Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Septembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 92-97).
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Septembre 1762

3 septembre. — Le Contrat Social se répand insensiblement. Il est très-important qu’un pareil ouvrage ne fermente pas dans les têtes faciles à s’exalter : il en résulterait de très-grands désordres. Heureusement que l’auteur s’est enveloppé dans une obscurité scientifique, qui le rend impénétrable au commun des lecteurs. Au reste, il ne fait que développer des maximes que tout le monde a gravées dans son cœur ; il dit des choses ordinaires d’une façon si abstraite, qu’on les croit merveilleuses.

Rousseau cite plusieurs fois un manuscrit qu’il loue beaucoup, ainsi que son auteur. Il est intitulé : Des intérêts de la France, relativement à ses voisins, par M. le M… d’A…[1]. Il insinue que c’est d’un homme qui a été dans le ministère, et qui s’y est distingué.

Il résulte du Contrat Social que toute autorité quelconque n’est que la représentation collective de toutes les volontés particulières réunies en une seule. De là toute puissance s’écroule, dès que l’unanimité cesse, du moins relativement aux membres de la république qui réclament leur liberté : de là tout citoyen peut, quand il veut, quitter un État, emporter tous ses biens et passer dans un autre, à l’exception près du moment où l’on serait à la veille de combattre. Rousseau regarderait cela comme une désertion : on ne sait pas pourquoi.

4. — M. Colardeau s’est senti blessé des critiques différentes qu’on a faites de sa pièce sur les vaisseaux[2] : sa bile s’est émue, et il vient de la répandre à grands flots dans une Épître à sa chatte[3]. Il règne dans cette niaiserie une amertume qui fait peu d’honneur à la philosophie du poète. Il paraît, au reste, ne pas s’en piquer. Il a fait aussi une Ode sur la poésie comparée à la philosophie[4], où il dégrade absolument cette dernière pour élever l’autre sur ses débris. Il le fait comme il le dit, car il y a de très-beaux vers dans cette pièce et pas le sens commun.

5. — On a fait une détestable épitaphe sur les Jésuites. On ne la cite que comme un échantillon de l’aveuglement du fanatisme.


Ci-gît un corps, le plus savant,
Le plus soumis, le plus fidèle ;
Détruit par le plus ignorant,
Le plus fougueux, le plus rebelle.

7. — Des marchands de la foire Saint-Ovide ont imaginé de faire de petites figures de cire habillées en Jésuite, qui ont pour base une coquille d’escargot ; cela a pris comme les pantins. À l’aide d’une ficelle on fait sortir et rentrer le Jésuite dans sa coquille. C’est une fureur. Il n’y a point de maison qui n’ait son Jésuite.

9. — M. Lemière, sans renoncer à son Térée, s’est mis en tête de remanier un sujet traité assez mal, il est vrai, par Crébillon : c’est Idoménée.

M. Colardeau a aussi une pièce sur le chantier.

10. — Le grand rôle que mademoiselle Lemaure a joué sur la scène lyrique ne nous permet pas d’omettre ici une circonstance essentielle de sa vie. Cette sublime actrice, si connue par sa belle voix, sa laideur et ses caprices, vient de se marier à un jeune homme, chevalier de Saint-Louis, nommé M. de Monrose. Elle a plus de cinquante ans[5].

12. — On commence à voir des estampes destinées pour la nouvelle édition de Corneille. Elles sont du sieur Gravelot : celle de Cinna nous est tombée entre les mains. Elle est d’une grande beauté. « Soyons amis, Cinna ! » c’est le sujet et la légende.

13. — On publie un arrêt du parlement, du 3 septembre, par lequel il paraît que pénétré, ainsi que l’a indiqué M. de La Chalotais dans son beau Réquisitoire, de la nécessité de réformer les études pédantesques qu’on fait faire aujourd’hui, il est enjoint aux Universités de Paris, Reims, Bourges, Poitiers, Angers et Orléans, de donner dans trois mois tels mémoires qu’elles aviseront bon être sur cet objet. Il veut d’ailleurs établir une espèce d’affiliation entre tous les différens collèges, pour qu’il en résulte un plan uniforme d’instruction. Il faut espérer qu’à force d’attaquer le pédantisme, de le combattre, de le suivre jusque dans ses repaires les plus formidables, on le détruira tout-à-fait.

14. — On publie encore un arrêt du parlement du 7 septembre, qui transfère le collège de Lisieux dans le collège de Clermont, dit Louis-le-Grand, dont il occupera une partie convenable. Il y doit ouvrir ses classes au ier octobre. Le parlement ordonne en outre, toujours sous le bon plaisir du roi, que provisoirement les boursiers des différens collèges, qui ne sont pas de plein exercice, seront tenus de fréquenter ledit collège de Lisieux exclusivement à tout autre. On ne peut qu’applaudir encore à la sagesse de ce règlement, qui tend de plus en plus à former d’excellens sujets dans tous les genres.

18. — M. Formey vient de donner au public l’Esprit de la Nouvelle Héloïse, en un volume. Il prétend que cet ouvrage peut être utile à la jeunesse. Il n’en adopte pourtant pas tous les principes et toutes les maximes. Comme la chaleur et le sentiment sont le premier mérite d’un roman, on conçoit que l’analyse de M. Formey doit être des plus sèches et ne pas mériter tout le cas qu’il en paraît faire.

19. — M. Racine[6] est allé voir la salle de la Comédie Française, il y a quelques jours. Sa grande dévotion l’empêche depuis long-temps de fréquenter le spectacle. Ce fils d’un illustre père a été accueilli avec tous les égards que les Comédiens lui devaient : il a tout loué, tout admiré. Sa visite faite, « Messieurs, a-t-il dit, je viens réclamer une petite dette. Vous savez que mon père avait défendu par son testament qu’on jouât Athalie. M. le Régent a depuis ordonné que, sans égard aux volontés du testateur, ce drame serait donné au public. Cet ordre de M. le duc d’Orléans ne me fait déroger en rien à mes droits ; je revendique, en conséquence, la part qui me doit revenir des représentations multipliées de ce chef-d’œuvre de mon père. » Cette demande a fort étourdi l’aréopage comique : il est question de trouver un mezzo termine à cette contestation naissante.

20. — On a fait aujourd’hui capture de différentes éditions de livres prohibés. On en a arrêté une du Contrat Social venant de Versailles ; une autre de la suite du Colporteur : on prétend même qu’on en a arrêté une des Trois Nécessités. On regarde cependant ce dernier livre comme chimérique.

La suite du Colporteur est intitulée : Almanach des gens d’esprit, par un homme qui n’est pas sot. On peut juger du livre par le titre. Il est aussi de Chevrier.

23. — On ne cesse de faire des perquisitions du Contrat Social. Un nommé de Ville, libraire de Lyon, vient d’être arrêté et conduit à Pierre-Encise. On a trouvé chez lui une édition qu’il faisait de ce livre.

26. — M. Goldoni, avocat de Venise et auteur d’un Théâtre, s’est transporté ici pour concourir au bien-être de la Comédie Italienne. Il travaille à présent pour elle. Ses Caquets, traduits par M. Riccoboni, ont eu un succès étonnant, et ses compatriotes espèrent tirer un grand parti de son séjour auprès d’eux. Il doit rester deux ans. Il était assez habile avocat, et travaillait beaucoup. La métromanie l’a emporté.

27. — On confirme l’aventure de M. Racine[7] qui n’ira pas plus loin, à ce qu’on assure ; il colorait sa demande du prétexte de la charité : il voulait faire des aumônes de cet argent. On prétend que les Comédiens se sont moqués de lui, et que cette restitution irait de 30 à 40,000 livres.

28. — Lettre à M. D***, sur le livre intitulé Émile, ou de l’Éducation par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève[8]. Cette critique sage et assez bien écrite n’a rien de saillant. L’auteur dit à peu près ce que tout le monde a pensé du livre de Rousseau. Il paraît cependant trop affecter de relever les inductions qu’on pourrait tirer des assertions de cet auteur sur l’autorité et les puissances. On sent que si l’autre a frondé avec trop d’amertume et d’indépendance, celui-ci peut être taxé de servilité et d’adulation.

29. — Le sieur Pigalle prend, à ce qu’on pense, possession du Roule, et va travailler à finir les travaux du fameux Bouchardon. Il prétend que cet artiste ne faisait rien qui vaille sur la fin de sa vie, parce que la main lui tremblait. En conséquence il refait une troisième figure du piédestal, et tirera de sa Minerve la quatrième qui n’était pas encore commencée.

  1. Il sera rendu compte, à la date du 21 juillet 1764, de cet ouvrage du marquis d’Argenson. — R.
  2. V. 24 janvier 1762. — R.
  3. Épitre à Minette ; Paris, 1762, in-8o. — R.
  4. Paris, 1762, in-4o. — R.
  5. Catherine-Nicole Lemaure, l’une des plus célèbres actrices et cantatrices de l’Opéra, était née a Paris le 3 août 1704. Elle avait quitté le theâtre en 1743. — R.
  6. Louis Racine, auteur des poëmes de La Grâce et de la Religion. — R.
  7. V. 19 septembre 1762. — R.
  8. Amsterdam er Paris, 1762, in-12. Attribuée au P. Griffet, Jésuite. — R.