Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/22

(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 134-137).
Le boulevardier et Cochonnette

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LE BOULEVARDIER
ET COCHONETTE

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



L a scène se passait à Spa au beau temps de l’empire.

Une des joueuses les plus assidues au tapis vert, était la jeune et aimable fille d’un banquier sportman et d’une anglaise bien connue, à cause d’un procès retentissant avec son mari et de nombreuses excentricités.

Le 30 et 40 n’avait pas de secrets pour elle, mais la fortune n’est pas toujours propice aux innocentes. La jeune fille perdait, perdait toujours.

Plus rien. Enfin !

Désespérée, elle allait quitter le tapis, lorsqu’elle avise un futur homme politique qui n’était alors que pamphlétaire et qui regardait les joueurs avec son sourire légèrement ironique.

Courir à lui fut l’affaire d’un instant.

— Ah, Monsieur le Comte (il était comte dans ce temps-là), je n’ai plus d’argent, prêtez-moi cinquante louis, je vous les rendrai à Paris.

Le jeune homme sourit, et, comme le « citoyen » a le cœur qu’on prêtait autrefois aux gentilshommes, il remet gracieusement les mille francs demandés, à la charmante joueuse qui lui jette, pour tout adieu, ces mots :

— À Paris ! à Paris !

L’hiver vint, et un certain matin, notre ami, fumait tranquillement sa cigarette, en brochant un article, quand on vint lui annoncer qu’une dame voilée demandait à lui parler.

— Diable !… dit notre chroniqueur tout étonné ! faites entrer :

La dame lève son voile et montre le visage frais et charmant de mademoiselle Annetta.

— Je viens encore vous demander mille francs, dit-elle, en ôtant son manteau et son chapeau, car j’ai beaucoup perdu cet hiver, et vous avez été si gracieux avec moi à Spa que je m’en suis souvenue.

Le journaliste fit une légère grimace, car pour lui qui n’était riche que par occasion, mille francs étaient une somme presque importante dans certains moments, et il était dans un de ces moments-là.

La bonne fortune qui lui venait était un peu chère.

Il parlementa ; il s’essayait pour la tribune.

Il obtint de réduire à cinq cents francs, le prêt demandé et il exigea alors, le gourmand, que l’on voulut bien prolonger la visite.

On la prolongea si bien que…

. . . . . . . . . . . . . .

Plus tard, mademoiselle Annetta épousait le marquis de Grancastel.

Survinrent les événements de 70-71.

Lorsque les Prussiens eurent livré le héros de notre aventure aux Versaillais et que celui-ci, traîné, les menottes aux mains, comme un vulgaire gredin, maltraité, injurié, eut été conduit à Saint-Germain-en-Laye la première personne qu’il y rencontra, fut ce bon général qui, apercevant un homme livré sans défense à sa fantaisie cruelle et avide d’outrages, s’arma d’une cravache et s’amusa à chatouiller le nez légendaire du prisonnier.

La colère empourpra un moment les joues de ce dernier, mais le boulevardier reprit vite le dessus.

— Monsieur le marquis, dit-il, je ne sais où je vais en ce moment, au bagne, peut-être au pied de l’arbre voisin, si l’on a décidé qu’une douzaine de balles doivent m’y attendre. Je pense qu’il serait temps de liquider nos comptes. Madame la marquise me doit quelqu’argent que je lui ai prêté à Spa et à Paris, mais comme je n’ai qu’à me louer de ses prévenances pour moi, je vous prie de vouloir bien l’informer que je lui donne quittance de sa dette.

Le général ne se le fit pas dire deux fois et quitta le prisonnier sans songer à lui dire au revoir.

Quel a été le plus heureux des deux ?

C’est ce que madame Cochonnette seule pourrait dire.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre