alors la chaîne des montagnes qui bordent la plaine, dont elles évitèrent ainsi le sol fangeux. Ce ne fut pas sans peine qu’on parvint le 17 sur les hauteurs de Saint-Jean-d’Acre. Le temps brumeux et les mauvais chemins retardant notre marche, nous n’arrivâmes que fort tard sur le bord du Kerdanneh vers son embouchure, et qui coupant les chemins de la place, en rendait l’approche d’autant plus difficile, que les fantassins, mêlés à la cavalerie turque, occupaient la rive opposée. Il fallut jeter des ponts pour faire passer l’infanterie et l’artillerie, opération qu’on ne put effectuer que le lendemain. À la pointe du jour, le général en chef, suivi de son état-major, se porta rapidement sur une hauteur qui dominait Saint-Jean-d’Acre, dont il examina lui-même les remparts avec la lunette d’approche. Acre, situé dans une presqu’île, nous parut d’une médiocre grandeur, mais d’une construction solide. La mer mouille ses remparts. Dans les trois quarts de sa circonférence du côté de terre, elle est fermée par un double mur, fortifié de distance en distance par des bastions et des tours de différentes grandeurs ; les plus fortes flanquent et dominent ses angles. Cette partie du côté de la terre en est séparée par un fossé profond et rempli d’eau ; au milieu, on aperçoit le harem et les jardins du pacha, ainsi qu’une partie d’aqueduc qui conduit l’eau dans la ville. On voyait au premier aspect que la ville pouvait être protégée par les feux des bâtimens de guerre qui venaient s’ancrer sur ses deux flancs.

Nous remarquâmes aussi à une centaine de toises de la place, les ruines et les fossés de l’ancienne ville d’Acre ; ruines parsemées de débris d’architecture. Au nord, la ville était bornée par la mer, dont la séparait une crête d’inégale hauteur sur laquelle on fit camper l’armée ; cette crête se prolonge en pointe sur le chemin de l’ancienne Tyr, peu éloignée d’Acre, et dont on voit encore les ruines.

Les troupes du pacha occupant tous les jardins qui entouraient la ville, l’ordre de les attaquer et de les rejeter dans la place fut donné aussitôt et n’éprouva aucun obstacle dans l’exécution. La garnison se mit à l’abri derrière les remparts ; on crut d’abord que le siége aurait la même issue que celui de Jaffa, et on soupçonnait peu dans le camp que Saint-Jean-d’Acre pût long-temps nous arrêter. Mais d’abord nous n’avions point d’artillerie de siége, et on ne put former de batterie de brèche qu’avec trois pièces de campagne ; d’un autre côté, la ville était défendue par le commodore Sidney-Smith, commandant la division anglaise, et par un officier du génie français, du plus grand mérite, appelé Phélippeaux, qui était l’ami du commodore, ayant contribué à le délivrer de la prison du Temple deux ans auparavant. L’ingénieur Phélippeaux s’était occupé avec une grande activité de réparer la place, d’y faire de nouveaux ouvrages et d’y établir derrière la vieille enceinte une nouvelle ligne de fortification. Les vaisseaux le Thésée et le Tigre avaient fourni l’artillerie et les munitions nécessaires pour compléter les moyens de défense ; enfin, notre flottille, qui portait l’artillerie de siége et les munitions, tomba au pouvoir de la division anglaise en doublant le mont Carmel, ce qui décida du salut de Saint-Jean-d’Acre.

Cependant la confiance du général en chef n’en parut pas diminuée. Il fit ouvrir la tranchée et continuer les travaux avec la plus grande activité, après avoir adressé aux habitans du pachalic d’Acre, une proclamation qui contenait les passages suivans :

« Dieu donne la victoire à qui il veut ; il n’en doit compte à personne : les peuples doivent se soumettre à sa volonté. En entrant avec mon armée dans le gouvernement d’Acre, mon intention est de punir Djezzar-Pacha, de ce qu’il ose me provoquer à la guerre, et de vous délivrer des vexations qu’il exerce envers le peuple. Dieu, qui tôt ou tard punit les tyrans, a décidé que la fin du règne de Djezzar est arrivé. »

Les premiers jours l’armée eut à souffrir de la disette ; mais bientôt les Druses apportèrent des provisions de toute espèce dans le camp, et l’on y établit une manutention pour la confection du pain. Le général en chef ayant fait reconnaître le rempart de la ville par le chef du génie Samson, et cet officier ayant assuré qu’il n’y avait ni contrescarpes, ni fossés (reconnaissance qui, faite de nuit, fut réputée ensuite inexacte), on crut que la ville n’était pas plus forte que Jaffa ; que la garnison ne s’élevait pas à plus de trois mille hommes, et que peu de jours suffiraient pour s’en emparer. En conséquence, on poussa les travaux, on battit en brèche sur la grande tour et on bombarda la ville. Le 26, les assiégés, conduits par Djezzar-Pacha, tentèrent une sortie et furent presque aussitôt repoussés en désordre. Le 28, le général en chef, étant dans la tranchée avec son état-major, donna le signal du premier assaut ; il fut terrible ; mais les grenadiers de la 69e qui entrèrent les premiers dans la tour, malgré le feu meurtrier des assiégés, n’ayant point trouvé de débouchés du côté de la ville, tombèrent sous une grêle de pierres et de balles, et périrent presque tous, ainsi que le capitaine d’état-major Mailly, qui était monté le premier à leur tête. Quand nos braves étaient descendus dans les fossés, les soldats de Djezzar, effrayés, avaient évacué la tour ; mais Djezzar les avait ramenés lui-même sur la brèche en faisant feu avec ses pistolets, et en leur criant : « Lâches, que craignez-vous ? regardez, ils fuient ! » En effet, les soldats qui devaient soutenir nos grenadiers, se trouvant exposés sous le feu des remparts, sous le glacis, effectuèrent leur retraite en voyant leurs camarades renversés du haut des échelles. Les adjudans-généraux Escale et Logier furent tués ; les Turcs descendirent dans le fossé pour couper la tête aux malheureux qui y étaient renversés. Je crois que ce fut dans ce premier assaut que le drapeau de la 75e demi-brigade fut abandonné sur la brèche, et que le sergent-major Beausoleil, de la 32e, le reprit et le rendit à la demi-brigade.

