Mémoires secrets de Bachaumont/1772/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome IV (1772-1774)p. 1-17).
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Juillet 1772

1er Juillet. — M. Luneau de Boisjermain a fait un dernier effort, et vient de faire imprimer un Précis sur délibéré, prononcé le 22 juin 1772, dans lequel il remet de nouveau sous les yeux des juges les élémens du procès, et cherche à exciter leur commisération par les détails effrayans de toutes les persécutions que les libraires lui ont fait essuyer.

Ce dernier coup n’a pas produit l’effet qu’il attendait, et il paraît que l’argent de ses adversaires a eu plus de succès. Les voix se sont trouvées partagées douze contre douze, en sorte qu’il a été ordonné un appointé, ce qui renvoie l’affaire à une nouvelle instruction par écrit et la rend ordinairement interminable, et c’est ce qui pouvait arriver de mieux aux libraires, qui triomphent.

2. — Les délibérations de l’Aréopage comique n’ont pas beaucoup de consistance ; dès aujourd’hui ils commencent à déroger à celle qu’ils avaient prise concernant les ouvrages de Molière qu’ils ne devaient jouer que les jeudis, de quinzaine en quinzaine. Cela devait avoir lieu, pour la première fois, le 2 juillet, par la représentation de l’Étourdi et de la Comtesse d’Escarbagnas. Ils ont donné la Métromanie.

3. — M. Lourdet de Santerre, ce bel esprit maître des comptes, qui vivait dans la plus grande intimité avec madame Favart et l’abbé de Voisenon, a profité de l’accès de celui-ci auprès de l’abbé Terray, pour présenter par son entremise, au contrôleur-général, une petite requête en vers, où il se plaint des échancrures qu’il veut faire à sa fortune ; mais l’oreille racornie de ce ministre, chez qui les Muses n’ont jamais eu beaucoup de crédit, a été insensible aux gémissemens du poète, et il lui a fait dire pour toute réponse de vendre sa charge et de la mettre en rentes viagères, ce qui doublerait son revenu et le mettrait au pair.

4. — *C’est tout comme chez nous. Tel est le titre d’une brochure nouvelle, dont ce mot seul fait déjà anecdote. Il faut savoir que lors de l’écrit À Jacques Vergès madame la Dauphine, qui l’avait lu, avait été frappée de l’endroit où l’auteur dit qu’ayant été voir à la Comédie Italienne Arlequin, voleur, prévot et juge, il s’était écrié dès la fin de la pièce : « C’est tout comme chez nous ; » qu’ayant été voir à la Comédie Française la tragédie des Druides, où un roi bonasse se trouve la dupe de sa crédulité envers les prêtres, permet que sa fille se consacre follement au culte du dieu des Gaulois, et laisse sous son nom propager la superstition, le fanatisme et tous les maux qui sont à leur suite, il s’était écrié encore : « C’est tout comme chez nous. » Cette princesse, jouant vingt-un avec le roi, toutes les fois qu’elle avait même point, disait à Sa Majesté : « C’est tout comme chez nous. » Le roi s’entendant toujours corner aux oreilles ce quolibet, en demanda l’explication à madame la Daudphine, qui la lui fournit en lui faisant lire le pamphlet ont il était tiré.

5. — *Une nouvelle brochure, intitulée le Palais moderne, cause une grande rumeur parmi les avocats, sur lesquels elle roule principalement. Elle s’étend sur la turpitude de la rentrée, et couvre de ridicule et d’infamie les auteurs, les suppôts et adhérens de cette démarche ; elle est encore fort rare.

— Les directeurs du Colysée avaient enfin manifesté hier leur projet par des affiches, où ils avaient annoncé une Fête chinoise, sans en donner les détails, et avaient augmenté les places en conséquence. Le public a été fort attrapé aujourd’hui de voir que dans les nouvelles affiches il ne fût fait mention que de choses ordinaires, sans qu’on rendît compte des raisons du retard ou de la suppression totale du divertissement préparé avec tant d’emphase.


6. — Le roi a fait assurer l’Académie, par l’entremise de M. le duc de Nivernois, dans une lettre écrite au nom de Sa Majesté, qu’elle ne s’opposait plus à l’élection des sieurs Suard et Delille, et qu’elle ne trouverait point mauvais qu’ils lui fussent proposés.

7. — *On a dit, dans le temps, que la nouvelle édition de l’Encyclopédie, préparée à Paris par le sieur Panckoucke, avait été enlevée et mise à la Bastille, c’est-à-dire renfermée dans de vastes emplacemens de cette citadelle. On prétend que ce libraire ayant eu l’indiscrétion de se vanter qu’au moyen des présens faits à madame la marquise de Langeac, il comptait bientôt obtenir de M. le duc de La Vrillière la liberté de son ouvrage, le chancelier, instruit de ce projet, et qui a dans la plus belle haine l’Encyclopédie, les encyclopédistes et tout ce qui tend à éclairer le royaume, sur lequel il voudrait ramener l’heureuse nuit de l’ignorance, a obtenu de faire murer les portes des dépôts en question, et même de faire élever un second rempart à leur enclos, pour qu’aucune surprise ne puisse favoriser les desseins de ceux qui voudraient répandre ce livre.

— La fameuse fête que le Colysée devait donner dimanche dernier est l’Entrée de l’Ambassadeur de la Chine ; comme il n’y a pas encore eu de cérémonie de cette espèce en France, les entrepreneurs avaient imaginé de faire faire ce cérémonial dans la plus grande étendue. L’ambassadeur fictif aurait traversé les Tuileries, et, comme par attraction, aurait ramené tout monde au Colysée, où se serait consommée cette farce. La police n’a pas voulu tolérer une semblable dérision, et c’est ce qui a empêché la fête d’avoir lieu la dernière fois ; elle doit décidément s’exécuter demain, mais simplement dans l’intérieur du Colysée. On a loué une quantité de monde pour grossir le cortège, et surtout beaucoup de filles.

— Une circonstance remarquable dans l’élection de M. de Bréquigny, reçu avant-hier à l’Académie Française, et qui semble généralement attestée, c’est que ce candidat a été proposé par M. d’Alembert, comme n’étant d’aucun parti, et, conséquemment, comme ne pouvant déplaire à la cour ; qu’on a dérogé pour lui à un article des statuts auquel on n’avait pas dérogé même pour le comte de Clermont, et qu’il a été nommé sans s’être présenté et sans avoir fait les visites.

10. — Les Oreilles des bandits de Corinthe, avec une Lettre de M. de Voltaire sur les Comètes[1]. Tel est un nouveau pamphlet, attribué à M. de Voltaire, qui paraît principalement dirigé contre un abbé Sabatier, auteur du Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, et qui, dès-lors, s’est attiré la fureur implacable de ce philosophe, qui, dans cet écrit, se compare modeslement à Thésée. La Lettre sur les Comètes fut écrite, en 1759, à M. Clairault : il s’y donne très-modestement encore comme le premier qui ait fait connaître Newton en France.

11. — Quoiqu’on s’attendît bien que les Fêtes Chinoises, annoncées avec une grande prétention sur l’affiche du Colysée, ne répondraient pas à l’idée sublime qu’en donnaient les directeurs de ce spectacle, la curiosité, toujours active dans ce pays-ci, a entraîné vers ce lieu une quantité prodigieuse de monde, et l’affluence s’est trouvée encore plus grande que l’année dernière, lorsque mademoiselle Lemaure y chanta pour la première fois. Ce coup d’œil d’environ six mille personnes était sans doute la plus belle chose que l’on pût voir. Quant au reste, c’est une farce de carnaval, digne tout plus d’un spectacle de marionnettes ; et le public a été indigné d’être rançonné, car on payait le double, pour se voir jouer aussi indécemment. Qu’on s’imagine des Savoyards habillés de papier, des gourgandines vêtues en reines et en princesses, un cortège mesquin, et tout ce que peut offrir la mascarade la plus dégoûtante.

— On parle d’une estampe politique, allégorique et satirique. On voit dans cette caricature une vache très en embonpoint dont l’Empereur tient une corne et le roi de Prusse l’autre. Dessous est l’Impératrice de Russie, occupée à traire la vache, tandis que le roi de France est par derrière qui n’a que les excrémens. On sent aisément que cette génisse désigne la Pologne[2].

