Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/17

(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 111-115).

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LE CHÂLE DE MARGUERITE

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



J e voudrais bien pourtant me payer le chef de l’État, se disait une impure de l’époque.

Il me va cet homme là !

On le dit impuissant, il y aurait un certain charme à réveiller cet être engourdi ; ma parole, je le ferais par amour de l’art ! et quel service je rendrais au monde, en refaisant un gaillard d’un pareil ramolli !

D’ailleurs, il est bien cet homme, sa moustache est provocante, je ne sais rien du dessous, par exemple ; mais enfin, il me plairait de secouer un peu ce personnage devant lequel tout plie.

Oui, mais comment faire ?

Il y a bien ses pourvoyeurs : diable ! c’est qu’il faut leur faire la part grosse, et puis je ne peux pas me le dissimuler, j’ai la trentaine, je ne suis pas jolie, mais on dit que j’ai de l’élégance, de l’esprit ! puis je suis… oh mais ! je suis… que c’est plaisir !

Il faudrait donc trouver un truc, comme on dit dans les coulisses !… Un truc ! Eh mais ! m’y voilà, il en crèvera cet homme. —

La Pâquerette, quoique n’ayant pas un luxe énorme avait toujours eu un équipage irréprochable, et « son Louis », comme elle l’appelait par anticipation, avait souvent remarqué la tenue anglaise de sa Victoria et de sa livrée.

Un jour, la Paquerette des Paquerettes, ayant donné des ordres en conséquence, coupa au bois le phaéton que conduisait habituellement lui-même l’auguste personnage.

Par exception, au moment où la voiture de la Phryné coupait la sienne, il avait abandonné un instant les rênes pour relever le collet de son paletot.

La brise ce jour-là coupait le visage aux promeneurs.

La Paquerette n’en fait ni une ni deux : au moment où elle passait, elle se lève debout dans sa voiture, prend un magnifique cachemire plié en quatre — à cette époque on portait beaucoup de cachemires — et le lance à tour de bras sur les genoux de son adoré.

Puis le cocher qui sans doute avait ses ordres, part à fond de train et laisse Louis ébahi.

— Voilà une gracieuse femme et un joli attelage !… que son châle soit le bienvenu, car j’ai terriblement froid aux jambes. — D’ailleurs je le lui rendrai ce beau tissu. — À propos, fit-il, en s’adressant à celui qui l’accompagnait, connaissez-vous le nom de cette dame ?

— Je l’ignore, répondit celui-ci qui avait ses raisons pour répondre ainsi.

— C’est fâcheux. Enfin nous la retrouverons bien.

Pendant quelque temps, notre personnage ne rencontra la fine mouche, ni au bois, ni autre part.

Il commençait à s’impatienter : à quoi servait la puissance si on ne pouvait savoir ce que l’on désirait ? puis son imagination aidant à son dépit, il arriva à désirer ardemment de retrouver cette femme.

Un jour pourtant il crut être arrivé à son but — il l’aperçut seule comme d’habitude dans sa Victoria, il la salua, elle lui rendit son salut — ce fût tout.

Cela ne lui disait ni le nom, ni la demeure de la dame, il l’avait trouvée belle, ravissante ! ce que c’est que la volonté contrariée ! !…

Il fallait du piment à ce blasé, la Paquerette se savait femme à lui en servir. Aussi comme le temps s’écoulait, et que la saison allait devenir mauvaise, elle se dit : Il faut en finir.

— Williams, dit-elle à son cocher, la prochaine fois que tu rencontreras l’équipage que tu sais, tu t’arrangeras pour verser doucement.

— Mais, madame, cela me déshonorera aux yeux de mes collègues.

— Obéis, imbécile, ou je te chasse.

— C’est bien ! on obéira. — En voilà un caprice ! Ces toquées ne savent qu’imaginer pour s’amuser : Engeance va !…

On versa, Louis sauta à bas de son phaéton et laissant bien loin son prestige courut à Marguerite qui était mollement étendue sur le gazon.

Tandis qu’il offrait le bras, pour la relever, à la belle langoureuse. — Je vous dois un cachemire, voulez-vous me permettre de vous le rapporter ?

Elle trouva moyen de rougir et répondit oui d’un air presque tendre.

Nous savons tous ce qu’elle a fait de son Louis.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre