Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/14

◄  CHAP. X.
CHAP. XII.  ►
EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE XI.

Des Pyramides et des Caravanes.

J’allai voir aussi les fameuses pyramides, dont on a tant parlé, et sur lesquelles par conséquent je m’arrêterai peu, n’ayant rien de particulier à en dire. On sait qu’on les distingue en grandes pyramides et en petites. On appelle les premières les pyramides de Gizéh, pour les différencier des petites qui sont situées à deux lieues à l’est du village de Gizéh, dans le désert de Sahara.

On trouve le désert à la distance d’une petite lieue environ avant d’arriver à ces monumens gigantesques élevés par l’orgueil humain, comme pour faire naître les méditations les plus profondes sur le néant des grandeurs terrestres. On est tout étonné, à mesure qu’on avance, de voir les pyramides s’abaisser en quelque sorte ; cette illusion provient de leur forme inclinée et anguleuse. Mais ensuite le moindre objet de comparaison, un homme, un chameau, un cheval, ou tout autre objet placé au pied de ces monumens, semble leur rendre toute leur grandeur colossale.

Les grandes pyramides sont au nombre de quatre, à la distance d’environ six cents pas l’une de l’autre ; leurs quatre faces répondent aux quatre points cardinaux. La première, qui est la seule qui soit ouverte, a servi, selon Hérodote, de sépulture au roi Chéops. Sa hauteur est d’environ 465 pieds ; elle a été minutieusement décrite. La seconde pyramide, la plus rapprochée de la première, paraît à une certaine distance plus élevée ; ce qui provient de l’inégalité du sol, car elles sont toutes les deux de la même grandeur. Je gravis, non sans peine, sur le plateau de la première qui, à l’œil, paraît pointu, mais sur lequel cependant plusieurs hommes peuvent se tenir ferme.

Les deux autres qui leur ressemblent pour la construction et pour le ton de couleur, sont moins hautes.

Toutes les quatre sont environnées de beaucoup d’autres plus petites, de la même forme, également destinées à servir de sépulture. Presque toutes ont été fouillées, et plusieurs même ont été détruites.

C’est de la chaîne de montagnes appelée Mokatam, qui se trouve sur la rive droite du Nil, à l’opposé des pyramides, qu’on a tiré les énormes pierres carrées avec lesquelles ces grands monumens ont été construits à l’extérieur. Les pierres sont taillées comme pour être collées ensemble l’une sur l’autre, de sorte qu’elles sont jointes par leur propre poids, sans chaux, sans plomb, et sans ancres d’aucun métal. Quant au corps de la pyramide, il est construit avec des pierres irrégulières cimentées avec un mortier composé de sable, de chaux et d’argile.

À l’occident des deux premières on voit une espèce de canal creusé dans le roc, et à l’orient les ruines d’un temple. À la distance d’environ trois cents pas se trouve le fameux sphynx dont le corps est enseveli sous le sable, mais dont on peut remarquer la tête colossale dont l’expression est douce et tranquille. Un pareil monument indique qu’à une époque si reculée l’art était déjà, sans aucun doute, à un très-haut degré de perfection.

On a prétendu que le général en chef avait été visiter les pyramides, le 11 août, accompagné de plusieurs officiers de son état-major et de quelques membres de l’Institut ; qu’il s’était arrêté à la pyramide de Chéops, dont il avait fait déterminer la hauteur ; qu’il avait pénétré avec sa suite dans l’intérieur de ce vaste monument ; qu’arrivé dans la salle qui servait de tombeau aux Pharaons, il s’était assis sur le seul siége qu’offrait ce sombre palais de la mort (une longue caisse de granit, dans laquelle on suppose que reposait le corps du monarque égyptien) ; puis, qu’ayant fait placer à ses côtés le mufti Suleiman, et les imans Mohamed et Ibrahim, il avait eu avec eux une espèce d’entretien mystique qu’on a fait imprimer et publier à Paris, dans le Moniteur.

Tout cela est une pure fiction ; le 11 août 1798, le général en chef, comme on l’a vu, était près de Salahiéh, à la poursuite d’Ibrahim-Bey.