12. — Les partisans de la Comédie Française, et surtout ceux de la nouvelle actrice, qui sont en grand nombre, sont revenus des craintes qu’ils ont eues sur le sort de la jeune Sainval : elle est hors d’affaire. Sa maladie est une fluxion de poitrine, mais qui s’était annoncée par des caractères si extraordinaires, que le sieur Garnier, son médecin, avait cru un instant voir des symptômes de poison. Du reste, on ne saurait rendre tout l’intérêt qu’on prenait à cette actrice : on distribuait les bulletins du jour et de la nuit avec le plus grand soin, et sa porte ne désemplissait pas de laquais qui allaient les chercher. Malgré son état de convalescence, elle ne peut jouer de long-temps.

14. — *Épigramme.

De deux coquins qu’on allait pendre,
L’un était blond et l’autre brun.
Le bourreau n’avait pris de corde que pour un :
« Laissons le blond, dit-il, il peut attendre :
Amusons le public, qui vient ici se rendre
Pour avoir le plaisir de voir pendre le brun.


Cette mauvaise épigramme paraît dirigée contre nommé Le Brun, ex-jésuite, secrétaire intime de M. le chancelier et son âme damnée, auquel on attribue la plupart des préambules des Édits.


15. — On répand une petite feuille intitulée : Avis aux magistrats liquidables, et aux créanciers de leurs compagnies. On y démontre que l’Arrêt du Conseil, du 13 avril dernier, est extravagant, ridicule, absurde, injuste et tyrannique, contradictoire, illusoire. Ce développement est précis et rapide ; il est encore plus frappant que l’Esprit de l’Arrêt du Conseil, dont on a parlé[3], parce qu’il est dégagé de tout ce qui pourrait en affaiblir le raisonnement. Il est à présumer que celui-ci a été réduit exprès à cette brièveté, pour être plus transmissible et pouvoir plus aisément prémunir les magistrats susceptibles de quelques craintes, ou de quelque séduction.


16. — Depuis long-temps on parlait d’une nouvelle comédie intitulée le Dépositaire[4], en cinq actes et en vers, envoyée par M. de Voltaire aux Comédiens. Il paraît que ceux-ci n’en ont pas eu la même bonne opinion que des Lois de Minos[5]. On assure qu’ils l’ont rejetée : elle paraît imprimée sous le vrai nom de son auteur, et le public est en état d’en juger.

17. — Après avoir flétri le valet dans une épigramme sanglante, on attaque aujourd’hui le maître ; en voici une autre, en acrostiche, répandue contre le chancelier :


Mauvais ami, plus mauvais citoyen,
Ardent au mal, de glace pour le bien,
Uil excrément, rebut de la nature,
Pétri de fiel, d’orgueil et d’imposture,
Ennemi né des soutiens de la loi,
On reconnaît à semblable peinture,
Un traître infâme à la France, à son roi.

Par des petits citoyens de l’antre.

18. — Depuis l’hiver dernier, les filles appelées raccrocheuses, et qui venaient en plein jour au Palais-Royal exercer leur métier, avaient été expulsées de ce jardin ; mais elles y étaient insensiblement rentrées : elles recommençaient leurs agaceries avec plus de liberté et d’impudence que jamais, lorsqu’un nouvel événement vient de les faire proscrire sans retour. M. le duc de Chartres se promenait dans son jardin : en passant auprès d’une de ces filles, il s’écria, en se retournant vers sa suite : « Ah ! f…, que celle-là est laide ! » L’amour-propre de l’offensée ne lui permit pas de rester court à ce propos, qu’elle entendit très-bien : « Ah ! f…, répliqua-t-elle, vous en avez de plus laides dans votre sérail. » Ce manque de respect aussi impudent n’est pas resté impuni, et le châtiment a rejailli sur l’espèce entière : en sorte qu’il n’y a plus que les filles d’Opéra, les filles entretenues, celles qu’on appelle du haut style, qui puissent se montrer dans ce lieu. Ce qui ne laisse pas de l’attrister beaucoup, car dans le nombre de ces raccrocheuses il y avait de très-jolies, de très-bien vêtues, qui ornaient la promenade, réjouissaient les yeux et attiraient les hommes. Aujourd’hui le Palais-Royal, excepté les jours d’Opéra, n’est plus qu’une vaste solitude.