Le mauvais succès de cette première tentative fut d’un malheureux présage. À compter de cette époque, il arriva presque tous les jours des renforts de troupes par mer à Djezzar-Pacha. Le 30 mars, les assiégés se précipitèrent hors de la place, et attaquèrent les travaux de tranchée : leur choc fut si violent, que nos soldats, ne pouvant le soutenir, se replièrent : les ouvrages restèrent d’abord au pouvoir de l’ennemi, mais bientôt on les leur reprit, malgré sa vive résistance. Le lendemain l’ennemi fit une troisième sortie, et nous livrâmes un second assaut à la tour, qui fut aussi sans succès. Il fallut à nos mineurs huit jours pour faire sauter la contrescarpe ; on continua la mine sous le fossé afin de faire sauter la tour tout entière, car on n’espérait plus pouvoir s’y introduire par la brèche. L’ennemi s’étant aperçu que nous cheminions, fit une sortie générale sur trois colonnes, avec deux cents hommes de troupes anglaises au centre. Il fut repoussé, et perdit le capitaine anglais Thomas Aldfield : mais il établit des places d’armes pendant les jours suivans, leva des cavaliers, marchant en contre-attaque sur nos ouvrages.

Cependant l’orage commençait à grossir du côté de Nazareth et du Jourdain, où les Turcs et les Arabes se renforçaient par des troupes venues de Damas. Le général Kléber s’était posté avec sa division dans les défilés et les gorges des montagnes qui correspondent à Nazareth. Le 8 avril, Junot, qui commandait son avant-garde, eut à soutenir contre trois mille Turcs et Arabes un combat d’où il sortit victorieux ; mais l’ennemi avait passé le Jourdain au pont d’Jacoub, et s’établissait à Tabariéh. Le général Kléber, qui observait ses mouvemens, s’aperçut bientôt que l’ennemi, avec des forces imposantes, gagnait la plaine d’Esdrelon près de Montabor, dans l’intention de tourner les montagnes pour faire lever le siége d’Acre. Voulant prévenir les desseins de l’ennemi, Kléber descendit les montagnes avec ses deux mille hommes, et fut attaquer cette nuée de Turcs et d’Arabes au milieu de la plaine. Il y trouva une cavalerie fort agile, à la tête de laquelle marchaient les mameloucks d’Ibrahim-Bey. Il forma aussitôt sa division en bataillon carré, repoussant à chaque instant les charges de cavalerie qui l’enveloppait de toutes parts. Dans cette situation critique, il avait réclamé les secours du général en chef, en l’instruisant des projets de l’ennemi. À la réception de sa dépêche, le général en chef, suivi de son état-major, prend un détachement, et se porte rapidement au secours des siens. Après deux jours de marche forcée nous arrivâmes, le 16 avril au soir, à la vue des troupes de Kléber, qui depuis le matin se trouvaient aux prises avec l’armée turque. Ses soldats ne tiraient déjà plus qu’à bout portant, et l’on apercevait toute la plaine couverte d’une nuée de cavaliers, habillés de toutes couleurs, faisant sans ordre des charges sur notre phalange ; mais n’osant en venir à une attaque générale et décisive, qui eût écrasé cette faible division, dont les munitions étaient presque épuisées, et qui était à la veille de succomber sous le nombre. À cette vue, le général en chef donne le signal de la charge à la petite armée de secours ; un coup de canon se fait entendre derrière cette nuée d’ennemis ; nos troupes légères et un régiment de cavalerie s’élancent avec impétuosité, et à cet instant vingt mille cavaliers et fantassins, frappés de terreur, fuient en désordre par tous les débouchés ; s’entassent, s’entre-choquent et tombent sous le feu bien dirigé de nos soldats. Jamais on ne vit une défaite plus prompte et plus complète. Cette nuée d’ennemis ne trouva de salut que dans les défilés des montagnes opposées à notre marche. La nuit déroba les vaincus à nos soldats ; toutefois un détachement de cavalerie du général Murat atteignit une partie des fuyards au passage du Jourdain ; la plupart furent taillés en pièces et engloutis. Cette bataille si décisive ne donna guère qu’une centaine de blessés et quelques morts. Le général en chef, après avoir dirigé les troupes vers Saint-Jean-d’Acre, vint visiter le Montabor, au pied duquel s’était donnée la bataille qu’il nomma la bataille du Montabor. S’écartant ensuite de la grande route pour passer à Nazareth, qu’il voulait visiter, il s’engagea, avec une partie de ses guides et de son état-major, dans des chemins escarpés et pénibles.

