Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 133

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 425-426).


CXXXIII

Cinquante ans


Je ne vous ai pas encore dit, — mais je vous le dis maintenant, — qu’au moment où Virgilia descendait les escaliers et où l’officier de marine me battait sur l’épaule, j’avais déjà cinquante ans révolus. Ainsi donc, ma vie descendait aussi les escaliers, ou du moins la meilleure partie, celle des plaisirs, des agitations, des émotions, entourée il est vrai de dissimulation et de duplicité, mais la meilleure tout de même, si l’on parle le langage usuel. Mais en usant d’un autre moins sublime, la meilleure partie fut l’autre, celle que j’avais encore à vivre, comme je le prouverai dans le peu de pages qu’il me reste encore à écrire.

Cinquante ans ! Pourquoi cette confession ? On va trouver que mon style n’a plus la même désinvolture. Aussitôt après ma conversation avec l’officier de marine, qui enfila son manteau et sortit, j’avoue que j’éprouvai quelque tristesse. Je revins dans la salle, l’envie me prit de danser une polka, de m’enivrer de lumière, de fleurs, du reflet des cristaux, de celui des beaux yeux, du murmure sourd et léger des conversations particulières. Je n’eus pas à m’en repentir, car je me trouvai soudain tout rajeuni. Mais quand, une demi-heure plus tard, je me retirai du bal, à quatre heures du matin, qu’est-ce que je trouvai dans le fond de ma voiture ? Mes cinquante ans. Ils étaient revenus avec entêtement, non point frileux ni rhumatisants, mais un peu las, et désireux d’un bon lit et de repos. Alors, voyez ce que peut l’imagination d’un pauvre homme à moitié endormi, il me sembla entendre une chauve-souris pendue au plafond me dire : « Monsieur Braz Cubas, le rajeunissement était dans la salle, dans le reflet des cristaux, dans les lumières, dans les soieries, — enfin, autour de vous et non en vous. »