20. — L’Opéra est si délabré en voix de haute-contre, qu’on est allé enlever à la Rochelle, par lettre de cachet, un chantre de cette ville, dont on avait annoncé le bel organe. Il est arrivé : on le dit grand, bien bâti, d’une figure assez noble, mais très-gauche et ayant besoin d’être débourré avant de se produire sur la scène.

— Les curieux vont en foule à Lucienne voir le pavillon de madame la comtesse Du Barry ; mais n’y entre pas qui veut, et ce n’est que par une faveur spéciale qu’on pénètre dans ce sanctuaire de volupté. On sait que le bâtiment est du sieur Ledoux, jeune architecte qui a beaucoup de talent pour la décoration, de belles idées, mais quelquefois disparates, et dans lesquelles il ne conserve pas assez l’unité, qualité essentielle dans toute production.

Le pavillon est un carré sur cinq croisées de face en tout sens, il est situé sur une hauteur considérable d’où l’on jouit d’une des vues les plus étendues et les plus riches qu’on puisse avoir ; la rivière qui, par un double contour, serpente en fer à cheval au pied de la montagne, ne contribue pas peu à l’agrément du spectacle. Le bâtiment est précédé par une avant-cour trop vaste peut-être pour l’édifice : il s’annonce par un péristyle de quatre colonnes simples, dans le goût antique. Le fond en est orné par un bas-relief du sieur Lecomte, représentant une bacchanale d’enfans. L’intérieur est composé d’un vestibule servant de salle à manger, avec un réchauffoir à gauche et des garde-robes à droite ; d’un salon, de deux salons de côté : il n’y a point de chambre à coucher ; dans le vestibule sont quatre petites tribunes pour placer les musiciens de madame la comtesse, car elle a depuis quelque temps une musique à elle. Le total de cette distribution est monotone, incommode, et ne fait point d’honneur à l’invention du sieur Ledoux. Les artistes les plus renommés se sont efforcés d’enrichir de leurs productions un séjour aussi délicieux. Le plafond d’un des salons de côté est du sieur Briard ; la devise en est : ruris amor ; il représente les plaisirs de la campagne. De l’autre côté, c’est un ciel vague, et quatre grands tableaux du sieur Fragonard, qui représentent des amours de bergers et semblent allégoriques aux aventures de la maîtresse du lieu ; ils ne sont pas encore finis. Il y a de très beaux morceaux de sculpture, mais qui doivent s’exécuter en marbre et ne sont que modelés. C’est moins dans ces chefs-d’œuvre du grand genre que l’art semble s’être surpassé, que dans les ornemens de détail et les plus minutieux ; tels que les chambranles des cheminées, les feux, les bras, les chandeliers, les corniches, les bas-reliefs des pilastres, les morceaux de dorure et d’orfèvrerie, les serrures, les espagnolettes, etc. : pas une de ces productions qui ne soit achevée, finie, qui ne soit à montrer comme un modèle de ce que l’industrie peut enfanter de plus précieux et de plus exquis. Il résulte de l’admiration de tant de beautés légères, fragiles et vaines, que le local est trop mesquin pour la favorite d’un grand roi, que les détails en sont trop cherchés, trop fastueux, trop immensément chers pour une particulière, et qu’on ne peut concevoir d’autre idée à la vue d’un pareil contraste que d’imainer être dans une petite maison où tout se ressent et du mot et de la chose. Le roi n’a encore mangé que trois fois dans cet élégant pavillon, et la troisième les plaisirs furent si courts, que Sa Majesté était de retour à Versailles à onze heures et demie.

On ne peut calculer ce qu’a coûté ce colifichet, où tout est de fantaisie et n’a d’autre prix que la cupidité de l’artiste et la folie du propriétaire.

