Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 126

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 410-412).
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CXXVI

Désolation


L’épitaphe dit tout. Inutile après cela de narrer la maladie de Nha-Lolo, sa mort, l’enterrement et le désespoir de la famille. Elle mourut pendant la première épidémie de fièvre jaune. Je l’accompagnai jusqu’à sa demeure dernière, et lui dis adieu, tristement, mais l’œil sec. J’en conclus que peut-être je n’avais pas pour elle un réel amour.

Voyez maintenant à quel excès peut porter le manque de réflexion. Je clamai contre l’épidémie, qui, frappant à tort et à travers, emportait ainsi une jeune fille qui aurait dû être ma femme. Je ne comprenais nullement la nécessité de l’épidémie, et moins encore la nécessité de cette mort. Je crois bien qu’elle me parut plus absurde même que celle de tant d’autres gens. Mais Quincas Borba m’expliqua que les épidémies, bien que désastreuses pour un certain nombre d’individus, ont des avantages pour l’espèce. Il me fit remarquer que, dans leur horreur, elles offrent un notable avantage : la survivance du plus grand nombre. Il me demanda si, au milieu du deuil général, je n’éprouvais aucun secret délice d’avoir échappé aux fureurs de la peste. Mais cette demande était si insensée que je ne jugeai pas devoir y répondre.

Puisque je ne parle pas de la mort de Nha-Lolo, je passerai aussi sous silence la messe du septième jour. La tristesse de Damasceno était profonde. Ce pauvre homme paraissait une ruine. Quinze jours après, je le rencontrai. Il était toujours inconsolable, et il disait que la grande douleur qui lui était infligée par Dieu se compliquait encore de celle que lui avaient infligée les hommes. Il n’ajouta rien de plus. Mais, trois semaines plus tard, il revint sur le même sujet, et me confessa qu’au milieu de cet irréparable désastre, il avait espéré l’appui moral de ses amis. Or douze personnes, presque toutes amis de Cotrim, avaient accompagné jusqu’au cimetière les restes de sa fille chérie. Et il avait envoyé quatre-vingts invitations. Je lui fis observer que, dans presque toutes les familles, il y avait des victimes, ce qui devait faire excuser ce manque apparent d’égards.

— On m’a abandonné, gémit-il.

Cotrim, qui était présent, objecta :

— Vos vrais amis étaient là. Les autres seraient venus par simple formalité, et tout le temps ils eussent parlé de l’inertie du gouvernement, des panacées du droguiste, du prix des maisons, et d’un tas d’autres choses.

Damasceno l’écouta en silence, secoua une autre fois la tête et soupira :

— Ils auraient bien pu venir tout de même.