Nous arrivâmes à Nazareth, situé dans le défilé d’une chaîne de montagnes qui sépare la plaine d’Esdrelon de celle de Saint-Jean-d’Acre. La ville est d’ailleurs assez bien bâtie, entourée de très-beaux sites et arrosée par des ruisseaux d’une eau claire et limpide. Le général en chef y fut reçu comme un nouveau Messie. Nous visitâmes le couvent des Capucins, dont l’église est d’une belle architecture et l’autel en marbre de Paros ; derrière l’autel nous trouvâmes une grotte pratiquée dans le roc ; les moines nous assurèrent que c’était la même grotte où fut cachée pendant vingt mois la Vierge, mère de notre Sauveur. Rien ne nous manqua dans Nazareth ; nous y fîmes un excellent dîner et nous bûmes du bon vin. Nous descendîmes ensuite la montagne pour nous diriger vers Saint-Jean-d’Acre ; nous passâmes par plusieurs villages assez peuplés et entourés de campagnes riantes, et nous rentrâmes dans le camp le 20 avril. Là, le général en chef apprit que le contre-amiral Perrée était arrivé avec trois frégates à Jaffa, et qu’il venait de débarquer à Tintoura six pièces de dix-huit et deux mortiers. Dès lors nous eûmes tous l’espérance fondée que Saint-Jean-d’Acre céderait bientôt aux efforts de nos armes. Le général en chef ordonna de continuer les préparatifs du siége. On amena avec des peines incroyables les six pièces de dix-huit, qui furent dirigées contre les remparts, les courtines et la tour qu’on voulait détruire afin d’agrandir la brèche : mais cette tour, qui était entamée et semblait offrir un débouché dans la ville, n’était au fond qu’un cul-de-sac. On s’en aperçut après le troisième assaut, qui eut lieu le 24, pour s’y loger ; nous y perdîmes beaucoup de monde, et le général Veau y fut blessé. Le lendemain on mit le feu à la mine dans l’espoir de faire sauter la tour, mais il n’en sauta qu’une partie de notre côté. Ce ne fut pas par un souterrain que s’évapora la mine ; ce fut l’ingénieur Phélippeaux qui fit contre-miner avec succès.

La deuxième mine fut encore plus mal calculée par ceux qui la dirigeaient. Oui, le général Bonaparte alla lui-même la reconnaître ; il y courut de grands dangers et reçut plusieurs balles dans son casque.

Le Ier mai, un quatrième assaut pour se loger dans la tour ne fut pas plus heureux ; l’ennemi, dans une sortie, fusilla la tour à revers. L’ennemi sentait la nécessité de ne pas se borner à la défensive, et à nous opposer des contre-mines. Déjà tous les créneaux de ses murailles étaient détruits et ses batteries démontées ; mais trois mille hommes de renfort lui permirent de réparer ses pertes. Le 4 mai nous assaillîmes les ouvrages extérieurs, mais nous ne pûmes les détruire entièrement. Le lendemain, l’ennemi fit une sixième sortie, éventa la mine et combla les puits. Le lendemain dans la nuit nous livrâmes le cinquième assaut. Nos grenadiers se logèrent un moment dans la tour ; mais il n’y eut pas moyen de s’y maintenir ; nous essuyâmes une perte considérable, le colonel Royer fut tué. Le 7 mai, un convoi fut signalé. Nous crûmes d’abord que c’était un secours que nous envoyait le Directoire ; mais bientôt on eut la certitude que c’était, au contraire, un renfort qui arrivait aux assiégés. En conséquence le général en chef se hâta d’ordonner les préparatifs d’un sixième assaut, avant le débarquement du renfort. On fit jouer une pièce de vingt-quatre, et on renversa un pan de muraille à la droite de la tour. Le général en chef vint lui-même reconnaître si la brèche était praticable. Persuadé qu’on peut déboucher dans la place, il ordonne au général Lannes de conduire sa division à l’assaut. L’intrépide général marche aussitôt, précédé de ses éclaireurs et de ses grenadiers conduits par le général Rambeau. Ceux-ci se précipitent au pas de charge, se jettent dans les boyaux, escaladent les remparts, et assiégent la tour et la brèche. Aussitôt des cris de victoire se font entendre ; nous nous croyons déjà maîtres de Saint-Jean-d’Acre ; mais nos grenadiers se trouvent tout-à-coup arrêtés par une seconde enceinte pratiquée derrière l’ancienne, et qui n’avait pas été prévue. Tandis que nos braves s’efforcent de franchir ce nouvel obstacle, les Turcs, postés dans les débris des bastions et des ouvrages, engagent un feu vif de mousqueterie, et, filant dans le fossé, prenant la brèche à revers, par une sortie formidable, arrêtent l’escalade et l’impulsion des troupes qui marchaient pour soutenir nos grenadiers. Quoiqu’isolés, et n’ayant plus d’espoir d’être soutenus, ceux-ci s’efforcent d’escalader la seconde enceinte ; mais le feu dirigé des maisons, des rues, des barricades et du sérail même de Djezzar, les prend en face et à revers ; le général Rambeau et plusieurs de ses braves compagnons avaient déjà succombé ; le reste ne se voyant pas soutenu, marche sur une mosquée, s’en empare, s’y barricade, et se défend contre les efforts des Turcs, que dirige Djezzar en personne. Nos grenadiers auraient été massacrés jusqu’au dernier, s’ils n’eussent été sauvés par Sidney-Smith. Le commodore, accourant avec un détachement de soldats anglais, fit accepter à nos grenadiers une capitulation qui leur sauva la vie. Le général Lannes, qui s’était efforcé de rétablir l’ordre au milieu de cette horrible confusion, et qui avait eu peine à rallier les soldats, fut blessé d’un coup de feu à la tête ; ce qui le força d’abandonner le fossé et de rentrer dans la tranchée avec sa troupe, après une attaque infructueuse qui coûta la vie à un grand nombre de braves. L’ennemi, profitant de notre échec et de notre retraite, s’était entièrement et formidablement rétabli dans ses lignes hors de la place. Ces lignes de contre-attaque, qui avaient été tracées par l’ingénieur Phélippeaux, partaient de la droite de notre front d’attaque du palais de Djezzar. En outre, deux tranchées prenaient en flanc tous nos ouvrages. C’était avec des ballots de coton que l’ennemi formait des épaulemens. Comme il avait une forte garnison et un grand nombre de travailleurs, il poussait avec activité ses travaux ; aussi en peu de jours parvint-il à flanquer de droite et de gauche toute la tour ; après quoi élevant des cavaliers, il y plaça des pièces de vingt-quatre. Ce fut dans nos tentatives pour enlever, culbuter leurs contre-attaques et leurs batteries, que nous perdîmes le plus de monde. Nous parvînmes à enclouer leurs pièces ; mais jamais il ne nous fut possible de nous maintenir dans les ouvrages de l’ennemi, qui étaient dominés par les murailles et par les tours. Ceux de nos grenadiers prisonniers, et que Sidney-Smith avait préservés du massacre, furent employés par Djezzar à porter des sacs à terre à la brèche. L’un d’eux se jetant au bas du rempart, tomba si heureusement, que, prenant aussitôt la fuite, il vint rejoindre le camp français. Les matières embrasées dont il est question dans la relation officielle du siége étaient des vases pleins de résine et de goudron, avec lesquels on illuminait les remparts pendant la nuit ; on en jetait aussi sur nos troupes.

