Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Décembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 114-121).
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Décembre 1762

2 décembre, — La censure du Père Berruyer parla Sorbonne vient enfin de paraître, malgré toutes les menées pour qu’elle restât imparfaite. Elle démontre les erreurs sans fin de ce Jésuite, et elle n’empêchera pas qu’on ne lise toujours avec le plus grand plaisir ce délicieux romancier.

3. — Il n’y a point eu de comédie aujourd’hui, quoiqu’on eût annoncé deux pièces à l’ordinaire. Il s’y était rendu du monde ; on attendit jusqu’à six heures. Alors on vint déclarer au public qu’on ne jouerait point, vu l’indisposition d’une actrice qui ne pouvait être suppléée. On rendit l’argent, et l’on se retira. Cette actrice indisposée était mademoiselle Dubois, qui, dans ce moment, était en grande loge à l’Opéra. Le lieutenant de police, informé de cette aventure, a mandé cette actrice, l’a traitée avec toute la dureté due à son caractère et à son impertinence, et l’a envoyée en prison. Elle a de plus été condamnée à payer les frais et le profit de la représentation, évalués à 500 livres, et une amende de cent écus.

4. — Aujourd’hui s’est faite l’élection de M. l’abbé de Voisenon. On était si prévenu de cet événement, qu’à l’instant où l’Académie était encore assemblée, il s’est répandu une quantité de portraits de cet abbé, avec son nom et cette phrase : Élu à l’Académie Française le 4 décembre 1762. On lit au bas ces vers :


L’aimable successeur du sombre Crebillon,
Dans un genre opposé s’illustre sur la scène.
Les arbitres du goût ont élu Voisenon,
Ils couronnent Thalie, en pleurant Melpomène.

On est fort intrigué pour savoir l’auteur de cette galanterie. Les uns prétendent que c’est madame Favart, avec qui cet abbé vit ; d’autres disent que c’est le mari.

5. — On ne cesse de parler de l’aventure d’hier. Les portraits ont été envoyés à toute la cour. L’Académie est furieuse de voir le secret de ses suffrages violé. L’abbé de Voisenon se trouve chargé d’un ridicule auquel il ne s’attendait pas. Favart et sa femme protestent qu’ils ne lui ont point rendu ce mauvais service.

6. — Éponine, tant vantée[1], a eu ce matin une répétition devant une assemblée très-nombreuse, qui a fondu en larmes.

Cette après-midi elle a été jouée. Le public du soir ne s’est pas trouvé aussi bien disposé que celui du matin, et cette pièce qui aurait passé pour médiocre, si on ne l’avait pas tant exaltée, est jugée détestable. Son succès a été si faible que l’auteur voulait la retirer ; il se disposait à faire faire un compliment au parterre pour lui en demander la permission. Mademoiselle Clairon lui a fait sentir l’indécence de ce procédé, qu’il était le maître de le faire sans rien dire ; mais elle lui a conseillé d’essayer une seconde représentation, promettant de la faire aller tant qu’elle pourrait.

Le sujet de ce drame est tiré d’une dissertation de M. Secousse, qui est dans le sixième volume des Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres. L’auteur l’a suivie en grande partie. Sans entrer dans le détail des défauts de la constitution du poëme, la versification est des plus impropres au genre dramatique : c’est une enflure de style, un faste d’expressions, un amas de métaphores hardies, d’hyperboles gigantesques, qui ne peuvent en imposer qu’aux ineptes. L’auteur, loin de s’être formé le goût par la lecture des Grecs, se l’est gâté vraisemblablement en méditant trop Pindare. Le ton de ce lyrique est insoutenable dans notre langue, même dans son genre, à plus forte raison dans celui dont il est question.

7. — Les admirateurs de M. de Chabanon ne peuvent revenir du peu de succès de sa pièce. Il se répand une anecdote qui ferait peu d’honneur à cette tragédie, si elle était vraie.

À la fin de la pièce a régné un grand silence ; ensuite quelques clameurs se sont fait entendre ; on a demandé sourdement l’auteur. Ce bruit s’est accru, a recommencé à plusieurs reprises, enfin est devenu si tumultueux, que la garde s’en est mêlée, et l’on a arrêté deux jeunes gens les plus acharnés. On assure qu’ils se sont trouvés être deux frères ou parens de l’auteur… On les a relâchés tout de suite.

