Mémoires secrets de Bachaumont/Préface

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. i-viii).
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Préface




PRÉFACE.

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Les Mémoires secrets, connus sous le nom de Bachaumont[1], occupent, sans contredit, une place distinguée parmi les monumens les plus curieux de l’histoire littéraire du dix-huitième siècle. Sans pouvoir rivaliser avec la Correspondance littéraire de Grimm, pour la profondeur et l’originalité des vues, ou avec celle de La Harpe, pour l’élégante facilité du style, ils nous semblent cependant offrir à la curiosité du lecteur un attrait pour le moins aussi vif que ces deux recueils, et surtout que le dernier. Dans Grimm, un jugement toujours sain et dégagé de préventions, des aperçus d’une haute philosophie  ; dans La Harpe, une appréciation trop souvent rigoureuse des qualités et des défauts des auteurs, mais une critique toujours instructive forment de leurs ouvrages un tableau animé de la littérature au temps où ils écrivaient. Sous ce rapport, l’un et l’autre sont incontestablement supérieurs aux Mémoires secrets : mais là, selon nous, se borne leur avantage, et nous pensons qu’il est loin de l’emporter sur l’intérêt que présente le recueil attribué à Bachaumont  ; recueil qui n’est point exclusivement consacré à l’examen de productions littéraires, et où se trouvent enregistrés, à leur date, au moment même de leur éclat, tous les événemens politiques de quelque importance, et les anecdotes, parfois scandaleuses, de la cour et de la ville. Pour La Harpe et Grimm, dont les feuilles étaient envoyées dans des cours étrangères, c’était un devoir de mettre dans leurs récits beaucoup de réserve et de retenue à l’égard de personnages que leur naissance ou leur position sociale appelait à jouer un rôle distingué dans le monde. Ce devoir, on est souvent tenté de regretter qu’ils l’aient si fidèlement rempli, car il résulte quelquefois de leur sage retenue que des faits intéressans et bons à connaître sont passés sous silence. Bachaumont, au contraire, tient registre de tout  : semblable à la Renommée, qu’on nous peint


Tam fieti pravique tenax quam nuncia veri,


il rapporte indistinctement tous les bruits, toutes les nouvelles. Son plan, il est vrai, présente bien des inconvéniens et ce n’est pas sans quelque défiance que son ouvrage doit être parcouru. Cependant, ou nous sommes dans l’erreur, ou les avantages qui en ressortent les compensent entièrement. Essayons de le prouver. En lisant les Correspondances littéraires de Grimm et de La Harpe[2], on est parfois tout surpris de voir certains noms, long-temps en possession de la faveur publique, tomber soudainement de cette haute popularité sans que rien, en apparence, puisse motiver ou faire concevoir ce retour subit de l’opinion. C’est qu’ils ont négligé une foule de petits faits qui pouvaient d’abord paraître sans importance, et dont quelques-uns même, s’ils eussent été approfondis, auraient été reconnus faux. Chez Bachaumont, à qui rien n’échappe, tout s’explique, tout se conçoit : quelques anecdotes, inventées par la haine, accueillies par la malignité, souvent même par l’insouciance, ont suffi pour faire changer à l’égard de ces idoles de la veille, et tourner contre elles le jugement de la reine du monde. Nous avons cru indispensable de conserver des détails qui donnent la clef de ces reviremens de l’opinion publique : mais comme on sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur la plupart des faits dont il y est question, nous ne nous sommes point imposé la tâche de rectifier l’ouvrage à chaque erreur sans conséquence. Il est toutefois des imputations d’une telle gravité[3] que nous n’avons pas dû les laisser passer sans réponse, ou du moins sans nous être assuré qu’elles n’étaient que l’expression de la vérité.

Ce que nous avons dit sur la précaution que l’on doit apporter à la lecture des Mémoires secrets prouve que nous n’avons pas adopté, comme authentiques, tous les faits qui s’y trouvent rapportés : on se tromperait cependant, si l’on inférait de cet aveu que nous partageons l’avis de ceux qui n’y voient qu’une compilation d’anecdotes mensongères. S’il était en quelque sorte permis à La Harpe, cruellement maltraité par les rédacteurs, de ne voir dans leur journal qu’un « amas d’absurdités ramassées dans les ruisseaux, où les honnêtes gens et les hommes les plus célèbres en tout genre sont outragés et calomniés avec l’impudence et la grossièreté des beaux esprits d’antichambre[4] ; » s’il était naturel qu’il cherchât ainsi à prévenir le jugement défavorable qu’on pouvait porter sur lui à la lecture de cet amas d’absurdités, on serait peu fondé à soutenir la même opinion aujourd’hui que des révélations nombreuses sont venues nous dévoiler, en partie, les secrets d’une société dont quelques représentans sont encore au milieu de nous, et confirmer la plupart des jugemens portés par le rédacteur des Mémoires ou des faits dont il tenait registre.

Nous avons exposé les motifs qui nous ont porté à conserver le récit d’anecdotes parfois douteuses : les autres faits, comme nous venons de le dire, ayant été confirmés par le temps, nous reproduirons en entier, dans cette nouvelle édition, la partie historique du recueil de Bachaumont, sauf un petit nombre d’articles tout-à-fait insignifians. Il n’en saurait être de même pour la partie littéraire, et quelques mots nous suffiront pour le faire sentir. Publiés pour la première fois en 1777, alors que tous les personnages mis en jeu dans ce tableau exact et fidèle s’agitaient encore sur la scène du monde les Mémoires secrets renfermaient trop d’élémens de succès, pour n’être pas accueillis avec une faveur marquée. Trois éditions complètes[5], qui parurent presque en même temps, satisfirent à peine les lecteurs. Nous avons dit que le journal date du 1er janvier 1762 : la publication rapide des volumes fit atteindre assez tôt l’époque où l’on avait commencé à imprimer, et dès lors la continuation ne parut plus que d’année en année jusqu’en 1787 inclusivement. Désormais assuré du succès de son entreprise, et ne songeant qu’à augmenter autant que possible ses bénéfices, l’éditeur donna trop souvent place dans ce recueil à des annonces prolixes d’ouvrages qu’aucun mérite littéraire ne devait faire sortir de l’oubli : ceux qui offraient un intérêt véritable furent analysés dans des articles presque aussi étendus que les écrits auxquels ils étaient consacrés. Quant aux anecdotes que l’on accueillait indistinctement, comme avait fait Bachaumont, la narration en fut beaucoup plus détaillée et rarement nous sommes-nous permis d’en rien retrancher : mais nous avons sans scrupule élagué une foule de notices purement littéraires et qui n’avaient évidemment été adoptées que pour grossir les volumes. Nous avons pareillement fait disparaître un grand nombre de répétitions, occasionées par le mauvais classement des articles et réduit à ce qu’elles renfermaient de curieux, les analyses si démesurément longues des dix dernières années.

Les premières éditions de ces Mémoires, confiées à des presses étrangères ou clandestines, devaient contenir et contiennent en effet une innombrable quantité d’erreurs grossières que, sans trop d’exigence, on pouvait espérer de ne pas retrouver dans quelques réimpressions modernes. Un choix d’anecdotes historiques, littéraires, critiques, etc., extrait des Mémoires secrets de Bachaumont a été publié, en 1808, en deux volumes in-8o, et l’année suivante il en parut une seconde édition en trois volumes du même format. Cet abrégé, que l’un de nos plus savans bibliographes[6] a jugé très-mal fait, n’en est pas moins donné par l’éditeur comme revu avec soin. On pourrait croire qu’il a mis tous ses soins à reproduire textuellement les fautes de ses devanciers. Pour nous, qui avons aussi revu avec soin cette nouvelle édition des Mémoires secrets, nous avons pensé qu’il était de notre devoir, comme éditeur, de ne laisser passer aucun article sans nous assurer, autant que possible, si les noms ou les titres d’ouvrages qu’il rappelle s’y trouvent fidèlement rapportés. Ce travail pénible, fait avec une consciencieuse exactitude, nous a plus d’une fois mis à même de rectifier des noms propres étrangement défigurés[7]. Le nombre d’erreurs que nous avons ainsi fait disparaître est, nous pouvons le dire avec confiance, assez grand pour que nous espérions trouver grâce pour celles qui ont pu nous échapper.

Feu M. De Croix l’un des éditeurs du Voltaire de Kehl, a publié, en 1826, des Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages qui contiennent un Examen des Mémoires secrets par Wagnière, secrétaire du philosophe de Ferney. Nous y avons souvent puisé d’utiles renseignemens. Les notes empruntées à cet examen sont suivies de la lettre W : celles qui sont sans signature appartiennent aux précédens éditeurs. Les nôtres sont signées de l’initiale de notre nom.


J.R.
  1. Louis-Petit de Bachaumont, qu’il ne faut pas confondre avec l’ami de Chapelle, était l’un des membres les plus assidus de la société de madame Doublet. On sait que c’est chez cette dame que se fabriquaient les Nouvelles à la main, qui mirent tant de fois en mouvement la police de Louis XV, et dont on ne put parvenir à arrêter la distribution. Après la mort de Bachaumont qui en était le principal rédacteur, les Nouvelles à la main furent continuées par Pidanzat de Mairobert et autres. Un libraire s’étant procuré une copie de ces feuilles les fit imprimer à Londres en 1777 : mais Par malheur la collection qui servit à l’impression ne remontait pas plus haut que le 1er janvier 1762 ; et la publication des Nouvelles date, au plus tard, de 1725. (Voir une lettre de Voltaire à madame la présidente de Bernières, datée de juillet 1725.)
  2. Nous n’avons point, comme on l’a pu voir, la prétention d’élever le mérite des Mémoire secrets au-dessus des Correspondances de La Harpe et de Grimm. Si nous les comparons ensemble, c’est uniquement parce qu’ils embrassent à peu près la même époque dans leur revue.
  3. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, nous n’avons pas cru devoir admettre, sans correctif, un article du 14 juillet 1766, contenant, sous forme dubitative, il est vrai, une calomnie évidente contre J.-J. Rousseau. M. Musset-Pathay, dans une note qu’il a bien voulu nous communiquer, réfute d’une manière péremptoire l’assertion du rédacteur des Mémoires.
  4. Correspondance littéraire, lettre CCXLVII.
  5. Il existe plusieurs éditions des trente-six volumes des Mémoires secrets, dont une, dite la bonne lettre, parce qu’elle est imprimée en plus gros caractères, est préférée par les amateurs. En la comparant à deux autres éditions que nous avons eues sous les yeux, nous nous sommes assuré qu’elle n’en diffère souvent qu’en ce qu’elle contient des erreurs et des fautes typographiques qui ne sont pas dans les mauvaises.
  6. M. Beuchot dans la Biographie universelle, article Bachaumont.
  7. Il ne nous a pas été fort difficile d’éviter la méprise grotesque de nos prédécesseurs confondant le Jésuite De Marsy avec le grammairien Dumarsais ; mais nous avouons que ce n’est qu’après d’assez longues recherches que nous avons découvert qu’au lieu de M. l’abbé Lungais, il fallait lire à l’article du 23 juin 1765, le nom de M. de La Bellangerais.