Mais le général en chef, avec un acharnement incroyable, s’obstinait à vouloir s’emparer de Saint-Jean-d’Acre, malgré les pertes énormes que nous avions déjà faites. À compter de la mort du général Caffarelli Dufalgua, qui ne put survivre aux suites de l’amputation d’un bras, et qui laissa des regrets universels, les pertes s’étaient multipliées : du 8 au 10 mai on compta environ 2000 blessés ; il y en avait un grand nombre parmi les officiers les plus marquans. Le chef de brigade du génie Samson, frappé d’un coup de balle au doigt, échappa heureusement au tétanos. Duroc, premier aide-de-camp du général en chef, faillit périr d’une blessure énorme, faite à la cuisse droite, par un éclat de bombe. Une balle effleura l’orbite, et coupa la peau du front à l’aide-de-camp Beauharnais : deux lignes de plus, et il était mort. Ce fut à la face et devant la brèche de la courtine que le général Lannes avait reçu une balle qui fut se cacher derrière l’oreille. Son extraction, faite avec habileté par le chirurgien en chef Larrey, termina sa guérison. Arrighi, aide-de-camp du général Berthier, reçut à la batterie de brèche une balle qui lui coupa la carotide, blessure qui fit craindre long-temps pour sa vie.

Le moral du soldat était frappé non-seulement par le spectacle douloureux de tant de morts et de blessés, mais encore par les symptômes et les ravages de la peste, qu’on ne pouvait plus lui cacher. Elle s’était d’abord manifestée, pendant notre marche en Syrie, à Cathiéh, à El-Arich et à Gaza ; mais elle se déclara tout-à-fait à Ramléh. La peste est endémique, non-seulement à Alexandrie, Rosette, Damiette et dans le reste de l’Égypte, mais encore sur la côte de Syrie. Pendant le siége de Jaffa plusieurs soldats, en apparence bien portans, périrent subitement de cette affreuse maladie. Le sac de la ville en développa avec bien plus d’intensité les germes. Le nombre des morts alla de douze à quinze par jour. La peste ne quitta plus l’armée pendant tout le siége de Saint-Jean-d’Acre, où elle exerça le plus ses ravages, autant dans notre camp que dans la ville, ainsi que parmi les habitans de Gaza et de Jaffa. Les Arabes du désert voisin de la mer n’en furent pas exempts ; elle régnait dans les lieux bas, marécageux, et dans ceux qui bordent la mer ; les montagnes seules étaient un asile assuré contre ce fléau.

Autant que possible, on nous dérobait soigneusement la vue de ceux qui en étaient atteints. Outre les symptômes connus, il survenait dans les aines, les aisselles et d’autres parties du corps, des tumeurs désignées sous le nom de bubons ; d’autres fois il se formait des charbons, ou seulement des taches d’abord rouges, puis noires, connues sous le nom de pétéchies. Quelquefois les signes étaient si subits et si alarmans, que le malade mourait en quelques heures ; mais alors il ne paraissait aucun symptôme extérieur. On citait dans le camp un sergent-major de la 32e demi-brigade, de vingt-quatre ans, et d’une constitution robuste, qui était mort après six heures de maladie. Si le malade était en marche, on le voyait tomber de convulsions comme un épileptique, tous les traits de la face se décomposant, ses lèvres se contournant, sa langue sortant de sa bouche tuméfiée et couverte d’une salive fétide, tandis qu’une morve sanieuse fluait de ses narines, et que ses yeux ouverts et fixes sortaient de leur orbite ; le malheureux, contourné sur lui-même, expirait tout-à-coup après avoir jeté quelques cris lugubres.

On répandit d’abord l’opinion que la maladie n’était pas pestilentielle ; de sorte que les soldats n’hésitèrent pas de s’emparer et de se couvrir des effets de ceux de leurs camarades morts de la peste ; elle ne tardait pas alors de se développer chez les imprudens, qui subissaient presque toujours le même sort. Ce ne fut que lorsqu’il n’y eut plus moyen de cacher la nature de la maladie, que dans l’armée on commença à s’en préserver par les précautions qu’indiquèrent les médecins et les chirurgiens. Nous remarquâmes ce qui a été tant de fois observé, que l’affection morale aggravait la maladie. Heureusement que le mot peste n’effraya pas beaucoup nos soldats, chez qui la sensibilité morale et physique était émoussée par l’habitude de recevoir sans émotion toutes sortes d’impressions diverses ; et sans les revers du siége, il est à croire qu’ils auraient bravé et évité encore davantage les ravages de la contagion.

Un nouvel assaut, tout aussi infructueux que les précédens, acheva de mécontenter et d’irriter l’armée. Ce fut le 10 mai, de très-bonne heure, que le général en chef vint lui-même dans la tranchée donner ses ordres en conséquence. Son intention était de surprendre les assiégés et de se loger en force sur le rempart, qui était en partie détruit. Les éclaireurs des quatre divisions, les grenadiers de la 19e et de la 75e, et les carabiniers, s’élancèrent sur la brèche, conduits par le général Verdier. Quelques postes furent surpris et égorgés ; mais on finit par rencontrer toute la garnison sous les armes, et les mêmes obstacles qui avaient empêché les effets des assauts précédens. On fut contraint de rentrer dans la tranchée.

Le général en chef fit continuer le feu des batteries de brèche jusqu’à quatre heures du soir, heure à laquelle il ordonna de renouveler l’assaut. L’attaque fut terrible, et la défense tout aussi opiniâtre. Presque toutes nos troupes furent mises en mouvement, même une petite partie de la division Kléber, qui était rentrée au camp la veille. Venaux, colonel, fut la première victime ; il périt sur la brèche, et ses grenadiers, malgré les plus brillans efforts, ne purent franchir la seconde enceinte. L’adjudant-général Fouler fut également tué sur la brèche ; Croisier, aide-de-camp du général en chef, fut atteint d’une balle, dont la blessure devint mortelle. Le général Bon fut aussi blessé à mort d’un coup de feu qui lui traversa le bas-ventre. Les résultats de cette journée furent d’autant plus affreux, qu’ils finirent par être marqués dans la tranchée même par un acte de désobéissance, d’indiscipline, et presque de révolte. Un bataillon refusant de renouveler l’assaut après tant de carnage, le général en chef présent s’obstina, et voulut le faire marcher en maltraitant les grenadiers, qu’il traita de lâches… Un peloton s’avança sur lui la baïonnette en avant ; mais aussitôt le général Lannes, qui portait encore les traces de sa blessure, couvrit de son corps le général en chef, dont il était l’ami, et, s’interposant entre lui et les mutins, sauva les uns et les autres par son attitude loyale et militaire. Sa noble conduite assoupit la fermentation que cet événement, concentré dans un petit espace, n’eût pas manqué d’occasioner dans le camp. L’état-major sentit la nécessité de ne point y donner suite, et de garder le silence.

Il fallut dès lors renoncer à s’emparer de Saint-Jean-d’Acre.

On voulut le lendemain entrer en négociation avec Djezzar, sous prétexte d’enterrer les cadavres qui étaient sans sépulture sur le revers des tranchées : ce qui augmentait l’infection et l’intensité de la peste. Mais Djezzar fit d’abord tirer sur le parlementaire qui se présenta de la part du général en chef, et ne consentit enfin à le recevoir que par les instances de Sidney-Smith. Cet officier en tira des informations utiles, qu’il communiqua aussitôt au pacha, qui retint le parlementaire prisonnier.

Le 15 et le 16, l’ennemi, dont l’audace s’était accrue de l’impuissance même de nos efforts, fit deux vigoureuses sorties ; il en profita pour jeter dans la tranchée, et répandre parmi nos troupes, pour les séduire et les entraîner à la défection, une proclamation du grand-visir, imprimée en français, et certifiée par la signature du commodore. Elle commençait par ces mots : « Trois ou quatre brigands sont venus s’emparer de l’Égypte : Bonaparte, Kléber, et Sucy… Soldats ! revenez de votre erreur, la Porte est l’amie du véritable et bon Français. Si vous consentez à abandonner vos chefs, vous serez embarqués et conduits en France ; dans le cas contraire, une mort affreuse et des fers vous attendent. » Mais cet écrit ne fit aucune impression dans le camp : officiers et soldats étaient d’une fidélité inébranlable.

Le lendemain le général en chef, qui, bien malgré lui, crut devoir prendre enfin la résolution de lever le siége après soixante jours de tranchée ouverte, assembla un conseil de guerre, et consulta ses généraux. Voici quel fut l’avis du général Kléber : « Généraux, dit-il, je compare la ville d’Acre à une pièce de drap. Lorsque je vais chez le marchand pour l’acheter, je demande à la palper ; je la vois, je la touche, et si je la trouve trop chère, je la laisse. » On sent bien que ce fut l’avis de tout le conseil, que le général en chef n’avait assemblé que pour la forme. Le lendemain, il fit mettre à l’ordre une proclamation à ses soldats, à l’effet de colorer et de pallier cette détermination, en rappelant tout le mal qu’il avait fait à Djezzar, et exagérant nos avantages remportés en Syrie. On fit à l’instant même toutes les dispositions militaires, soit pour l’évacuation des blessés, soit pour couvrir notre marche, et éviter d’être harcelés. Ce fut en vain que, pour donner le change à l’ennemi, l’artillerie de campagne ne cessa de tirer sur les remparts de la ville ; l’ennemi, informé de notre résolution, se mit aux aguets pour répéter ses sorties, et s’assurer de notre retraite.

Enfin, dans la soirée du 20 mai, on se remit en marche pour repasser le désert et rentrer en Égypte. La grosse artillerie, pour laquelle on n’avait aucun moyen de transport, fut jetée à la mer. Le général en chef fit présent de quelques pièces de canon et de quelques armes à feu aux Druses qui avaient porté des vivres à l’armée, et il leur promit de revenir un jour. La division du général Lannes forma l’avant-garde, et la division du général Reynier eut ordre de quitter la tranchée la dernière. Toute la nuit l’artillerie des remparts fit un feu terrible, et à la pointe du jour l’ennemi nous accompagna, pour ainsi dire, par sa dixième sortie générale, qu’il fallut repousser encore. La division Reynier, quittant enfin la tranchée, se replia dans le plus grand silence, portant à bras l’artillerie de campagne ; elle dépassa ainsi la division Kléber, destinée à former l’arrière-garde. Une centaine de chevaux furent laissés afin de protéger les ouvriers chargés de détruire le pont que nous avions jeté sur le Kerdané.

Nous avions d’abord à parcourir l’espace de trois lieues sur le bord de la mer pour gagner Tentoura, ce qui nous eût exposés au feu des chaloupes canonnières anglaises, si nous avions effectué notre première marche pendant le jour. Le manque de transports aurait réduit les blessés à l’alternative cruelle d’être abandonnés, soit dans les ambulances, soit dans les déserts, où ils seraient morts d’inanition, ou égorgés par les Arabes, si le général en chef n’eût ordonné que tous les chevaux de l’armée, sans même en excepter les siens, fussent mis en réquisition pour le service des ambulances. On fit aussitôt filer sur Tentoura tous les malades et les blessés qui encombraient les hôpitaux du mont Carmel et de Kerdané, au nombre de deux mille. Cet immense convoi de blessés et de moribonds déchirait l’âme.

