Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 134

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 427-428).


CXXXIV

Oblivion


Je suis sûr que si une dame m’a accompagné jusqu’ici, elle va fermer le livre, sans plus s’importer du reste. Pour elle, ce qu’il y avait d’intéressant dans ma vie, c’est-à-dire l’amour, a cessé d’exister. Cinquante ans, ce n’est pas encore la décrépitude, mais ce n’est déjà plus la fleur de l’âge. Encore dix ans, et l’on pourra m’appliquer ce que disait un Anglais : « Triste chose, de ne plus rencontrer quelqu’un qui se souvienne de nos parents, alors qu’on se demande comment vous considérera l’oubli lui-même. »

Et j’ai pris pour titre de ce chapitre « Oblivion ! » Il est juste que l’on rende tous les honneurs possible à un personnage peu estimé, convive de la dernière heure, mais convive inévitable. Elle le sait bien, la jolie femme qui florissait à l’aurore du règne actuel sous le ministère Parana, attendu qu’elle est plus rapprochée du triomphe et qu’elle se sent déjà détrônée. Alors, si elle a la dignité d’elle-même, elle ne s’entête pas à réveiller les attentions mortes ou défaillantes. Elle ne cherche pas dans les regards d’aujourd’hui les mêmes hommages que lui prodiguaient les regards d’autrefois, quand d’autres commençaient la promenade de la vie, l’âme allègre et le pied léger. Tempora mutantur ! Le même tourbillon emporte les feuilles sèches et les loques du chemin, sans exception ni pitié. Et les gens philosophes n’envient point, mais plaignent plutôt ceux qui ont pris leur place dans la voiture, parce qu’à leur tour ils seront mis à pied par le conducteur Oblivion. Et tout cela à seule fin de dérider la planète Saturne, qui promène son ennui dans l’espace.