Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/09
LE MÉMOIRE DU COUTURIER
omment ! je vous dois tout cela !…
dix mille francs !… mais où les
prendre ?… Mon cher Monsieur,
accordez-moi du temps !
— Madame, c’est impossible : mes rentrées ne se font pas ; j’ai un énorme paiement à faire ; et je suis dans le commerce, moi !… Un retard dans une échéance, c’est le déshonneur. Croyez bien qu’il m’a fallu une situation pareille pour que je vienne vous tourmenter ainsi.
— C’est bien, Monsieur, je verrai… je m’arrangerai !…
Le lendemain, la femme, qui est jeune et jolie, revient toute en larmes :
— Mon Dieu ! je suis désolée ; je ne vous apporte pas d’argent ; je n’ose en demander à mon mari !… une pareille somme !…
J’ai été voir plusieurs de mes amies, et je n’ai rien pu trouver.
— J’en suis bien fâché, Madame ; — mais si je ne suis pas soldé demain, je serai obligé de m’adresser à Monsieur votre mari : — j’ai des engagements, moi !
— Mais, Monsieur, je suis perdue, si mon mari sait cela !… lui qui est si économe ! C’est la brouille complète de mon ménage ; mon mari ne me le pardonnera jamais ; ma famille me tournera le dos. Je vous en prie, donnez-moi du temps ; je vous paierai par à-comptes ;… je ne sais pas comment… mais vous serez payé ; je vous le jure !
— Encore une fois, Madame, impossible ; je suis de fer dans ces occasions-là.
— Par grâce, Monsieur…
Et la jeune femme se tordait les mains en tournant ses beaux yeux obscurcis par les larmes, vers son féroce interlocuteur.
— Voyons, vous m’attendrissez : — Je veux faire quelque chose pour vous. — Je vous donne jusqu’à demain.
Quand la jeune femme revint morne et glacée, elle n’apportait pas plus d’argent que la veille.
M. B. prit un air attendri en la voyant.
— Pauvre petite femme ! je ne sais qu’un moyen de vous sauver, c’est de vous adresser à un ami !
— Mais j’ai frappé à toutes les portes.
— Pas à toutes, bien sûr !
Écoutez, je connais un monsieur des plus honorables, riche à plaisir, qui, — j’en suis certain, — serait heureux de vous rendre service.
— Mais je ne connais pas ce monsieur !
— Oui, mais il vous connaît, lui !
Je me porte fort pour lui qu’il vous rendra ce service.
Il n’est plus jeune, c’est vrai, mais il est encore très bien.
— Oh ! Monsieur !…
— Dame ! c’est le seul moyen que votre mari ne sache rien !… Vous conserverez ainsi la paix de votre ménage.
Après de longs pourparlers, la dame consentit.
Rendez-vous fût pris dans le petit salon du tailleur pour dames.
C’est ainsi que fut payée la note, et que de nouveaux costumes furent commandés à l’ingénieux couturier.