Pour essayer de relever le moral du soldat, le général en chef marcha long-temps à pied, ainsi que toute l’armée. Déjà les Arabes étaient à nos trousses, qui harcelaient la queue de nos colonnes en retraite.

Malgré la mise en réquisition des chevaux et des ânes, les moyens de transports étaient encore insuffisans, et les troupes, quoique affaiblies par les fatigues et les privations, furent contraintes de porter tour à tour les blessés. Mais arrivés à Tentoura, notre première halte, de petits bâtimens purent les transporter d’abord à Jaffa, puis à Damiette. Douze cents furent ainsi embarqués, et huit cents nous suivirent pour traverser le désert. Jusqu’à Césarée, nous continuâmes à côtoyer le rivage sur des sables qui, souvent baignés par la mer, ont plus de stabilité que les sables secs, et présentent un appui suffisant pour marcher sans trop de fatigue. L’ardeur du soleil était d’ailleurs tempérée par le vent de mer. À Césarée, ville bâtie par les Croisés, et derrière laquelle on voit encore les ruines de la Césarée bâtie par César, nous vîmes, à peu de distance de la mer, au pied des murailles, et dans l’endroit même où le général en chef vint se baigner avec une partie de l’état-major, une source d’eau limpide, que nous trouvâmes excellente, et dont on remplit les outres des chameaux du quartier-général.

Le lendemain, l’armée s’étant remise en marche, nous suivîmes de nouveau le rivage, puis, prenant notre direction à l’est, nous traversâmes un pays montueux, couvert d’arbres et de buissons, où nous vîmes aussi quelques grands arbres. Le vent de mer ne s’y faisant pas sentir, nous éprouvâmes une chaleur suffocante. Pendant cette marche de flanc sur Jaffa, les Naplousins, descendus de leurs montagnes, vinrent nous inquiéter et attaquer nos convois. Le général en chef les fit poursuivre par la cavalerie du général Murat, avec ordre de fusiller tous ceux qui seraient pris les armes à la main. On les chargea avec succès. En même temps plusieurs colonnes d’infanterie s’étant répandues dans les villages, en enlevèrent les bestiaux, chassèrent ou massacrèrent les habitans, et mirent le feu aux habitations ; de sorte que le pays situé entre Acre et Jaffa ne présenta bientôt plus que l’image de la dévastation.

Avant le coucher du soleil, nous arrivâmes près d’une rivière qui baigne le pied d’un mamelon lequel offrait une bonne position militaire, en ce qu’elle commande tout le territoire environnant. Le général en chef assit son camp sur cette hauteur.

À deux heures du matin, il fallu décamper au point du jour ; nous nous trouvâmes de nouveau sur le rivage de la mer, que nous suivîmes jusqu’à Jaffa, où nous arrivâmes le 25 mai.

On avait jeté à l’avance un pont sur la Gogia, dont l’embouchure dans la Méditerranée est au nord de la ville. Nous trouvâmes Jaffa délabrée, abandonnée de la plus grande partie de ses habitans, et encombrée de nos malades et de nos blessés qui avaient longé la côte ; ils remplissaient le port, les hôpitaux, et les rues voisines. Jamais je ne vis un spectacle plus déchirant, ni plus de zèle de la part des chirurgiens de l’armée. Elle campa dans les jardins, et la cavalerie prit position à une petite lieue de la ville pour observer les Naplousins et les Arabes réunis, qui n’avaient cessé de nous harceler. Ils eurent même l’audace de venir se mesurer avec notre cavalerie ; mais le général Murat les maltraita tellement, qu’il les fit bientôt rentrer dans leurs montagnes.

L’armée séjourna, le 26 et le 27 mai, à Jaffa. Ces deux jours furent employés à distribuer à nos soldats les munitions contenues dans les magasins, à faire sauter les fortifications de la ville, et à continuer la dévastation des villages de la Palestine.

Pendant ce court séjour à Jaffa, le général en chef qui, à la levée du siége de Saint-Jean-d’Acre, avait proposé de faire administrer aux pestiférés et aux malades sans espoir, de l’opium à forte dose, pour mettre fin à leur triste existence, revint sur cette horrible proposition, malgré l’opposition invincible du médecin en chef Desgenettes. Le général en chef prétendait préserver ainsi l’armée de la contagion ; il insista, et, ne pouvant rien obtenir du médecin en chef, il eut alors recours à l’un des pharmaciens de l’armée. Au moment où l’ordonnateur faisait évacuer les malades et les blessés, les uns sur Damiette par mer, les autres par terre sur El-Arich, le bruit se répandit au quartier-général qu’on venait d’empoisonner par humanité quatre ou cinq cents pestiférés, ou malades désespérés, qu’on ne pouvait transporter, et qui auraient été massacrés par les Turcs. Ce bruit fit alors peu d’impression, tant on était persuadé qu’on n’avait eu recours à un moyen si atroce que pour garantir l’armée en la préservant de la peste.

L’armée se remit en route le 28 mai, la cavalerie marchant le long du rivage, les deux divisions Bon et Lannes au centre, la division Reynier sur la gauche, et celle du général Kléber faisant l’arrière-garde. À notre premier passage, nous avions trouvé dans ce même pays des mares d’eau et des boues profondes, à travers lesquelles nous avions peine à nous frayer une route ; mais à notre retour, nous trouvâmes le sol sec et gercé : à la surabondance d’eau avaient succédé l’aridité et la sécheresse. Tous les villages que nous trouvâmes avant d’arriver à Gaza, étant habités par des Arabes ennemis, on donna l’ordre de ne point les épargner : ils furent dévorés par les flammes.

Le lendemain, nous arrivâmes à Gaza, où l’on fit sauter le fort. C’était la dernière ville de la Palestine, pays que nous laissions dévasté, et en feu. On bivouaqua le 31 mai à Kan-Jounnes, et à la pointe du jour on entra dans le désert.