8. — Arrêt rendu par le conseil souverain du Parnasse. Cet écrit est une plaisanterie contre l’insolent libelle de M. Poinsinet : elle est de M… Il ne méritait pas qu’un plus digne athlète descendit dans la lice. C’est médiocre, comme l’ennemi que l’on combat.

10. — Les Muses pleurent depuis quelques jours la mort de l’un de leurs nourrissons et de leurs protecteurs en même temps. C’est M. de La Pouplinière. Son nom, à jamais fameux dans les fastes littéraires, va sans doute s’accroître par l’impression de ses ouvrages, qui sont en grand nombre. On ne doit jamais oublier sa munificence envers les artistes. Un orchestre entier se trouve dispersé par la perte de cet Apollon.

11. — M. le chevalier de La Morlière est sorti de Saint-Lazare, et se montre avec un front d’airain.

12. — M. l’abbé de Voisenon parle beaucoup d’une tragédie faite par le fils d’un tailleur. C’est un nommé Prieur, jeune homme de dix-neuf ans. Le sujet est la Mort des deux Witt, l’un grand pensionnaire de Hollande, et l’autre bourgmestre de la ville de Dordrecht. Cet abbé prétend que l’ouvrage annonce un talent décidé et déjà porté à un grand point de perfection. Au reste, l’auteur est déjà plus grande innocence. M. l’abbé de Voisenon lui ayant paru inquiet sur le titre qu’il donnerait à cette tragédie, l’autre n’a point hésité à la mettre sous son vrai nom ; l’abbé a cherché à lui en faire sentir le ridicule, lui a témoigné que ces demoiselles ne joueraient jamais sa pièce sous, une pareille dénomination, qu’elles étaient trop pudiques, trop susceptibles, et que d’ailleurs le public rirait… Il n’a point senti cette plaisanterie.

13. — Il paraît un Mémoire de M. Loyseau, en faveur des Calas. Ce jeune écrivain veut aussi se mettre sur les rangs. Il est le quatrième. M. Mariette, avocat au Conseil, en a fait un, plus dans le genre de son état. Celui de M. de Beaumont est bien écrit, tendre, pathétique : c’est à la sollicitation de M. de Voltaire qu’il s’en est chargé. Le choix de ce grand homme fait l’éloge du défenseur. Enfin M. Loyseau a traité cette aventure dans un goût nouveau : c’est un roman très-animé, très-chaud. On ne peut se dissimuler que le public ne préfère encore, comme ouvrage littéraire, les lettres courtes et légères que M. de Voltaire a écrites sur cette matière.

14. — Le sieur Bernaud vient d’être chassé de la Comédie Française, par un ordre de M. le duc de Duras. Il avait eu une querelle très-vive dans les foyers avec mademoiselle Clairon. Il avait invectivé cette actrice de la façon la plus indécente… La sublime Melpomène a conservé toute sa majesté dans cette occasion ; mais piquée au vif, elle a demandé sa retraite. Le gentilhomme de la chambre, instruit de son mécontentement, lui a fait justice, et elle reste.

15. — M. le duc de Saint-Aignan est nommé directeur, pour répondre à M. l’abbé de Voisenon, le jour de sa réception à l’Académie Française. Il est fixé au 15 janvier. Cet abbé, trop célébré, trop fêté à Paris, va se renfermer dans son abbaye pour travailler à son discours. Il a demandé trois jours pour cet important ouvrage. Toute la cour doit se trouver à cette cérémonie, et surtout les femmes les plus élégantes.

17. — Dans la comédie d’Heureusement, imprimée, on a consacré l’anecdote du « Je bois à Mars. » On a choisi cet instant de la pièce pour estampe. Ce petit drame soutient à la lecture sa réputation, du côté du style qui est facile et naturel.

M. le prince de Condé a fait annoncer à mademoiselle Hus qu’elle aurait un présent de S. A. S.

19. — La feuille 32 du sieur Fréron réveille un peu l’attention sur son compte. Elle contient un éloge très-raisonné, très-approfondi, très-bien fait, de Crébillon ; mais le but de l’auteur paraît avoir moins été l’éloge de ce grand homme que la satire d’un autre non moins grand, qu’on devine aisément. M. de Voltaire, sans être nommé, y est désigné sous les traits les plus caractéristiques, et malheureusement les plus vrais.

21. — M. Le Brun, le Pindare du siècle, suivant M. Poinsinet de Sivry, vient de publier une Ode sur la paix. Cette matière tant rebattue ne prête à rien de neuf. Nous ne parlerons que du style, qui est lyrique.

