Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 099

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 339-341).


XCIX

Dans la salle


Dans la salle, je rencontrai Lobo Neves, en train de causer avec quelques amis. Nous parlâmes de choses et d’autres, froidement, mal à l’aise. Mais dans l’entr’acte suivant, un peu avant le lever du rideau, nous nous retrouvâmes dans un corridor où il n’y avait que nous. Il vint à moi avec beaucoup d’affabilité, en souriant, en m’entraînant dans un des pas-perdus, il causa le plus tranquillement du monde. Je lui demandai des nouvelles de sa femme. Il me répondit qu’elle allait bien ; puis il dévia la conversation vers des sujets généraux, expansif, presque gai. Devine qui voudra la cause de ces différentes attitudes. Je me dérobe à Damasceno, qui m’épie devant la porte de la loge.

Je n’entendis pas un traître mot de l’acte suivant. Étranger aux tirades des acteurs et aux applaudissements du public, je reconstituais dans mon fauteuil ma conversation avec Lobo Neves ; je revoyais ses gestes, et je trouvai ma nouvelle situation enviable. La Gamboa suffisait. Des relations plus visibles ne servaient qu’à fomenter l’envie. Rigoureusement nous pouvions nous dispenser de nous voir journellement. C’était mettre l’absence au service de l’amour. D’ailleurs, à quarante ans sonnés, n’étais rien, pas même simple électeur. Il était temps de me lancer, quand ce ne serait que pour l’amour de Virgilia, qui s’enorgueillirait de ma gloire… Je crois bien qu’en cet instant on applaudit dans le salle ; mais je n’oserais l’affirmer, car je pensais à autre chose.

Ô multitude, dont je désirais l’attention jusqu’à ma mort, c’est ainsi que je me vengeais parfois de toi. Je laissais la foule bruire autour de moi, sans l’entendre, comme le Prométhée d’Eschyle au milieu de ses bourreaux. Ah ! tu voulais m’enchaîner sur le rocher de ta frivolité, de ton indifférence ou de ton agitation !… Chaînes fragiles, je vous rompais d’un geste de Gulliver. Il est banal d’aller songer dans un ermitage. Le voluptueux s’isole au milieu d’un océan de gestes et de paroles de passions nerveuses et tendues. Il y décrète son absence, son indifférence, son inaccessibilité. Qu’importe que l’on dise lorsqu’il revient à lui, c’est-à-dire aux autres, qu’il tombe du monde de la lune ? Qu’est-il après tout, ce monde lumineux et caché de notre cerveau, sinon l’affirmation dédaigneuse de notre liberté spirituelle ? Vive Dieu ! voilà une fin de chapitre.