Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Novembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 106-114).
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Novembre 1762

Ier novembre. — On ne saurait trop consigner à la postérité les noms de deux femmes illustres qui honorent les lettres de leur protection : mesdames les duchesses de Choiseul et de Grammont méritent une place distinguée dans le rang de ces virtuoses.

M. l’abbé Barthélémy, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, garde du cabinet des médailles du roi, ayant été depuis peu favorisé d’un logement particulier, ces deux dames l’ont gratifié d’une galanterie peu commune. Elles ont, pendant qu’il était absent, trouvé le secret d’avoir la clef d’un Muséum qu’il avait arrangé philosophiquement ; elles l’ont décoré à son insu de la façon la plus galante et la plus voluptueuse : elles l’ont enrichi de plusieurs ouvrages de leurs mains, et au retour de l’abbé, la clef s’étant retrouvée, il a été transporté dans un boudoir de fée. Tout Paris parle de cet enchantement.

2. — Nous apprenons comme un fait constant que les héros du conte de Marmontel, dont on a fait deux pièces différentes, intitulées Annette et Lubin, existent réellement à Bezons, dont M. de Saint-Florentin est seigneur : que c’est lui qui est désigné dans le rôle de bonté et de bienfaisance qu’on lui fait jouer ; que le bailli est le curé du lieu, homme dur et sans entrailles. Ce ministre se propose de faire voir un jour à la Comédie Italienne ces deux modèles de l’innocence pastorale. Au reste, ils ont bien dégénéré de leur figure de vierge.

3. — Il paraît des Lettres sur l’éducation, par M. Pesselier, 2 volumes in-12. Quelque peu praticable, quelque hétéroclite que soit le traité de Rousseau sur la même matière, il est manié si supérieurement qu’il doit alarmer quiconque courrait la même carrière. Celui de M. Pesselier est plus à la portée de tout le monde et n’en sera pas plus goûté.

5. — M. d’Alembert a dans son porte-feuille une lettre du roi de Prusse, où ce monarque répond avec bonté aux questions que le géomètre lui avait faites sur le sort de l’abbé de Prades. Il est très-vrai que cette Majesté a eu lieu de se plaindre de la conduite dudit abbé. Il a manqué essentiellement à la reconnaissance et à la fidélité qu’il lui devait, en trempant dans un complot formé conjointement avec l’évêque de Breslau. Ce crime méritait la mort. Le roi de Prusse a eu la générosité de l’épargner : il le tient enfermé dans une citadelle jusqu’à la paix, et alors il le rendra à sa patrie et à ses amis, s’il peut en avoir. Ce sont les propres termes de la lettre.

6. — M. l’abbé Yvon, depuis son retour, est fort bien avec M. l’archevêque : il lui communique le plan d’une nouvelle Histoire Ecclésiastique qu’il a entreprise, et qu’il compte traiter philosophiquement. Ce mot n’a point effrayé Sa Grandeur, et le prospectus de cet ouvrage doit paraître incessamment[1].

7. — M. Thomas, secrétaire intime de M. le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères, ci-devant comte de Choiseul, vient de lui payer son tribut d’hommages, par les vers suivans, sur sa nouvelle dignité :


La justice aujourd’hui récompense le zèle,
Le royaume applaudit à ce titre flatteur
Le roEt votre dignité nouvelle
Le roEst l’aurore de son bonheur.
Le roDans son sein aujourd’hui la France
LeCompte deux ducs, ministres vigilans,
Moins unis par le nom, le rang et la puissance,

Le roQue par la gloire et les talens.
Le roToujours, aux rives de la Seine,
Le nom que vous portez, annonça le succès.
Dans des temps malheureux, de discorde et de haine,
Le roPlessis-Praslin battit Turenne :
LeVous faites plus, vous nous donnez la paix.

7. — On a donné hier Irène. Cette tragédie de M. Boitel est un roman mal tissu. Son Irène est la femme d’un Copronyme, empereur de Byzance, contemporain de Charlemagne. Elle se trouve exilée dans une île déserte, où toute la cour abonde successivement. On peut partir de cette absurdité pour juger quelle petite tête a enfanté un pareil drame ; il y a pourtant de l’adresse dans les trois premiers actes, ils sont filés ingénieusement ; les deux autres sont des fantômes estropiés d’une imagination en délire.

8. — M. l’abbé Mignot, conseiller au grand Conseil, vient d’essayer ses talens pour l’histoire par une Vie de l’impératrice Irène. On la trouve bien écrite, mais on pense qu’il eût pu choisir un sujet plus intéressant.