— Les entrepreneurs du Colysée, ne pouvant plus se soutenir que par des annonces de fêtes extraordinaires, ont publié qu’ils donneraient, jeudi 23 de ce mois, un grand feu d’artifice avec spectacle pantomine en deux actes. Le premier représentera Pandore animée par Prométhée ; le second, la punition de Prométhée, suivie des Titans escaladant le ciel, et foudroyés par Jupiter. Le tout doit être accompagné d’une musique analogue aux différentes actions de la pantomime. On distribue des programmes où l’on annonce plus en détail les diverses opérations de ce magnifique spectacle.

23. — Les spectacles de mademoiselle Guimard continuent à sa maison de Pantin. Elle y a fait jouer hier une parade toute nouvelle, qui a paru délicieuse à la société, c’est-à-dire extrêmement grivoise, polissonne, ordurière. Vadé, le coryphée de ce genre, n’a jamais rien fait de plus épicé. On sait que les spectateurs de cette assemblée ne sont pas en général fort délicats : ce sont les filles de Paris, et les hommes attachés à cette espèce de compagnie, qui la forment. Ainsi tout est analogue. Cependant des femmes qui ne veulent point renoncer à la qualité d’honnêtes, et cependant rire, vont incognito à ces fêtes et s’y placent dans des loges grillées ; mais tout cela n’est que pour la forme, car on les déchiffre bientôt. À la fin mademoiselle Guimard et Dauberval ont dansé la fricassée, pantomime qui couronnait à merveille le spectacle.


24. — La Faculté de Théologie est très-divisée à l’occasion de l’abbé Xaupi, sous-doyen, qui, conjointement avec un autre docteur, a décidé un cas de conscience à lui proposé par des curés du Diocèse de Cahors, en différend avec leur évêque, dont il résulterait qu’ils sont, ainsi les premiers pasteurs, d’institution divine, et ne dépendraient en rien de l’ordinaire. On a dénoncé cette décision à la Faculté comme erronée. Elle s’est assemblée à ce sujet, le 15 de ce mois. On voulait en exclure l’abbé Xaupi, comme devenu partie ; mais il a parlé avec une véhémence prodigieuse, quoique plus qu’octogénaire, et il a défendu sa cause si éloquemment qu’on n’a pu refuser de l’entendre, et qu’on a nommé des commissaires pour écouter tout ce qu’il aurait à dire en sa faveur.

— *Au Roi, avec cette épigraphe : « La justice l’emporte tôt ou tard : elle est le seul principe du véritable intérêt des hommes. » Telle est la première enveloppe d’un nouvel écrit, dont le second titre est : Essai historique sur les droits de la province de Normandie, suivie de réflexions sur son état[6].

Ce titre forme la division de l’ouvrage en deux parties. Dans la première, qui est purement historique, on traite de l’Établissement du duc Raoul dans la Neustrie.

Dans la seconde partie, qui contient des réflexions sur l’état de la province, on fait voir qu’elle n’a mérité de perdre son tribunal, ni ses lois, ni ses privilèges.

25. — *La Requête des États-Généraux de France au roi, dont on avait annoncé le titre il y a long-temps, est un écrit resté très-secret jusqu’à présent. C’est en effet le langage que la nation pourrait tenir. Elle y rappelle les vrais principes de sa législation, et elle y joint un exposé de ses malheurs.

Cette Requête, écrite avec beaucoup de noblesse, en même temps très-modérée, peut-être trop, en ce qu’elle atténue certains principes dont il est essentiel de bien fixer la vérité pour prévenir les conséquences louches qu’on pourraient en tirer ; il en est d’autre dont la nation ne conviendrait peut-être pas. En général, cet écrit est fort parlementaire, et tend plus au rétablissement de la magistrature, qu’à l’extirpation réelle des maux de l’État.

25. — On écrit de Marseille que M. le comte de Sade, qui fit tant de bruit, en 1768, pour les folles horreurs auxquelles il s’était porté contre une fille[7], sous prétexte d’éprouver des topiques, vient de fournir dans cette ville un spectacle d’abord très-plaisant, mais effroyable par les suites. Il a donné un bal, où il a invité beaucoup de monde, et dans le dessert il avait glissé des pastilles au chocolat, si excellentes que quantité de gens en ont dévoré. Elles étaient en abondance, et personne n’en a manqué ; mais il y avait amalgamé des mouches cantharides. On connaît la vertu de ce médicament : elle trouvée telle, que tous ceux qui en avaient mangé, brûlant d’une ardeur impudique, se sont livrés à tous les excès auxquels porte la fureur la plus amoureuse. Le bal a dégénéré en une de ces assemblées licencieuses si renommées parmi les Romains : les femmes les plus sages n’ont pu résister à la rage utérine qui les travaillait. C’est ainsi que M. de Sade a joui de sa belle-sœur, avec laquelle il s’est enfui, pour se soustraire au supplice qu’il mérite. Plusieurs personnes sont mortes des excès auxquels elles se sont livrées dans leur priapisme effroyable, et d’autres sont encore très-incommodées.

26. — Mademoiselle Granville, une des courtisanes du jour les plus célèbres, entretenue par M. de Jouville, maître des requêtes, a en sous-ordre M. le chevalier de Guer. Ces jours derniers il s’est élevé une rixe entre eux, au point que l’amant a défiguré cette beauté de la manière la plus outrageante. Cela a fait un esclandre du diable dans le monde galant. La demoiselle est actuellement entre les mains des Esculapes, et cela a donné lieu à un plaisant de répandre au Colyséen aux spectacles, aux promenades et autres lieux publics, le bulletin suivant. Il faut, pour mieux l’entendre, savoir que les deux médecins, Saint-Léger et Souillier, sont très-renommés parmi les filles, et absolument consacrés à leur service, ainsi que le sieur Recolin, très-expert dans les maladies du sexe, chirurgien de madame la comtesse Du Barry, avant son élévation, et qui a conservé cette qualité. Le sieur Bordeu est un docteur plus relevé que les premiers, mais médecin en titre de madame la comtesse.

« Aujourd’hui, 21 juillet 1772, nous soussignés, médecins ordinaires consultans de la Faculté d’Amathonte, Paphos, Cythère et autres lieux, nous étant transportés chez la demoiselle Granville, une des prêtresses en titre de ces îles, pour constater l’état où l’a réduite un amant furieux et jaloux, de ce requis par ladite demoiselle, avons constaté ce qui suit :

« Ayant fait lever l’appareil mis sur sa face et su sa gorge par Me Recolin, chirurgien juré expert pour toutes les blessures d’amour, premier chirurgien de Vénus, notre reine et souveraine, nous avons trouvé :

1° Que ce visage céleste était dans un état méconnaissable et horriblement défiguré par des griffes infernales ;

2° Que le feu de ses yeux qui lançaient des traits si sûrs, était noyé dans une humeur abondante et visqueuse ;

3° Que les fossettes du menton et des joues, où les Ris et les Grâces se plaisaient à folâtrer, étaient absolument détruites et couvertes d’un sang caillé ;

4° Que sa bouche, siège de la volupté, que ses lèvres vermeilles, ci-devant mesure heureuse de ses charmes secrets, n’offraient en ce moment qu’une ouverture effroyable et délabrée ;

5° Que ses tétons si blancs, si bien arrondis, si fermes, étaient meurtris, flétris, ramollis, et n’excitaient plus par leur attouchement qu’une sensation triste et désagréable.

« Mais, après ce spectacle douloureux, ayant visité les autres parties du corps, nous avons observé, avec une grande consolation, qu’au moyen des saignées légères et répétées le calme était rétabli dans les régions inférieures, que les fesses sphériques, rebondies, appétissantes avaient aussi chacune leur petite cavité ou fossette, niches de l’amour, qu’elles pourraient parfaitement suppléer aux fonctions des tétons, sauf le danger pour le prophane d’être provoqué à une adoration erronée, mais dont la nymphe nous a déclaré avoir horreur : qu’au surplus, les cuisses douillettes et potelées étaient bien propres à ramener au vrai culte ; que le ventre un peu élevé, blanc, élastique, offrirait aux regards un coup d’œil séduisant, aux mains un tact doux et suave, à la bouche des baisers ravissans ; que le taillis chevelu, noirn épais, qui en ombrage la partie inférieure, contenait mille Jeux en embuscade ; que de nouvelles lèvres, une nouvelle sorte de langue suppléeraient aux baisers à la florentine, à ces titillations délicieuses, à ce prurit voluptueux, qui font l’amusement des paillards impuissans ; qu’enfin rien n’empêchait les mortels favorisés d’une foi vive et robuste, marchant droit et ferme dans les sentiers de la vertu, soutenus d’une grâce constante et efficace, de pénétrer jusqu’aux profondeurs du sanctuaire, et d’y faire tous les sacrifices, toutes les libations, que leurs forces leur permettront.

