Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 117

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 384-391).


CXVII

L’humanitisme


Deux forces, et une troisième par-dessus le marché, m’incitaient à reprendre ma vie agitée : Sabine et Quincas Borba. Ma sœur poussa la candidature conjugale de Nha-Lolo d’une façon véritablement impétueuse. Quand je retombai en moi-même, je me trouvai presque avec la jeune fille dans les bras. Quant à Quincas Borba, il m’exposa son système philosophique de l’Humanitisme, destiné à ruiner tous les autres

— Humanitas, disait-il, principe des choses, est l’homme lui-même distribué entre tous les hommes. Humanitas compte trois phases : la statique, antérieure à toute création ; l’expansive, commencement des choses ; la dispersive, apparition de l’homme ; et elle en comptera une autre encore, la contractive, absorption de l’homme et des choses. L’expansion, force vive de l’Univers, suggéra à Humanitas le désir d’en jouir, et de là vient la dispersion, qui n’est que la multiplication personnifiée de la substance originelle.

Comme cette exposition ne me paraissait pas assez claire, Quincas Borba me la développa d’une façon profonde, en m’indiquant les grandes lignes du système. Il m’expliqua que, par certains côtés, l’Humanitisme se reliait au Brahmanisme, qui distribue les hommes d’après les différentes parties du corps d’Humanitas dont ils procèdent. Mais ce qui dans la religion hindoue n’a qu’une étroite signification politique et théologique, devient dans l’Humanitisme la grande loi de la valeur personnelle. Ainsi, descendre de la poitrine ou des reins d’Humanitas, c’est-à-dire d’une forte souche, n’est pas la même chose que de descendre de ses cheveux ou du bout de son nez. De là vient la nécessité de cultiver la vigueur physique. Hercule fut un symbole anticipé de l’Humanitisme. Arrivé à ce point, Quincas Borba démontra que le paganisme aurait pu atteindre à la vérité, s’il ne s’était pas amoindri par la signification galante des mythes. Rien de cela n’arrivera avec l’Humanitisme. Dans cette église, il n’y a place ni pour les aventures faciles, ni pour les chutes, ni pour les tristesses, ni pour les allégresses puériles. L’amour, par exemple, est un sacerdoce : la reproduction, un rite. Comme la vie est le plus grand bienfait de l’univers, et qu’il n’y pas de mendiant qui ne préfère la misère à la mort, ce qui est un délicieux influx d’Humanitas, il s’ensuit que la transmission de la vie, loin d’être un passe-temps galant, est l’heure suprême de la vie spirituelle. Car il n’y a vraiment au monde qu’un seul malheur : c’est de ne pas y venir.

— Imagine, par exemple, que je ne sois point né, continua Quincas Borba. Il est certain que je n’aurais pas en ce moment le plaisir de causer avec toi, de manger ces pommes de terre, d’aller au théâtre, et pour tout dire en un mot, de vivre. Note bien que je ne fais pas de l’homme un simple véhicule d’Humanitas. Non : il est à la fois véhicule, cocher et voyageur. Il est la réduction du propre Humanitas. C’est donc une nécessité de s’adorer soi-même. Veux-tu une preuve de la supériorité de mon système ? Regarde l’envie. Il n’y a pas un seul moraliste, grec ou turc, chrétien ou musulman, qui ne tempête contre le sentiment de l’envie. L’accord est universel, depuis les champs de l’Idumée jusqu’au sommet de la Tijuca. Fort bien ; laisse là maintenant les vieux préjugés, oublie les vieux oripeaux de la rhétorique, et étudie de sang-froid l’envie, ce sentiment si subtil et si noble. Chaque homme étant une réduction d’Humanitas, il est clair qu’aucun homme ne peut être fondamentalement l’ennemi d’un autre homme, quelles que soient les apparences contraires. Ainsi, par exemple, le bourreau qui exécute un condamné peut exciter la vaine clameur des poètes ; mais en substance, il n’est autre chose qu’Humanitas corrigeant Humanitas pour une infraction de la loi d’Humanitas. J’en dirai autant d’un individu qui en étripe un autre. C’est une manifestation des d’Humanitas. Rien n’empêche, et il y a des exemples de semblables coïncidences, qu’il ne soit à son tour étripé. Si tu m’as bien compris, tu verras que l’envie n’est autre chose que l’admiration de la lutte, qui est la grande fonction du genre humain. Tous les sentiments belliqueux sont les plus appropriés à son bonheur. D’où je conclus que l’envie est une vertu.