9. — Mademoiselle Clairon s’est mis dans la tête qu’Irène était une bonne tragédie, puisqu’elle l’avait trouvée telle, et qu’elle y jouait. En conséquence elle a cabalé pour lui faire avoir une seconde représentation. Elle a ameuté ses partisans, et la pièce a été applaudie à tout rompre, au moyen de quelques changemens. Elle avait donné le mot pour qu’on demandât l’auteur ; on l’a traîné fort humblement sur le théâtre. Ce spectacle, moins un triomphe qu’un supplice, a fait étrangement souffrir l’amour-propre de M. Boitel : il n’a osé sortir de sa contenance humiliée, et il s’en est retourné aussi honteux qu’il était venu.

10. — M. le comte de Caylus a lu à l’Académie de Peinture, le 4 septembre, un Éloge d’Edme Bouchardon, sculpteur du roi ; il vient d’être imprimé. Rien de plus mal digéré, de plus informe, de moins honorable pour M. Bouchardon. Il est d’ailleurs mal écrit : ce sujet était digne d’une meilleure plume.

11. — M. Séguier, ce grand avocat-général, se délasse quelquefois entre les bras des grâces et des muses des travaux importans auxquels sa charge l’assujettit. Voici une chanson[2] très-agréable qui a passé dans toutes les bouches des jolies femmes de Paris :


AuTous mes souhaits et ma plus forte envie,
Auraient été d’être un nouveau Crésus ;
Des riches dons d’Amérique et d’Asie
J’aurais tâché d’amasser tant et plus ;
Non pas pour moi ; c’eût été pour ma mie :
Sans elle, hélas ! en aurais-je voulu ?

AuD’être un héros j’aurais eu la manie ;
Mars m’aurait vu suivre ses étendards ;
L’antique amour, l’amour de la patrie
Ne m’eût point fait affronter les hasards :
L’espoir d’offrir mes lauriers à ma mie,
Seul m’eût frayé la route des Césars.

AuD’être un Apelle il m’aurait pris envie,
Mais sans daigner travailler pour les rois ;
Si, de Rubens imitant la magie,

La toile eût pu s’animer sous mes doigts,
Quel beau portrait j’aurais fait de ma mie !
Je l’aurais peinte, ainsi que je la vois.

AuÉterniser une flamme chérie
Aurait été de mes vœux le premier ;
Le tendre amour, seul guide de ma vie,
Aux doctes sœurs m’eût fait sacrifier :
J’aurais été le chantre de ma mie,
J’eus mis ma gloire à la déifier.

AuEn me livrant tout à l’astronomie,
J’aurais suivi ma tendre passion ;
Un nouvel astre, au gré de mon envie,
Eût de nos jours paru sur l’horizon :
Au firmament j’aurais placé ma mie,
Elle eût été ma constellation.

AuJ’aurais banni la sombre jalousie :
L’amour sincère en écarte l’horreur ;
Trop délicat pour cette frénésie,
D’un feu plus pur j’aurais fait mon bonheur ;
Car en l’aimant, j’eusse estimé ma mie :
Sans mon estime aurait-elle eu mon cœur ?

14. — La Faculté de Théologie de Paris vient de rendre publique sa Censure contre le livre d’Émile, ou de l’Éducation, par J.-J. Rousseau[3]. Elle est en latin et en français, très-détaillée, particulièrement sur le troisième volume. Elle trouve dix-neuf hérésies dans cet auteur. Quelques critiques prétendent que l’article le plus mal traité dans cet ouvrage scientifique est celui de la religion.

20. — Éponine, tant prônée, doit enfin se jouer la semaine prochaine. Les partisans de cette pièce, ou plutôt de l’auteur, sont en grand nombre. Tout est déjà loué depuis quelques jours.

M. Chabanon est un jeune homme de trente-cinq ans, qui, après avoir fait des études assez bonnes, s’est jeté dans le monde, et y a réussi par une figure agréable, par un esprit aisé, brillant et facile, et surtout par un talent supérieur pour le violon. Il a long-temps fait les délices des sociétés. Il y a quelques années que réfléchissant sur le vide de son art, et sur la nécessité d’appuyer son existence sur quelque chose de plus solide et de plus durable, il a pris la généreuse résolution de travailler à mériter quelque titre littéraire. Il n’a point vu de moyen plus aisé de commencer à percer que d’entrer à l’Académie des Belles-Lettres. Il s’est donc jeté dans le grec à corps perdu, a travaillé trois ans avec la plus grande opiniâtreté, et sans voir aucun humain que quelques partisans de cette langue. Il est sorti muni de tout le savoir nécessaire ; a été admis à l’Académie des Belles-Lettres ; a travaillé sur Pindare, pour payer son tribut littéraire, et ne regardant cette Académie que comme un passage à l’Académie Française, il a fait des tragédies. Son succès peut lui ouvrir une route brillante.

22. — Le Roi et le Fermier, paroles de M. Sedaine, musique de M. Monsigny, n’a pas eu le succès qu’on s’en promettait. Le premier acte est bien fait, quant à la partie dramatique ; la musique est excellente : les deux autres sont très-médiocres en tout, et mauvais à quelques égards.

