Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Avril

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 152-158).
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Avril 1763

Ier Avril. — M. Cazotte, commissaire de la marine, a voulu faire un poëme en prose dans le goût de l’Arioste, intitulé Olivier. Il roule sur l’ancienne chevalerie ; il est aussi extravagant que l’Orlando ; mais est-il compensé par les beautés de toute espèce dont est rempli le poëme italien ? On croit y voir de l’allégorie, on y trouve une clef.

2. — La Gazette de France annonce pour le 13 avril prochain l’ouverture d’une nouvelle bibliothèque qui appartient à la Ville. C’était ci-devant celle de M. Moreau, procureur du roi de la Ville, qui en était le possesseur ; il lui en a fait présent. Elle est placée à lghôtel de Lamoignon, rue Pavée. M. Bonami, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en est nommé bibliothécaire.

3. — Un malheur ne va jamais sans l’autre : M. Dorat ayant essuyé une disgrâce au Parnasse, elle a été suivie d’une autre à Cythère. Mademoiselle Dubois l’a congédié aussi sèchement que le public. Ce poète aimable s’est consolé de ce nouveau malheur par une Epître aussi agréable que la première ; elle s’adresse encore à un ami.


 
De quel poids on est soulagé
Lorsque l’on perd une maîtresse !
Enfin, ami, le charme cesse,
Je suis heureux, j’ai mon congé.
Ris avec moi de ma disgrâce,
Les regrets ne mênent à rien.
Laïs ne laisse aucune trace
Dans un cœur formé sur le tien.
Tout m’amuse et rien ne me lie.
Il faut pourtant en convenir,
Laïs est jeune, elle est jole :
C’est pour cela que je l’oublie ;
On risque à s’en ressouvenir.
Que je hais ce front où respire
L’intéressante volupté,
Cet art de tromper, de séduire,
Si semblable à la vérité,
Et sa folie et sa gaîté
Et les grâces de son sourire !
Que je dédaigne, que je hais
Cette flottante chevelure,
Qui sert de voile à ses attraits,
Ou bien qui leur sert de parure !
Ce sein qu’Amour sait embellir,
Qui s’enfle, s’élève, ou s’abaisse
Au moindre souffle du désir,
Où la rose semble fleurir
Sous la bouche qui le caresse ;
Ses caprices qui sont des lois,
Ce feu dont son œil étincelle,
Et les sons touchans de sa voix
Qui jute une ardeur éternelle
À cinquante amans à la fois !
Je la déteste je l’abhorre.

Mais c’est trop m’en entretenir ;
Car à force de la haïr,
Je pourrais bien l’aimer encore.

5. — M. de Monlouvier, gendarme de la garde, vient de présenter aux Comédiens une pièce de caractère en cinq actes, intitulée le Méfiant. Cet aréopage n’a pas encore décidé de son sort.

6. — Entre onze heures et midi, le feu s’est déclaré dans la salle de l’Opéra, et a communiqué avec beaucoup de violence à la partie qui la lie au Palais-Royal. En très-peu de temps, l’incendie a été terrible : avant que les secours aient pu être apportés, toute la salle et l’aile de la première cour ont été embrasées. Il n’est plus question d’Opéra. Ce feu a pris par la faute des ouvriers, et s’est perpétué par leur négligence à appeler du secours. Il avait pris dès huit heures du matin : ils ont voulu l’éteindre seuls, et n’ont pu réussir. Les portiers, qui ne doivent jamais quitter, étaient absens.

Si le fait est vrai, c’est la Ville qui doit en répondre, et réparer tout le mal qui en a résulté.

7. — M. Rousseau de Genève travaille actuellement à un Mémoire pour la fille du premier président de la chambre des Comptes de Dôle, qui, à la veille d’être forcée à un mariage qui lui répugnait, a introduit secrètement dans sa chambre son amant, et a rendu ses père et mère témoins, malgré eux, de son mariage physique. Ce fait extraordinaire fournit beaucoup à l’éloquence libre et mâle de l’orateur. Le magistrat poursuit criminellement le jeune homme, officier, comme séducteur, ravisseur, voleur même, car il avait de fausses clefs.

11. — La Renommée littéraire offusquant les divers libellistes qui courent la même carrière, ces petits auteurs se sont remués et ont engagé le Journal des Savans à faire arrêter cet enfant bâtard. Il faut savoir que tous les autres doivent un tribut de cent écus à ce père des journaux. MM. Le Brun n’avaient point payé, en conséquence on a fait saisie et arrêt entre les mains des imprimeurs.

15. — On vante le procédé honnête des Comédiens Français à l’occasion de l’incendie de l’Opéra : ils ont député aux directeurs pour offrir leur théâtre trois fois la semaine gratis. Il n’en a pas été de même des Italiens, et l’on est fort surpris dans le monde de l’indulgence du roi à leur égard dans cette circonstance.

16. — L’Opéra n’ayant pu s’arranger avec la Comédie Italienne, qui demandait des dédommagemens considérables, il a été décidé qu’en attendant que la salle projetée fut bâtie, il jouerait dans celle des Tuileries, appelée la Salle des Machines. En conséquence, on va travailler à en diminuer l’étendue, qui était un des principaux obstacles à la voix. On ne prendra uniquement que le théâtre, plus long que toute la salle incendiée. On croit que ces travaux dureront environ trois mois, pendant lesquels on sera privé d’opéra. Le roi fera cette dépense.

