Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 106

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 358-360).


CVI

Jeux périlleux


Je respirai et je m’assis. Dona Placida faisait résonner les échos de ses exclamations et de ses plaintes. Je réfléchissais silencieusement s’il n’eût pas été plus prudent de laisser Virgilia dans la chambre à coucher et de demeurer moi-même dans le salon. Mais je réfléchis que c’eût été pis : c’était les soupçons confirmés, le feu mis aux poudres, une scène de sang, peut-être. Oui, les choses s’étaient bien passées. Mais ensuite ? qu’allait-il arriver chez eux ? Le mari tuerait-il la femme ? se porterait-il à des voies de fait ? l’enfermerait-il ? la chasserait-il de sa présence ? Toutes ces suppositions se présentaient l’une après l’autre à mon esprit, passant comme ces points obscurs qui parcourent le champ visuel des gens qui ont la vue malade ou fatiguée. Ils se succédaient tragiquement sans que je pusse saisir l’un ou l’autre et lui dire : « Est-ce toi ? toi, et pas un autre ? »

Soudain j’aperçois devant moi un fantôme noir. C’était Dona Placida qui était allée dans sa chambre, avait revêtu sa mantille, et venait s’offrir pour aller jusque chez Lobo Neves. Je lui fis observer que c’était bien risqué. Il pouvait s’étonner d’une visite si imprévue.

— Tranquillisez-vous, me dit-elle ; je saurai m’y prendre habilement. J’attendrai qu’il soit sorti.

Elle partit et je l’attendis en ruminant les conséquences possibles de sa démarche. En fin de compte, je jouais un jeu bien dangereux. Je me demandais s’il n’était pas temps de reprendre ma liberté. Je me sentais pris d’une velléité de mariage, d’un désir de canaliser ma vie. Pourquoi pas ? Mon cœur pouvait encore explorer de nouvelles contrées. Je ne me sentais pas incapable d’un amour chaste, sévère et pur. En vérité, les aventures sont la partie torrentielle et vertigineuse de la vie, c’est-à-dire l’exception. J’étais las ; je crois même que j’éprouvais quelques remords. À peine cette pensée eut-elle commencé de poindre dans mon esprit que je me vis en imagination au pied d’une adorable femme, en contemplation devant un baby endormi sur les genoux de sa nourrice, au fond d’un jardin ombreux et verdoyant, laissant passer un coin bleu du ciel, si bleu…