Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 121

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 397-401).


CXXI

En descendant la colline


Au bout de trois mois, tout allait comme sur des roulettes. Le fluide, Sabine, les jolis yeux de la jeune fille, la bonne volonté du père, tout cela, dans une même impulsion, me conduisait au mariage. Le souvenir de Virgilia venait de temps à autre battre à ma porte, conduit par un diable tout noir, qui me présentait un miroir, dans lequel je voyais au loin Virgilia baignée de larmes. Mais aussitôt, un autre diable rose me présentait un second miroir, où se reflétait l’image de Nha-Lolo, tendre, lumineuse, angélique.

Je ne parle pas du poids des ans, car je ne le sentais pas. J’ajouterai même que ce poids, je m’en débarrassai un certain dimanche que j’allai entendre la messe à la chapelle de Livramento avec Nha-Lolo et son père. Comme Damasceno habitait aux Cajueiros, je les accompagnais souvent à l’église. La colline n’était pas encore édifiée, sauf le vieux palais du sommet où se trouvait la chapelle. Or, un dimanche, tandis que je descendais la côte avec Nha-Lolo à mon bras, je ne sais par quel miracle, je laissai ici deux années, là quatre, plus loin cinq, de sorte qu’en arrivant en bas, je me trouvai n’avoir plus que vingt-cinq ans et tout l’enthousiasme de cet âge.

Maintenant, si vous désirez savoir comment se produisit ce phénomène, vous n’avez qu’à lire ce chapitre jusqu’à la fin. Nous venions d’entendre la messe. Au beau milieu de la colline, nous rencontrons un groupe d’hommes. Damasceno, qui marchait à côté de nous, comprit de quoi il s’agissait, et se précipita. Nous l’imitâmes. Et voici ce que nous vîmes : des hommes de tout âge, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, les uns en manches de chemise, d’autres en jaquette, d’autres enfouis dans des redingotes fripées, en des attitudes diverses, les uns à califourchon, d’autres les mains appuyées sur les genoux, d’autres assis sur des pierres, ceux-là appuyés à un mur, et tous les yeux fixés vers le même centre, et l’âme coulant à travers les prunelles.

— Qu’est-ce là ? demanda Nha-Lolo.

Je lui fis signe de se taire ; je lui ouvris un chemin avec adresse, et tous me cédèrent le pas, sans que personne nous remarquât d’une façon positive, tant le même objet attirait les regards. C’était un combat de coqs. Je vis les deux combattants, avec leurs éperons aigus, leur œil sanglant et leur bec pointu. L’un et l’autre agitaient leurs crêtes pourprées. Leurs poitrines étaient déplumées et vermeilles. Ils tombaient de fatigue. Mais ils luttaient tout de même, croisant leurs regards, le bec en haut, le bec en bas, estocade par-ci, estocade par-là, vibrants et rageurs. Damasceno perdit la notion de tout. L’univers entier, sauf le lieu du combat, disparut à ses regards. J’avais beau lui dire qu’il était temps de partir, il ne répondait pas, n’entendait pas, tout à l’émotion du duel. C’était une de ses passions.

Soudain, Nha-Lolo me tira par le bras, en me disant qu’elle voulait partir. J’obéis, et nous descendîmes. J’ai déjà dit que la colline était inhabitée. J’ai dit aussi que nous revenions de la messe, et comme je n’ai point parlé de la pluie, il est clair qu’il faisait un temps excellent et un délicieux soleil, et fort : si fort que j’ouvris aussitôt mon parapluie ; et, le tenant par le milieu du manche, je l’inclinai de façon que j’ajoutai une page à la philosophie de Quincas Borba : Humanitas baisa Humanitas… C’est ainsi que je semai les années tout le long du chemin.

Après être descendus, nous nous arrêtâmes quelques minutes, en attendant Damasceno. Il arriva, quelques minutes plus tard, entouré de parieurs qui commentaient les péripéties du combat. L’un d’eux, le trésorier des paris, distribuait de vieilles notes de dix tostons, que les gagnants recevaient avec une vive allégresse. Quant aux coqs, ils venaient dans les bras de leurs respectifs propriétaires. L’un avait la crête si sanglante et si endommagée, que je le considérai tout de suite comme le vaincu. Mais non, le vaincu, c’était l’autre qui n’avait plus de crête du tout. Tous deux ouvraient le bec, respirant avec peine, et se trouvaient sur le flanc. Les parieurs au contraire venaient contents, malgré les fortes émotions de la lutte. On faisait la biographie des lutteurs, on remémorait leurs prouesses. Nous continuâmes notre route, moi gêné, Nha-Lolo plus gênée encore.