22. — M. Colardeau nous annonce une nouvelle tragédie ; c’est Agrippine voulant venger la mort de Germanicus. Il vise au genre de Corneille, et prétend avoir traité ce sujet en politique.

25. — Il paraît une grande estampe in-folio, où l’on voit d’une part le roi élevé sur son trône ; de l’autre, le groupe des Jésuites plus bas. Le monarque paraît les disperser et leur dire :


Maturate fugam, regique hæc dicite vestro :
Non illi imperium…

Virg.

Il y a beaucoup d’autres devises, dont celle-ci est la plus mémorable.

26. — La Renommée littéraire, nouvel ouvrage périodique. L’auteur donne ce mois-ci pour essai. On voit à la tête une Renommée avec deux trompettes. Elle embouche l’une : il en sort différentes légendes, qui contiennent les titres des ouvrages dignes de passer à la postérité. De sa bouche inférieure en part une autre : Pièces dérobées, l’Année littéraire, les Jérémiades, Épîre à Minette, Caliste, sont les ouvrages infortunés qu’elle destine aux plus vils ministères[2]. Cette idée, prise de la Pucelle[3], est gaie et judicieuse.

Ce nouveau journaliste s’annonce pour antipode de Fréron, et cela doit être ; il n’en sera peut-être pas meilleur. Il en veut beaucoup encore à M. Colardeau, et non content de le couvrir d’opprobre par la Renommée, il le dissèque impitoyablement, et le traduit dans le plus grand ridicule.

On peut sur cette feuille juger que l’auteur n’a pas encore la maturité de jugement nécessaire pour travailler dans un pareil genre ; que d’ailleurs il n’est pas, à beaucoup près, dégagé de préjugés, comme il le faudrait. Du reste son style est plein et naturel.

27. — M. Titon Du Tillet, fort connu par son Parnasse Français[4], vient de mourir dans un âge très-avancé. Sa maison était ouverte aux gens de lettres, et les Muses doivent jeter des fleurs sur le tombeau de cet aimable Mécène.

28. — M. l’abbé de Caveirac, depuis long-temps soupçonné d’être auteur de différens libelles écrits en faveur des Jésuites, vient d’être recherché très-sévèrement. La police a fait chez lui une descente des plus circonstanciées. Heureusement pour lui qu’il avait pris la fuite.

30. — Le nommé Grangé, libraire, ouvre incessamment ce qu’il appelle une salle littéraire : pour trois sous par séance on aura la liberté de lire pendant plusieurs heures de suite toutes les nouveautés. Cela rappellerait les lieux délicieux d’Athènes, connus sous le nom de Lycée, du Portique, etc., si le ton mercenaire ne gâtait ces beaux établissemens.

31. — Il a débuté à l’Opéra une nouvelle basse-taille[5]. On parle plus des gasconnades de cet acteur que de sa voix. Rebel lui ayant déclaré qu’il n’aurait que de médiocres appointemens d’abord, mais qu’à mesure que le public serait content de lui, il serait augmenté : « Cadédis, a-t-il dit, cela étant, monsieur, vous m’augmenterez donc tous les jours. »

  1. V. 20 janvier 1762. — R.
  2. De ces ouvrages le premier est de l’abbé de Lattaignant, le second de Fréron, le troisième de d’Arnaud ; les quatrième et cinquième, sont de Colardeau. — R.
  3. La Renommée a toujours deux trompettes :
    L’une, à sa bouche appliquée à propos,
    Va célébrant les exploits des héros ;
    L’autre est au cul, puis-qu’il faut vous le dire ;
    C’est celle-là qui sert à nous instruire
    De ce fatras de volumes nouveaux
    Productions de plumes mercenaires,
    Et du Parnasse insectes éphémères,
    Qui, l’un par l’autre éclipsés tour à tour,
    Faits en un mois, périssent en un jour
    Ensevelis dans le fond des collèges,
    Rongés des vers, eux et leurs privilèges.

    — R.
  4. Ce monument, exécuté par Louis Garnier, élève de Girardon, est aujourd’hui dans une des salles de la Bibliothèque Royale. Évrard Titon Du Tillet, né à Paris le 16 janvier 1677, est mort le 26 décembre 1762. On a de lui une Description du Parnasse Français, in-folio. — R.
  5. Cet acteur, nommé Varin, n’a laissé aucune réputation. — R.