Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Février

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 133-139).
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Février 1763

Ier Février. — Il court une Lettre sur la Paix, à M. le comte de ***, attribuée à M. Thomas[1]. On ne croirait pas qu’un secrétaire intime d’un ministre des affaires étrangères pût écrire de cette façon. C’est un amas de phrases en persiflage ; en un mot, un véritable ouvrage de cour, où l’amertume et le fiel sont cachés sous des expressions dures.

2. — On doit se rappeler qu’il y a quelques années M. de Voltaire ayant appris l’extrême indigence où était réduite la petite nièce du grand Corneille, touché de son état, fit offrir à son père d’en prendre soin, et de la retirer chez lui à sa terre près Genève : ce qui fut accepté avec beaucoup de reconnaissance. Tous les journaux s’empressèrent alors à publier cette généreuse action. Mademoiselle Corneille a vécu depuis ce temps au château de Ferney, où M. de Voltaire et madame Denis se sont occupés à lui procurer une éducation et des connaissances qu’elle n’avait pu acquérir chez ses parens. On vient d’apprendre qu’elle épouse M. Dupuits de la Chaux, cornette de dragons, qui possède une terre en Bourgogne, près celle de Ferney, et a huit à dix mille livrés de rentes. En faveur de ce mariage, M. de Voltaire lui donne un contrat de 20,000 livres. Quelque temps auparavant il lui avait assure 1400 livres de rentes viagères : elle aura de plus le produit de l’édition des Œuvres de Corneille, à laquelle préside M. de Voltaire, et qu’il doit accompagner de ses remarques : ce sera un objet de plus de 20,000 écus.

3. — Il court une tragédie manuscrite de M. de Voltaire, intitulée Saül. Ce n’est point une pièce ordinaire, c’est une horreur dans le goût de la Pucelle, mais beaucoup plus impie, plus abominable. On n’en peut entendre la lecture sans frémir.

4. — Il court en manuscrit une comédie intitulée le Prince lutin, faite pour être jouée aux Italiens. On n’en parle que parce qu’elle est attribuée à M. le duc de Nivernois. Elle est très-médiocre, et paraît plutôt un ouvrage de société.

5. — M. Goldoni commence à déployer ses talens en faveur des Italiens : on a joué hier de lui l’Amour paternel. On prétend que cette pièce, accommodée au théâtre, est la même dont a été tiré le Père de Famille de Diderot. La comédie est froide et ne peut avoir un grand succès.

7. — M. de Bastide a composé des Contes dans le goût de M. de Marmontel : ils sont inférieurs pour la narration et les agrémens du style ; ils sont même pitoyables, à celui de la Petite Maison près, qui est très-bien et joliment fait. On prétend que sa femme y a beaucoup de part. C’était autrefois une fille fort répandue dans ces sortes d’aventures, et qui lui a suggéré toutes les descriptions agréables dont elle a l’imagination encore remplie.

8. — On parle aussi des Contes moraux de mademoiselle Uncy. Cette héroïne est remarquable, et il faut en faire l’histoire en deux mots. Elle a été élevée dès sa plus tendre jeunesse par les soins de M. de Meyzieux, neveu de M. Duverney. Ce galant homme avait coutume d’éduquer ainsi de jeunes personnes pour ses plaisirs. Celle-ci ne connaissait point d’autres parens. L’heure étant venue, M. de Meyzieux lui témoigna ses intentions. Elle résista, et le combat fut si vif et si opiniâtre, que son protecteur la renvoya, l’expulsa ; et la demoiselle a depuis intenté un procès à son bienfaiteur pour avoir une légitime, une pension au moins ; elle a perdu.