Il nous fallait faire dix heures de marche pour arriver à El-Arich, dans un pays entièrement sablonneux, où l’on ne trouve que quelques arbustes, et où les sables mobiles, cédant sous le pied, doublent et triplent la fatigue du piéton. Ce désert si fatigant, il fallait le franchir dans une journée, afin de ne pas passer la nuit suivante sans eau ; ce qui était plus à redouter que les plus grandes fatigues. Aussi la traversée fut-elle très-pénible, les chaleurs étant déjà très-fortes, l’eau rare et saumâtre. Enfin nous arrivâmes à El-Arich. On y laissa un assez grand nombre de malades, et on se disposa, d’après les ordres du général en chef, à augmenter les fortifications du fort, justement considéré comme le point le plus important des frontières de l’Égypte.

El-Arich a presque toujours fait partie de l’Égypte ; il est essentiel à sa sûreté, et il est indispensable pour agir offensivement contre la Syrie, où un ennemi entreprenant peut toujours organiser des moyens d’attaque. Ce fort d’ailleurs donne de grands avantages à celui qui en est le maître. Non-seulement il assure la jouissance de citernes abondantes en eau douce, très-potable, mais encore il facilite l’établissement des magasins pour les troupes qui auraient à passer d’Égypte en Syrie, ou de Syrie en Égypte. On y laissa des ingénieurs avec des compagnies d’ouvriers, afin d’en perfectionner les ouvrages, et d’augmenter sa force.

C’est lorsqu’on a passé El-Arich vers l’Égypte, qu’on entre dans le désert pur, c’est-à-dire dans les immenses plaines où la vue se perd sur un sable aride, qui, par l’éclat qu’il réfléchit, blesse les yeux, et dont la chaleur brûlante se fait sentir à travers les semelles de souliers les plus épaisses.

Nous avions quarante lieues à parcourir pour arriver à Salahiéh, première terre cultivée de l’Égypte, et vingt-deux lieues à faire pour trouver Cathiéh, qui est placé sur la route à dix-huit lieues de Salahiéh. Environnée de palmiers, Cathiéh forme comme une île dans un désert : nous y avions un fort et des aiguades, qui nous ménageaient une station et des approvisionnemens ; mais il nous fallait deux jours pour nous y transporter. Enfoncée dans ces plaines de sables, accablée de privations et de fatigues, l’armée murmurait hautement contre le général en chef, qui dit aux grenadiers de la 69e : « Vous n’êtes pas des hommes ; votre premier habillement sera en femmes ; » ordonnant qu’on fît marcher toute la demi-brigade la crosse en l’air. Mais, des murmures, quelques soldats allèrent jusqu’à la menace, tant ils étaient harassés et mécontens. Le général en chef crut devoir se dérober aux signes très-prononcés du mécontentement des soldats ; il prétexta une excursion pour aller reconnaître l’une des branches du Nil, et les ruines de l’ancienne Péluse. Il quitta l’armée à Cathiéh, et se fit accompagner du général Berthier, de l’adjudant-général Le Turcq, de l’académicien Monge, et des généraux Menou et Andréossy, qui étaient venus à sa rencontre. Montés sur des dromadaires, ils allèrent visiter la partie orientale du lac Menzaléh, passèrent la nuit près de la bouche du Nil appelée Tanitique par les Grecs, et On-Faredje par les Arabes. Ils revinrent à Katiéh, après le départ de l’armée, en dirigeant leur route par l’emplacement qu’occupait jadis la ville de Péluse. Arrivés aux boues qui ont donné le nom à cette ville, il leur fallut mettre pied à terre et marcher pendant trois heures sur un terrain fangeux et gluant. L’ardeur du soleil était si excessive, et rendait les illusions du mirage si semblable à la réalité, que le général en chef et sa suite furent sur le point de s’égarer. Le phénomène du mirage, dont l’académicien Monge donna l’explication, s’était offert plusieurs fois à nos yeux dans le désert. On ne se fait pas d’idée comme le sentiment de la soif est irrité par ce jeu de lumière qui, au milieu d’un espace aride, fait apparaître l’image d’une rivière ou d’un lac.

J’étais resté à l’armée, où j’avais la mission de surveiller les convois de malades et de blessés qui traversaient le désert, avec toutes les précautions imaginables, par les soins de l’ordonnateur et du chirurgien en chef. Chaque demi-brigade était chargée des malades qui lui appartenaient. Les divisions Reynier, Lannes et Bon se mirent en route pour Salahiéh, et les troupes du général Kléber se disposèrent à se diriger sur Damiette par cette langue étroite de sable qui sépare le lac Menzaléh de la mer. Nous étions partis du camp de Cathiéh à deux heures après-midi pour aller passer la nuit près d’une petite oasis composée d’une centaine de palmiers, où l’on trouve de l’eau saumâtre. Cette station de palmiers, on ne la rencontre qu’après avoir marché cinq heures au-delà de Cathiéh. Pour y arriver, nous avions à traverser les sables les plus mobiles et les plus profonds qui existent entre la Syrie et l’Égypte ; ils forment des monticules, dont les vents dérangent continuellement la position et la forme. Cette traversée fut encore très-pénible. Le lendemain, nous suivîmes un chemin sur un terrain plus ferme, excepté dans la dernière heure de marche, pendant laquelle on passe de nouveau sur le sable mouvant. Nous trouvâmes au-delà une source d’eau douce, au milieu d’un emplacement assez bien boisé. Mais à peine eûmes-nous dépassé cette espèce d’oasis, que nous fûmes surpris par les vents chauds du désert, appelés kamsim, et dont on éprouve des effets si funestes. Je les ressentis et je faillis être suffoqué ; un grand nombre de chevaux et quelques chameaux périrent ; toute l’armée en fut incommodée. Heureusement qu’on avait laissé dans les hôpitaux d’El-Arich et de Cathiéh, les blessés et les malades dont l’état exigeait le plus de ménagement et de repos. Tous les convalescens de la peste, qui nous suivaient, périrent par l’effet du kamsim, qui se maintint pendant le reste de la journée, soufflant par rafales, qui brûlaient le visage comme les bouffées qui s’échappent de la bouche d’un four. Nous arrêter ou abandonner les malades, c’eût été les exposer à périr de faim ou de soif, ou à être égorgés par les Bédouins.

Enfin, vers les quatre heures du soir, nous aperçûmes les palmiers de Salahiéh, où finit le désert ; nous nous hâtâmes d’y arriver. Les fellahs, qui sont dans l’usage de porter aux voyageurs altérés de l’eau du Nil pour la leur vendre, vinrent en grand nombre à notre rencontre avec des jarres et des outres qui étaient pleines d’une eau que nous savourâmes, et que nous payâmes au même prix que si c’eût été du vin.

Enfin nous arrivâmes à Salahiéh, où l’armée se crut au terme de son pénible voyage. La vue d’une campagne fertile, ombragée de palmiers, l’eau du Nil que nous étions sûrs désormais de trouver sur toute la route, l’air pur et de meilleurs alimens, tels que du pain, du laitage, des œufs, des poules, des pigeons, des melons et des pastèques en abondance et à bas prix, rendirent les forces à l’armée et la santé aux malades. On s’étonnera sans doute qu’avec un peu d’eau douce qu’on portait pour chaque homme blessé et quelques galettes de biscuit, et avec le seul usage de l’eau saumâtre pour les pansemens, les soldats qui étaient affectés de blessures graves, ou privés de quelques membres, aient pu traverser les déserts dans un espace de soixante lieues, sans que leur mal s’aggravât ; au contraire, la plupart se trouvèrent guéris en arrivant en Égypte. Cette espèce de phénomène fut attribué par les médecins et les chirurgiens de l’armée à l’exercice, au changement de climat, aux chaleurs sèches et saines du désert, et enfin à la joie que chacun éprouva de se retrouver en Égypte, qui, en comparaison de la Syrie, était regardée comme un paradis terrestre. On laissa le reste des malades dans les hôpitaux de Salahiéh et de Belbeys, jusqu’à parfaite guérison ; et l’armée, poursuivant sa marche, traversa la province de Charqiéh, qui était alors couverte de moissons et d’un aspect enchanteur. Le reste de cette route jusqu’à Matariéh près du Caire, où nous arrivâmes le 10 juin, ne fut plus qu’une promenade agréable et variée.

L’armée s’étant arrêtée à Matariéh, on prit toutes les précautions que suggérait la prudence et qui sont en usage dans les lazarets, afin d’éviter que la contagion pestilentielle ne pénétrât dans la capitale de l’Égypte. On fit diverses inspections et visites ; tous les soldats eurent ordre de laver leurs habits et leur linge, de se laver eux-mêmes, et enfin de brûler tous les effets qui n’étaient pas susceptibles d’être purifiés.

Le 12, le général en chef vint joindre l’armée au faubourg de Zoubbéh, pour faire une entrée solennelle au Caire, afin de mieux tromper les habitans sur les résultats de l’expédition de Syrie, par l’appareil militaire et une marche triomphale. L’impulsion était déjà donnée aux principaux chefs et habitans du Caire. Les corps de marchands et d’artisans, les corps militaires composés des naturels du pays, vinrent à la rencontre de l’armée avec des drapeaux de diverses couleurs, précédés par des chœurs de musique et par des timballiers montés sur des chameaux avec d’énormes timballes. D’un autre côté les troupes françaises composant la garnison du Caire, toutes les personnes appartenant à l’ordre civil et qui y avaient résidé pendant l’absence de l’armée, se portèrent de même au-devant du général en chef, jusqu’à Zoubbéh. Accoutumés, depuis notre départ de Syrie, de voir tous les teints brunis par l’ardeur du soleil du désert, les visages des personnes sorties du Caire pour venir à notre rencontre nous parurent d’un blanc pâle et nous inspirèrent d’abord de l’inquiétude sur leur santé.

L’armée entra au Caire par la porte de la Victoire, chaque soldat portant une palme à son casque, à l’exception de ceux de la 69e. On fit circuler à plusieurs reprises nos colonnes autour et dans les rues du Caire, pour donner à croire aux habitans qui se portaient en foule au-devant de nous, que nos troupes étaient encore plus nombreuses qu’à leur départ pour la Syrie, et qu’en effet nous avions détruit l’armée du grand-visir. La foule devant laquelle nous défilâmes offrait le plus étrange spectacle : c’était un curieux mélange de Turcs, de Grecs, d’Européens, de cophtes, de fellahs, de Maugrebins et de Nubiens, même des mameloucks à pied et à cheval. Dans les rues, les habitans du Caire étaient la plupart assis sur leurs talons, tenaient immobiles leurs têtes chargées de rubans de toutes les couleurs, et presque tous ayant le menton garni d’une longue barbe ; d’autres, montés sur les terrasses et les minarets, semblaient pétrifiés de surprise. L’aspect martial de nos troupes, qu’ils avaient crues anéanties, les frappa. Le général en chef fit exposer dans les principales mosquées tous les drapeaux enlevés dans les différentes actions ; en même temps que les prisonniers étaient promenés avec affectation dans les différens quartiers de la ville, comme pour justifier l’annonce des victoires signalées que l’armée avait remportées en Palestine, et sous les murs de Saint-Jean-d’Acre.

Le soir il y eut toutes sortes de jeux, tels que danses de cordes, combats du bâton, tours d’adresse, qui furent exécutés pendant trois jours par des Égyptiens, sur la place d’Ezbekyéh. Enfin, le général en chef fit rédiger une espèce de bulletin, contenant l’exposé romanesque des avantages remportés en Syrie, et contre le pacha d’Acre ; il chargea le divan du Caire de répandre dans toutes les provinces d’Égypte cette pièce imprimée en arabe. Il y promettait aux Égyptiens de bâtir au Caire une mosquée qui n’aurait pas d’égale au monde, et d’embrasser la religion musulmane.