Ce ne fut que le 14 juillet suivant, après l’expédition de Syrie, que Bonaparte, instruit du mouvement rétrograde de Mourad-Bey, partit du Caire avec ses guides et différentes troupes, et se rendit aux pyramides, où il se réunit au général Murat, chargé aussi alors de la poursuite de Mourad. J’ai entendu dire qu’il ne monta point à la pyramide de Chéops, parce que sa culotte de nankin se déchira. Ce fut là qu’il reçut une lettre d’Alexandrie annonçant qu’une flotte turque de cent voiles mouillait devant Aboukir.


Des Caravanes de Nubie et de Maroc qui passent
au Caire.

Une partie de la caravane de Nubie qui tous les ans apporte au Caire des esclaves femelles, quelques esclaves mâles, des dents d’éléphans, des plumes d’autruches, du tamarin, de la poudre d’or, etc., apparut dans cette capitale dans le courant de décembre 1799. La plus grande partie était déjà arrivée à Suyout, une des villes principales de la haute Égypte. Mais, sur les bruits qu’avaient fait répandre les mameloucks dans le saïd, que les Français tuaient et mangeaient les hommes, les marchands nubiens étaient retournés à Sienne. Ceux qui étaient restés à Suyout, faute de bateaux pour suivre leurs compagnons de voyage, reçurent dans l’intervalle des lettres du Caire, qui les rassurèrent, et ils s’y rendirent.

Cette caravane était partie de Berber, bourg principal du royaume de Chaudi, situé sur la rive orientale du Nil, où régnait, du temps du voyageur Bruce, une princesse maure, nommée Sittina, dont il reçut l’accueil le plus gracieux. Les marchands de Berber nous apprirent que cette princesse était morte depuis plusieurs années, et qu’elle avait laissé une fille et un garçon qui régnait à Chaudi. La postérité de Sittina avait, dit-on, dans les traits, beaucoup de ressemblance avec le célèbre voyageur.

La caravane avait mis dix-huit jours pour se rendre à Drau ; elle avait continué sa route sur les mêmes chameaux qui l’avaient conduite depuis Berber jusqu’au-delà des cataractes, où elle s’était embarquée et rendue à Sienne.

Dans la route que suit cette caravane pour se rendre sur les bords du Nil, on trouve des villages où l’on peut se procurer des rafraîchissemens ; mais dans plusieurs parties on ne rencontre de l’eau que tous les deux jours, de sorte qu’il faut en porter dans des outres pour les besoins des hommes. Quant aux chameaux ils s’en passent facilement pendant deux jours ; il y en a même qu’on habitue à ne boire que tous les trois ou quatre jours.

Les esclaves que cette caravane conduit en Égypte viennent du milieu de la Nigritie à Sennaan, capitale de la province de Fazinclo dans l’Abyssinie, située entre le Nil et le fleuve Blanc, qui se perd ensuite dans le premier.

La langue française n’a pas d’expression grammaticale assez précise pour bien faire connaître l’état des enfans des deux sexes blancs et noirs, que l’on vient vendre en Égypte. Mais le mot esclave est très-impropre à le désigner, puisque c’est plutôt une adoption qu’une servitude. Ils sont au Caire, par exemple, beaucoup mieux traités que les domestiques, soit pour la nourriture et les habillemens, soit pour les égards ; et après quelques années de service, les maîtres sont obligés, par les lois de l’honneur et par l’usage, de marier les filles et de donner un état aux mâles. Lorsqu’ils tombent entre les mains de maîtres barbares qui les maltraitent, ils peuvent les forcer à les revendre, et la loi les protège sur ce point.

Les mameloucks, qui depuis 1200 années au moins, sous le titre de sultan, ou sous ceux de kiaya, de beys ou de kia-chef, gouvernaient l’Égypte en maîtres absolus, et dont le règne n’a fini qu’à la bataille des Pyramides, étaient presque tous des enfans géorgiens, circassiens, alsazas, apportés au Caire sur des bâtimens venant de Constantinople, achetés d’abord par les hommes puissans, et ensuite affranchis et élevés par eux aux premières dignités. Ce que l’on appelle improprement en Égypte esclavage était presque toujours pour ceux dont nous venons de parler la route de la fortune.

Tel est sans doute le côté brillant sous lequel on peut envisager ce commerce de chair humaine, et le seul auquel nous voudrions pouvoir nous arrêter : mais lorsqu’on a parcouru les bazars où se fait ce trafic, lorsqu’on a vu les excès auxquels se livrent envers ces infortunés ceux qui sont chargés de les échanger contre quelques pièces d’or, lorsque l’on voit à côté de la jeune fille arrivant à peine à l’âge de puberté un enfant enlevé au sein maternel et qui bientôt vont l’un et l’autre passer entre les mains de l’homme avide, on ne peut se défendre d’un sentiment pénible ; il n’est adouci que par l’espérance de voir un jour la philosophie et l’humanité, obtenir aussi des triomphes sur les bords du Nil, où le génie et le courage se sont récemment signalés par des victoires d’autant plus brillantes, qu’elles semblaient devoir délivrer ces belles contrées du despotisme le plus affreux.

La caravane des pélerins de Maroc, qui avait passé au Caire pour se rendre à la Mecque, fut de retour dans le courant de juillet 1799. Le chef qui la commandait écrivit en arrivant au Caire une lettre au citoyen Poussielgue, administrateur de l’Égypte, contenant quelques détails intéressans qui furent insérés dans les journaux. Mais voici quelques circonstances que ce chef nous fit connaître verbalement.

La caravane de Maroc, forte de 1000 hommes, bien armés de fusils, fit son retour par Jérusalem, par complaisance pour la caravane de Damas, qui était sans armes et sans escorte ; les pélerins de Maroc furent toujours à l’avant-garde.

Djezzar-Pacha envoya un courrier à leur chef avant même qu’il arrivât à Jérusalem. Il l’engageait à se rendre à Acre avec tous ses pélerins, lui promettant de lui donner des vaisseaux pour les transporter à Maroc, et de les faire escorter par les Anglais ; il ajoutait que, s’il ne voulait pas accepter ses offres et qu’il persistât à s’en retourner par le Caire, il y serait pillé et massacré par les Français. Le chef répondit que l’empereur de Maroc était resté en bonne amitié avec la France ; que la caravane avait été bien reçue par les Français, à son passage au Caire ; et que les pélerins étaient sûrs de retrouver le même accueil. La caravane se pressa davantage d’arriver à Jérusalem ; là, elle apprit que Djezzar-Pacha avait fait couper la tête à quarante Mogrebins, qui s’étaient sauvés avec l’émir Hadji en Syrie, sous prétexte qu’ils avaient servi auparavant les Français ; qu’une caravane de 300 Barbaresques, qui s’était rendue par mer à Acre pour aller à la Mecque, avait été à son retour retenue aussi sous différens prétextes par Djezzar, et qu’il les avait employés aux travaux les plus durs de la guerre, en sorte que la plupart y avaient succombé, et que ceux qui restaient étaient presque tous mutilés.

Ces circonstances ne disposèrent pas la caravane de Maroc à écouter plus favorablement les nouvelles invitations de Djezzar. Cependant Isman-Pacha, qui commandait à Jérusalem, tenta de nouveau de les séduire en leur offrant de l’argent, des chameaux, des chevaux, des munitions, et même de l’artillerie. Quand il vit que les pélerins étaient constans dans leur refus, il employa les menaces et fit des dispositions pour s’opposer à leur sortie de Jérusalem. Le chef de la caravane rassembla sur-le-champ tout son monde, et alla camper hors de la ville, décidé à repousser toute sorte d’hostilité, et cependant il envoya douze pélerins armés pour acheter dans la ville des provisions : Isman-Pacha les fit arrêter. À cette nouvelle, deux cents pélerins bien armés, avec le chef de la caravane à leur tête, se portent sur la ville pour réclamer leurs compagnons de voyage. Comme ils arrivaient aux portes, Isman-Pacha en sortait avec un grand nombre de cavaliers armés, pour aller forcer le camp des pélerins : ils s’insultèrent réciproquement ; les pélerins couchèrent en joue les gens du pacha et tirèrent quelques coups de fusils ; leur chef voulait les contenir ; mais les deux cents pélerins indignés se précipitèrent sur le pacha, le firent descendre de son cheval, et se disposèrent à l’emmener prisonnier. Il offrit alors toute sorte de satisfaction, fit rendre les douze pélerins prisonniers et fut lui-même relâché. La caravane se hâta de continuer sa route sur le Caire, où elle arriva sans accident, quoique Djezzar-Pacha et Ibrahim-Bey eussent envoyé des avis à tous les Arabes pour la faire attaquer et piller.