11. — L’abbé de Caveirac, si recherché depuis quelque temps pour quelques ouvrages en faveur des Jésuites qu’on lui attribue en tout ou en partie, et surtout pour Mes Doutes[2], est passé en Pologne, où, à la sollicitation de M. le Dauphin, il a obtenu un bénéfice. Il passe pour un saint dans un certain monde. Il est bon de remarquer que ce même homme, si vendu aux Jésuites aujourd’hui, a fait autrefois un livre diabolique contre le père Girard. Il est vrai qu’il y fut forcé : son intention a toujours été de capter la bienveillance de la Société. Il alla dans ce temps trouver les Jésuites de Provence : « Mes Pères, leur dit-il, voilà une fâcheuse affaire. Vous ne manquez point de gens d’esprit pour vous défendre, mais toute apologie sortant de chez vous sera suspecte ; elle sera bien mieux placée dans la bouche d’un étranger : je vous offre ma plume. Je suis dévoué à la Société, etc. » Les Jésuites redoutèrent une pareille proposition. Le Père Girard était un saint qui n’avait pas besoin d’apologie : le ciel, s’il le voulait, ferait des miracles pour le justifier… L’entêtement fut si grand de la part des révérends Pères, que l’abbé, piqué vivement, répliqua : « Eh bien ! mes Pères, vous ne voulez pas de moi pour défenseur : je vous déclare la guerre, et vous verrez quel ennemi je puis être ; mais je n’en demeurerai pas moins disposé à faire la paix, car je veux être de vos amis, à quelque prix que ce soit : » et il a réussi.

12. — M. de Marivaux, de l’Académie Française, est mort aujourd’hui. Les deux Théâtres sont enrichis de ses productions, et plusieurs de ses romans ingénieux sont entre les mains de tout le monde. Il avait l’esprit fin et maniéré, beaucoup de délicatesse ; il était parvenu à sa soixante-dix-septième année et ne faisait plus rien.

13. — Les deux spectacles de la Fausse Gloire et de la Gloire Véritable, dont on voit la description dans le discours de l’abbé de Voisenon, ont donné l’idée d’une exécution pittoresque pour les fêtes qu’on doit donner à l’occasion de la paix. D’abord s’élèvera celui de la Fausse Gloire, avec son inscription et tous les attributs des conquérans. Il subsistera peu, et s’écroulera bientôt pour faire place au second, qui durera toute la nuit.

Comme M. l’abbé de Voisenon se nomme Fusée, et qu’on pourrait trouver quelques allusions piquantes à son genre d’esprit, sa famille s’est d’abord opposée à ce projet. Tout considéré, on estime qu’il lui ferait beaucoup d’honneur, et lui-même en est comblé.

15. — M. d’Alembert s’est décidément réfusé aux instances de l’impératrice des Russies. Bien des gens croient qu’il aurait dû accepter, et que le gouvernement même aurait pu lui insinuer l’utilité dont il nous aurait été dans cette cour. Mais M. d’Alembert a-t-il les talens nécessaires pour l’éducation d’un prince ? est-ce un politique, un homme fait pour vivre auprès des rois ? C’est un Diogène, qu’il faut laisser dans son tonneau.

17. — On continue à parler du Saül de M. de Voltaire, comme d’un tissu d’impiétés rares, d’horreurs à faire dresser les cheveux. Cette tragédie est toujours très-recherchée et très-peu répandue ; elle ne court que manuscrite.

Ce poète infatigable varie sans cesse ses travaux. On parle de son Œdipe corrigé, dont il a tout-à-fait retranché le rôle de Philoctète. Il a retouché aussi sa Mariamne.

20. — Madame la duchesse d’Aiguillon se met sur le rang des auteurs. Elle a traduit de l’anglais des poésies erses, dont les journaux ont rendu un compte très-avantageux[3]. Le Journal étranger en avait parlé le premier ; celui des Savans l’a fait ensuite, et s’étant servi des mêmes réflexions et presque du style du premier, celui-ci réclame contre le plagiat, et crie vivement au larcin. Ce dégoût l’avait presque mis dans le dessein de discontinuer ; cependant il prend une nouvelle vigueur, et il va en paraître deux volumes pour continuer l’année dernière, qui n’est pas encore à la fin.

23. — On a fait un mauvais couplet sur la réforme et sur les Jésuites.