18. — Entretiens de Phocion sur le rapport de la Morale avec la Politique, traduits du grec de Nicocles, avec des remarques (composés par M. l’abbé de Mably). On prétend que ce livre est une image très-sensible des événemens de nos jours. Il fait du bruit : il est plein de principes sages, diffus en beaucoup d’endroits, d’un style simple, analogue aux vues saines et judicieuses de l’auteur. Il attribue cet ouvrage à Nicoclès. On le présume factice. C’est un voile ingénieux que M. de Mably emprunte pour dire des vérités salutaires.

19. — On a donné aujourd’hui la première représentation du Bienfait rendu, ou le Négociant, comédie en vers et en cinq actes, par M. Dampierre. C’est une satire amère et lourde de la noblesse et surtout des grands seigneurs. Un négociant de Bordeaux a obligé en différentes fois un homme de condition, son ami, au point que celui-ci se trouve endetté de cent mille écus. Ne pouvant en être payé, le marchand, qui a un peu de vanité dans la tête, imagine de faire épouser la fille de ce seigneur à son neveu, et d’éteindre une dette qui serait une source de procès. L’autre ne demandé pas mieux que de s’acquitter ainsi ; mais sa femme, son fils et sa fille, répugnent à une alliance dont ils ne connaissent pas le motif. Pour les mettre à la raison, il faut le déclarer ; ils y donnent les mains pour lors. Le jeune homme, amoureux d’une autre personne, voudrait fort se dégager : combats de différens côtés entre la vanité de ces nobles, l’amour du neveu et l’arrogance du créancier, qui menace toujours de redemander son argent si le mariage n’a pas lieu. La pièce se dénoue au moyen d’une ruse du jeune homme, qui fait prêter incognito la somme au seigneur pour qu’il soit maître de rembourser : il en profite avec la plus grande joie, son orgueil se trouve à son aise. Il n’y a que l’oncle qui enrage ; il fait des difficultés sur les papiers qu’on lui présente, il montre des soupçons : on est obligé de faire parler le notaire ; il déclare que c’est de son neveu qu’ils viennent. Cet arrangement n’entre point dans les vues du marchand, et M. le comte ne s’en tire que par le refus absolu que fait la jeune personne dont était amoureux la neveu, de l’épouser, que son oncle n’ait remis pleinement la dette au seigneur à qui elle a des obligations personnelles. Notre brutal se fait tirer l’oreille, et ne cède qu’aux instances du père de la fille, auquel il a lui-même de très-grandes obligations. Ces procédés généreux opèrent la conviction du noble : il finit par avouer que c’est dans de pareils sentimens que gît la grandeur véritable.

La pièce a une duplicité d’intrigue : les caractères en sont mal frappés, rentrant plusieurs les uns dans les autres ; le seul qui soit soutenu à un certain point est celui de l’oncle. Préville le joue supérieurement. Elle est en général mal écrite, avec dureté ; et les meilleures tirades, car il y en a, ont une teinte trop forte d’une amertume basse et ignoble.

22. — Les Comédiens Italiens ont donné hier la première représentation d’Apelle et Campaspe, comédie deux actes, mêlée d’ariettes.

Alexandre ayant entre ses mains une esclave nommée Campaspe, la plus belle personne de son siècle, voulut en faire tirer le portrait par Apelle. Celui-ci revoit en elle son ancienne maîtresse : le pinceau lui tombe des mains. Reconnaissance énergique ! Le roi survient, et les trouve très-coupables envers lui. Son ressentiment éclate : les deux amans lui avouent que c’est une passion rallumée. La générosité succède à l’indignation : Alexandre la remet entre les mains d’Apelle, et y renonce.

Ce sujet très-beau, et susceptible d’une touche noble, généreuse et pathétique, est absolument dégradé entre les mains du sieur Poinsinet : tout y est estropié, et il a essuyé une chute complète. En vain l’auteur avait tâché de capter la bienveillance du public par un compliment préalable, aussi plat que le reste et aussi ridicule.

La musique est du sieur Gibert, auteur de celle du grand sultan dans les Trois Sultanes. Elle est faible dans cette pièce, et n’a pu sauver tout l’ennui de ce méchant drame.

23. — De temps en temps on réveille le public sur l’édition annoncée de Corneille ; on assure qu’elle paraîtra décidément au moins de juin, du moins en partie. Bien des gens prétendent que M. de Voltaire a moins voulu donner une dot à mademoiselle Corneille, que faire un libelle diffamatoire contre son aïeul : il a déjà jeté des pierres d’attente de son système en plusieurs occasions.

24. — Il nous tombe sous la main, une Vie anglaise de madame la marquise de Pompadour. Elle est ancienne, puisque les deux premières parties finissent en 1758. En général, elle paraît pleine d’anecdotes fausses et rendues par un étranger peu au fait de nos usages. Il y a des réflexions judicieuses, quelquefois trop amères, pour ne rien dire de plus. Mais c’est un Anglais qui écrit.

26. — Les demoiselles Verrière, les Aspasies du siècle, se distinguent par des spectacles agréables qu’elles donnent chez elles ; elles y jouent avec le plus grand succès ; elles ont deux théâtres fort ornés et très-fameux pour des particuliers, à la ville et à la campagne. M. Colardeau, jeune poète, a consacré ses talens en l’honneur de ces deux divinités. On y joue entre autres nouveautés de cet auteur la Courtisane amoureuse, drame en deux actes, en vers, mêlé d’ariettes, qu’il a fait en faveur de l’aînée, vivement éprise de cet auteur.