Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 127

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 413-414).


CXXVII

Formalités


C’est une grande chose que d’avoir reçu du ciel, avec quelque sagesse, le don de trouver les relations des choses, la faculté de comparaison et le don de tirer des conséquences. J’ai eu cette distinction psychique. Je m’en félicite encore du fond de mon sépulcre.

De fait, l’homme vulgaire qui eût entendu la dernière réflexion de Damasceno ne s’en fût pas souvenu, en voyant, quelque temps après, six dames turques représentées sur une gravure. Mais moi, je m’en souvins. C’étaient six dames de Constantinople, vêtues à la moderne, en costume de ville, la face voilée, non pas d’une étoffe épaisse, mais d’un voile transparent et léger, qui feignait de découvrir seulement les yeux, et en réalité découvrait la face tout entière. Et je trouvai quelque ironie à cette coquetterie fine des musulmanes qui, pour se soumettre à une longue tradition, se couvrent le visage, mais sans cacher leurs traits ni dissimuler leur beauté. Apparemment, qu’y a-t-il de commun entre les dames turques et Damasceno ? rien. Mais si tu as un esprit profond et pénétrant (et je doute fort que tu me déclares le contraire), tu comprendras que, dans l’un et l’autre cas, l’on voit poindre le bout de l’oreille d’une inséparable et douce compagne de tout homme sociable.

Aimable Formalité, tu es le baume des cœurs, la médiatrice des hommes, le lien qui unit la terre et le ciel. Tu sèches les larmes d’un père, tu obtiens l’indulgence d’un prophète. Si la douleur s’apaise et si la conscience devient accommodante, à qui, sinon à toi, doit-on cet immense avantage ? L’estime qui passe devant nous avec le chapeau sur la tête ne dit rien à notre âme ; mais l’indifférence qui salue y laisse une délicieuse impression. Continue donc à vivre, aimable Formalité, pour la tranquillité de Damasceno et la gloire de Mahomet.