« En foi de quoi nous avons délivré le présent procès verbal, pour être répandu parmi les amateurs, pour annoncer que la nymphe reprendra incessamment ses fonctions sur sa chaise longue, et souffrira les assauts multipliés qu’on voudra lui livrer. Signé : Geilles de Saint-Léger, Souillier de Choisi, Recolin.

« Vu par nous, premier médecin de la grande prêtresse et scellé de notre sceau de cire jaune et verte.

Signé : Bordeu.

— La fête qui a eu lieu, jeudi dernier, au Colysée n’a pas mieux valu que la Fête chinoise ; nul goût, nulle entente dans les décorations, une exécution mesquine et misérable dans la pantomime, un feu d’artifice qui n’avait aucune liaison avec l’action. Ce spectacle ne fait nullement honneur à l’auteur, qu’on assure être M. le chevalier d’Arcq. On sait la liaison intime qui règne entre lui et madame la marquise de Langeac ; l’intérêt vif que cette dame prend au Colysée, l’aura engagé à s’évertuer pour attirer du monde en ce lieu. D’ailleurs, M. le chevalier d’Arcq se pique de génie et de bel esprit.


27. — La fameuse parade exécutée sur le théâtre de mademoiselle Guimard a pour titre Madame Engueule[8] et cause beaucoup de rumeur ; on craint que la police ne prenne inspection de ce spectacle licencieux, et ne le fasse fermer.

30. — On a vu paraître, avec tout le luxe typographique, des livres attribués à Zoroastre, en trois volumes in-4o, sous le titre de Zend Avesta. M. Anquetil, associé de l’Académie des Belles-Lettres, a prétendu avoir rapporté ce trésor d’après ses découvertes dans ses voyages entrepris sur les lieux : il a déposé les manuscrits à la Bibliothèque du Roi et en a donné la traduction. Un anonyme l’attaque aujourd’hui ; il assure que cette traduction est infidèle ; que l’ouvrage n’est pas l’auteur persan, et qu’il ne présente que l’érudition fastueuse d’une imagination déréglée.

— La tragédie de Roméo et Juliette, de M. Ducis, dont la première représentation a eu lieur, sans succès, le 27 de ce mois, avec quelques changemens et un cinquième acte non moins absurde que le premier, a monté aux nues hier, parce qu’à ces secondes représentations les amis de l’auteur, restant maîtres du champ de bataille, lui prodiguent en paix tous les applaudissemens qu’il leur plaît.

Il est à remarquer que dans cette pièce il y a de très-fortes tirades en faveur du suicide dont les raisonnemens ne sont point réfutés. On n’est pas surpris qu’on ait toléré une telle apologie dans un temps où cet attentat politique devient de jour en jour plus commun. Il n’est pas jusqu’aux Suisses que cette manie ne gagne. Celui de madame la duchesse de La Vallière s’est jeté l’autre jour à l’eau, du Pont-Royal ; mais il était si plein de vin, qu’il n’a pu se noyer ; on l’a repêché, et il est revenu à la vie.

  1. La Haye et Paris, Valade, 1772 in-12. Cet opuscule est de l’abbé Remy ; la Lettre sur les comètes est de Voltaire. — R.
  2. Trois puissances, la Russie, l’Autriche et la Prusse, venaient de s’emparer d’une partie du territoire de la Pologne. — R.
  3. V. 23 mai 1772. — R.
  4. V. 5 février 1770. — R.
  5. V. 12 juin 1772. — R.
  6. Recueilli dans l’ouvrage intitulé : Les efforts de la liberté et du patriotisme contre le despotisme du sieur de Maupeou, chancelier de France, etc. Londres 1772-1775, in-8o. tome VI, page 21-84. — R.
  7. On en peut voir le récit dans les Lettres de la marquise Du Deffand à Horace Walpole, lettre XLVI. — R.
  8. De Boudin. — R.