Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 130

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 419-421).


CXXX

Une calomnie


Comme j’achevais de pousser cette exclamation intérieure, par mon procédé de ventriloquie cérébrale (et elle était l’expression d’une simple opinion et nullement d’un remords), je sentis quelqu’un qui me battait sur l’épaule. Je me retournai. C’était un de mes anciens camarades, officier de marine, jovial, un peu sans-façons. Il sourit malicieusement et me dit :

— Ah ! vieux paillard ! ce sont des souvenirs du passé, hein !

— Vive le passé !

— Naturellement tu as été réintégré dans tes anciennes fonctions.

— Veux-tu bien te taire ! lui dis-je en le menaçant du doigt.

Je confesse que ce dialogue était fort indiscret, principalement en ce qui concerne ma réponse. Et je le confesse avec d’autant plus de plaisir que les femmes ont la réputation d’être indiscrètes, et je ne voudrais pas terminer ce livre sans rectifier cette injuste notion de l’esprit humain. En matière d’aventures amoureuses, j’ai trouvé des hommes qui souriaient ou niaient maladroitement d’une façon évasive et monosyllabique, tandis que leurs complices auraient juré sur les Saints Évangiles qu’on les calomniait. La raison de cette différence, c’est que la femme, à part l’hypothèse du chapitre ci, et dans quelques autres cas, se livre par amour, qu’il s’agisse de l’amour-passion de Stendhal ou de l’amour purement physique de quelques dames romaines, voire même polynésiennes, lapones, cafres, ou de n’importe quelle autre race civilisée. Mais l’homme, je parle de l’homme d’une société cultivée et élégante, l’homme unit toujours sa vanité à l’autre sentiment. De plus (et je me réfère toujours aux cas prohibés), la femme, quand elle aime un homme autre que son mari, croit faillir à un devoir, et doit par conséquent dissimuler avec un art supérieur, et raffiner sa dissimulation ; tandis que l’amant, qui se sait la cause d’une trahison et se juge vainqueur de son semblable, est naturellement orgueilleux de cette victoire, et passe vite à un autre sentiment moins secret, à cette bonne fatuité, qui est la transpiration lumineuse du mérite.

Mais que mon explication soit ou ne soit pas probante, je me contenterai d’avoir bien fait ressortir dans ces pages que l’indiscrétion des femmes est un mensonge inventé par les hommes. En amour, tout au moins, elles sont silencieuses comme des sépulcres. Elles se trahissent souvent par maladresse, nervosité, ou faute de savoir s’abstenir de manifestations ou d’œillades ; et c’est pour ce motif qu’une grande dame qui fut en même temps une femme d’esprit, la reine de Navarre, a employé cette métaphore pour dire que toute aventure amoureuse se découvre tôt ou tard : « Le chien le mieux dressé finit toujours par aboyer. »