Je ne nierai pas que j’étais stupéfait. La clarté de l’exposition, la logique des principes, la rigueur des conséquences, tout cela m’apparaissait supérieurement élevé, et je dus me taire pendant quelques minutes pour prendre le temps de digérer cette philosophie nouvelle. Quincas Borba dissimulait mal son air de triomphe. Il avait une aile de poulet dans son assiette, et la mangeait avec une philosophique sérénité. Je lui fis encore quelques objections, mais si faibles qu’il les réduisit aussitôt à néant.

— Pour bien comprendre mon système, me dit-il, il ne faut jamais oublier que le principe universel est réparti entre tous les hommes, et résumé en chacun d’eux. Regarde : la guerre, qui semble une calamité, est une opération congrue, comme qui dirait un claquement des doigts d’Humanitas. La faim (et ce disant il mâchait philosophiquement son aile de poulet), la faim est une preuve qu’Humanitas sait dominer ses propres viscères. Mais je ne veux point d’autre preuve de la sublimité de mon système que ce poulet lui-même. Il s’est nourri de maïs qui planté par un noir importé du fin fond de l’Afrique : d’Angola par exemple. Le négrillon naquit, poussa, fut vendu et mis à bord d’un navire, construit avec des planches provenant d’arbres coupés dans la forêt par dix ou douze hommes, et poussé par des voiles tissées par d’autres hommes, sans parler des cordages et des autres parties de l’appareil nautique. Ainsi, ce poulet que je viens de déguster est le résultat d’une multitude d’efforts et de luttes, exécutés à seule fin d’assouvir mon appétit.

Entre la poire et le fromage, Quincas Borba me démontra encore que son système tendait à la destruction de la douleur. La douleur, suivant la théorie de l’Humanitisme, est une pure illusion. Quand l’enfant est menacé d’un bâton, il ferme les yeux et tremble, avant même d’avoir été frappé. Cette prédisposition est ce qui constitue la base de l’illusion humaine, héritée et transmise. L’adoption du système n’est certainement pas suffisante pour en finir avec la douleur, mais elle est indispensable. Le reste est la naturelle évolution des choses. Une fois que l’homme se sera bien compénétré de cette vérité qu’il est le propre Humanitas, il n’aura qu’à remonter en pensée jusqu’à sa substance originelle pour éviter toute sensation douloureuse. Mais c’est là une évolution si décisive qu’on peut bien lui assigner quelques milliers d’années.

Quelques jours après, Quincas Borba me lut son œuvre tout entière. Elle tenait en quatre volumes manuscrits, de cent pages chacun, contenant force citations latines, et écrits d’une écriture très fine. Le dernier se composait d’un traité de la politique fondée sur l’Humanitisme. C’était la partie la plus aride du système, mais conçue avec une formidable logique. Sa société réorganisée n’éliminait ni la guerre, ni l’insurrection, ni le simple coup de poing, ni le coup de couteau anonyme, ni la misère, ni la maladie, ni la faim. Mais comme tous ces fléaux supposés sont que des erreurs de l’entendement, il est clair que leur existence ne doit pas troubler la félicité humaine ; car ce sont de simples effets externes de la substance interne, destinés à n’influer sur l’homme que pour rompre la monotonie universelle. Mais quand bien même ces fléaux (chose radicalement fausse d’ailleurs) pourraient continuer à correspondre dans l’avenir à la mesquine conception des temps passés, le système n’en serait nullement détruit, et pour deux motifs : 1° parce qu’Humanitas étant la substance créatrice et absolue, chaque individu doit éprouver le plus intense délice à se sacrifier aux principes dont il descend ; 2° parce que, dans ce cas extrême, le pouvoir de l’homme sur la terre ne serait point diminué, l’univers ayant été créé pour sa plus grande récréation, avec les étoiles, la brise, les dattes et la rhubarbe. « Pangloss, me dit-il en fermant le livre, n’était pas aussi sot que l’a peint Voltaire. »