23. — Lettre d’un professeur à un autre sur la nécessité et la manière de faire entrer un cours de morale dans l’éducation publique. Cet ouvrage contient des vues excellentes sur un plan de philosophie nouvelle. Il ne ressemble en rien à la marche ordinaire des écoles, et c’est déjà un très-grand mérite. Tout fermente, et peut-être qu’enfin nous verrons passer le règne du pédantisme.

24. — Quoique nous ne soyons point dans le goût de consigner ici les mariages, on ne peut passer sous silence celui de mademoiselle Lemière et de Larrivée. Ces deux coryphées de la scène lyrique sont enfin unis par des liens indissolubles, après s’être essayés long-temps à porter leurs chaînes. Ce grand événement a fait une sensation si générale parmi les amateurs de l’Opéra, qu’il fait nécessairement époque dans son histoire.

25. — Autre événement non moins remarquable, quoique aussi étranger en apparence à la littérature : madame Saurin, qui réunit les grâces à l’esprit, étant accouchée d’un garçon, il y a quelques jours, l’Académie a nommé une députation pour féliciter la femme de leur confrère. M. l’abbé d’Olivet a été chargé de cette galante harangue, et il a porté la parole avec toute l’éloquence possible.

26. — M. de Rochefort, jeune homme, membre de l’Académie de Nîmes, arrivé de province depuis peu, lit plusieurs chants d’Homère, qu’il a traduits en vers. Nous avons entendu celui de la Mort d’Achille, où il y a de sublimes beautés. S’il peut soutenir ce grand ouvrage sur le même ton, il a lieu de se promettre un succès complet. Tous les partisans de la langue grecque en ont été enchantés, et exhortent ce nouveau défenseur d’Homère à entrer dans la lice.

27. — Le parlement s’occupe sérieusement du nouveau plan d’études. Il regarde surtout la philosophie, si barbare encore dans les écoles. Il est question de soumettre les professeurs à profiter des bons livres écrits sur cette matière, à choisir les plus orthodoxes et les plus lumineux, et à les expliquer à leurs disciples, au lieu de perdre un temps infini à dicter des cahiers d’une philosophie scolastique, et dans laquelle ils étaient maîtres de glisser des absurdités et toutes les erreurs qu’ils voulaient. On voudrait comprendre dans ce projet la théologie même : ce point est délicat, et fera le sujet de grandes contestations.

28. — On commence à parler d’une traduction des Géorgiques, par M. l’abbé Delille[4], jeune homme dont on a vu des vers fort joliment faits. Il n’est point rebuté par les détails agrestes où entre son auteur, et il prétend qu’on peut les rendre avec élégance en français. Il s’agit de prouver ce qu’il avance.

29. — On a joué aujourd’hui Heureusement, comédie en un acte et en vers. Ce drame est tiré du conte de M. Marmontel. Il a été bien reçu : il est écrit avec facilité, fort court, et n’a que très-peu d’intrigue. C’est un tissu des plus frêles. Le dénouement en est heureux, mais pas assez filé. En général, la pièce frise l’obscénité. Mademoiselle Dangeville en fait le principal mérite par son jeu. Il s’est passé un événement qui fait anecdote. L’amant et la maîtresse sont à table ; le premier est un jeune officier sur le point de partir pour l’armée ; il prend le verre : « Je vais boire à Cypris, » dit-il. « Je vais donc boire à Mars, » répond la femme. Mademoiselle Hus, qui faisait ce rôle, a jeté, une œillade au prince de Condé en prononçant ces dernières paroles. Le public a saisi l’à-propos, et les battemens de mains de se multiplier pendant quelques minutes.

30. — Le roi a ordonné qu’un mausolée soit élevé à M. de Crébillon, dans l’église de Saint-Gervais, où il est enterré. En conséquence, M. de Marigny a écrit une lettre au fils[5], pour lui faire part de cette marque d’estime et de considération que S. M. veut donner à son célèbre père. C’est M. Le Moine qui est chargé de cet ouvrage.

  1. V. 22 avril 1768. — R.
  2. Elle est attribuée à Fontenelle par Grimm (Correspondance littéraire, 20 août 1776) qui la donne comme adressée à madame Geoffrin. Il y a deux couplets de plus que nous ne rapportons point ici parce qu’ils nous semblent contraster avec le ton général de la pièce et n’être pas de la même main. — R.
  3. Rédigée par l’abbé Le Grand. — R.
  4. Jacques Delille, fils naturel d’Antoine Montanier, avocat du parlement, et de mademoiselle Marie Hieronyme Bérard, né à Port, près de Clermont-Ferrand, le 22 juin 1738 ; mort à Paris, le 11 mai 1813. — R.
  5. On la trouve dans les notes qui suivent l’Éloge de Crébillon par d’Alembert. — R.