Capitaines qu’on réforme,
Et qui partout publiez
Que c’est injustice énorme
Qu’on vous ait ainsi rayés,
À tort chacun de vous crie :

Un coup plus inattendu
Un cNous pétrifie :
Jésus lui-même a perdu
Un cSa compagnie.

24. — On ne cesse de s’évertuer pour gagner de l’argent : il paraît un prospectus d’une Gazette du Commerce, inventée sans doute à pareille fin. L’annonce en est belle ; on promet les meilleures choses du monde ; elle doit être de la plus grande utilité. Il en paraîtra deux par semaine. On en fera de deux sortes : pour la ville et pour la province. Elles paraîtront au 1er avril 1763.

25. — On trouve dans la ville de Reims un livre fort rare, intitulé Apologie, générale de l’institut des Jésuites[4]. On l’attribue à un jeune père de Nanci. Il est fort bien écrit. Il ne paraît pas cependant qu’il contienne des argumens plus victorieux que tous les livres déjà faits en faveur de la Société.

27. — Mademoiselle Dangeville quitte sans rémission le Théâtre Français : quoique préparés depuis long-temps à cette grande perte, elle sera long-temps encore l’objet de nos regrets. On dit, pour nous consoler, que Préville élève mademoiselle Luzi, de l’Opéra-Comique : il espère qu’elle remplacera quelque jour cette inimitable actrice. Il trouve à sa jeune pupille le talent le plus décidé. Il la prépare, il la dispose, il la forme, et veut laisser mûrir le moment de son début : il ne doute pas qu’elle n’ait le succès le plus complet dès cet instant. Elle promettait déjà beaucoup ; elle est en bonnes mains. Voilà bien des motifs d’espérer ; mais nous savons par malheur ce que nous perdons ; nous le sentons tous les jours.

28. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation du Bûcheron, ou les trois Souhaits, comédie en trois actes, mêlée d’ariettes. Les paroles sont de M. Castet[5], jeune homme qui entre en lice, et la musique de M. Philidor.

Ce drame a été bien reçu du public à tous égards ; la musique surtout a fait une grande sensation. Quant à la fable, elle est tirée du conte de Perrault, plus rapide, plus serré, plus vif ; elle est changée d’une façon plus convenable pour le théâtre, mais moins plaisante.

— M. le marquis de Pompignan reparait sur la scène au sujet d’un discours[6] prononcé dans l’église d’une de ses terres par son curé, dans lequel ce pasteur, en lui adressant la parole, fait l’éloge de ses vertus, exalte la magnificence avec laquelle il a contribué à la réédification de la paroisse. Ce discours, cité avec éloge par plusieurs journalistes, a donné matière à M. de Voltaire pour ridiculiser de nouveau M. de Pompignan par trois petites misères imprimées : 1° Une Lettre de M. de l’Écluse chirurgien dentiste, seigneur du Tilloy, près de Montargis, à M. son curé ; 2° une Hymne chantée au village de Pompignan, accompagnée des bourdons de M. de Pompignan ; et 3° une Relation du Voyage de M. le marquis Le Franc de Pompignan, depuis Pompignan jusque à Fontainebleau, adressée au procureur fiscal du village de Pompignan. Toutes médiocres que soient ces productions, elles en rappellent de si sanglantes, que les amis de M. Le Franc ne peuvent qu’être fâchés de ces écrits, d’autant plus que le public en général n’est rien moins que disposé en sa faveur.

  1. Cette lettre est de l’avocat Moreau qui l’a reproduite en 1785 dans le second volume de ses Variétés morales et philosophiques. Elle a été mal à propos comprise dans les Œuvres de Thomas données en 1819 par Belin, et 1825 par Verdière. — R.
  2. V. 14 août 1762. — R.
  3. Carthon, poëme traduit de l’anglais ; Londres, 1762, in-12. — R.
  4. Par Cérutti ; 1762, in-4o, in-8o, et in-12. — R.
  5. Il avait Guichard pour collaborateur. — R.
  6. Discours prononcé dans l’église de Pompignan le jour de sa bénédiction, par M. de Reyrac ; Villefrache et Paris, 1762, in-8o. — R.